
Le temps passe, loin de mon pays, dans un exil contraint et accepté. Lorsque la solitude m’étreint, je me fais mon cinéma. Je me transporte par la pensée dans certains endroits de ma maison d’enfance, des coins aimés de moi seul peut-être : mes exclusifs. J’ai vécu dans cette maison de mes cinq ans à mes vingt-trois ans, ça compte, chez mon oncle Charles et ma tante Eugénie, les parents de Rosalie, par laquelle tout est advenu. Pour moi rien n’a changé, les objets que j’ai connus sont toujours à la place qui était la leur, le jour de mon départ. Il ne peut en être autrement. J’ai toujours leur volume, leur forme, leur matière dans les yeux, dans les mains. Je suis avec eux, j’en ai la sensation fidèle. En me concentrant, il me semble les toucher.
Le fauteuil crapaud de la chambre de ma grand-mère, par exemple. Je m’y installe, ma nuque retrouve sa place sur le repose-tête de coton blanc crocheté, les jambes en tailleur sur la cretonne fleurie, je force mon inspiration, son air fleure un mélange de poudre de riz et de papier d’Arménie. Sur le guéridon, une boîte en étain, avec encore ses bonbons de réglisse. J’en prend un que je libère de son papier de cellophane collant, je le pose entre ma langue et mon palais et je le presse. Son goût de médicament me plaît toujours, infiniment.
Je prends au clou la grosse clé de la cave. Le vieil hérisson à bouteilles se rappelle-t-il le temps où Rosalie et moi tirions le vin des bariques ? Le goût âpre du pinard de la propriété envahit mon gosier. Je ressens jusqu’à la griserie qui nous prenait, l’un et l’autre, car c’est à la bouche que nous faisions le niveau des bouteilles. Je te revois tournoyer dans ta robe de vichy rose et tomber dans tes volants et je ris, je ris. Avant de mouiller mes joues de larmes.
Sur l’étagère du vestiaire il y a des cartons à chapeaux. J’y déniche la capeline aux cerises. Te souviens-tu, Cousine, du jour où je l’avais garnie des fruits de notre cerisier ? Ta mère s’était laissé prendre : « il me semble que cette capeline portait moins de cerises… ». Bonne joueuse ; elle avait croqué les fruits avec nous.
Dans la cheminée de la cuisine contre un des bancs du cantou ; il y a une poêle trouée pour faire griller les châtaignes, très vieille, pas en téflon, en fer bien sûr. Ici dans le Chinatown de New York, on ne connait sûrement pas cet ustensile de cuisine. Je m’en suis servi très souvent. Les châtaignes, on les grille l’hiver au feu de bois. Elles réchauffent les mains, les ventres et les cœurs.
La nostalgie me gagne quand je revois la souillarde. Ses pots de confits d’oie, de graisse, de cous farcis, ses claies pour le mûrissage et la conservation des pommes et des poires sures à l’odeur aigre et au goût acide.
Me vient alors le dessous de l’escalier. Je m’y réfugie triste et honteux en compagnie de la tapette à souris. Je la regarde éperdument, en rongeant mes ongles et en mangeant les peaux autour, jusqu’au sang.
.. »en me concentrant il me semble les toucher » et la lectrice que je suis aussi déambule dans ces souvenirs qui ne sont pas les siens mais dont la précision crée l’imagination et ce partage si furtif entre l’écrire et le lire. Merci à toi Emilie
Merci de ta lecture, Ève. Cette proposition 09 m’a donné beaucoup de mal/ Les textes de Gertrude Stein ne m’ont été d’aucun secours. J’avoue n’y avoir rien compris.
Parfois, c’est en nous que sont les textes supports
Après avoir lu ton texte, j’en suis sûre : les détails ça marche aussi bien que les fondations pour reconstruire des maisons !
Merci pour le pinard, les tapettes à souris et la souillarde
Merci, Juliette, d’avoir fait un tour chez moi !
il y avait bien longtemps que je n’avais pas entendu parler de la souillarde, que j’ai revue soudain et ressenti l’odeur
Souillarde, un mot qui en dit long, souillé, souillure, souillon… Je vous rassure notre souillarde est un lieu très propre.
Merci Emilie pour ce texte que tu as réussi à intégrer à l ensemble . En se rapprochant des objets de la sorte , on ressent d autant mieux l univers de cette famille , son lieu d existence comme aucun autre texte . Tous ces détails dressent leur portrait en creux trés réussi. Bravo !
Merci Carole, j’ai eu du mal. Je ne suis pas du tout parvenue à comprendre ni même à apprécier le texte de Gertrude Stein.
nous sommes deux!
Il y avait aussi un crapaud, un petit fauteuil recouvert de satin jaune soleil, dans la chambre de ma mère…. merci pour cette évocation d’une maison familiale comme on en rêve!
Merci, George, de me lire et de me comprendre. Je vais essayer de mettre une photo de la cheminée de ma cuisine qui a inspiré un bout de mon texte.
J’ai d’abord regardé l’image, vu comment les ombres portées des objets suggéraient leur volume… dont il est justement question dans le texte, avec une accumulation -objets, friandises, histoires aux friandises…- qui a fini par me donner comme un vertige et m’a fait approuver de se réfugier un peu au dessous de l’escalier… Mais alors, tapette à souris, ongles rongés… Oulalah, on n’est plus dans l’ordre des friandises ! De cette touche finale qui détonne, je mesure tout le voyage que la lecture m’a fait accomplir…
Ah oui, les ombres portées, bien vu, Philippe ! Quand les objets ne sont plus là, restent leurs ombres.