RECTO
Dans cette chambre, en hiver, je défais les livres, page par page. Ma valise, sur le lit, remplie de ceux que l’on s’apprêtait à jeter au pilon. Je les sors un par un, le les range en piles selon l’aspect de leur couverture. Le cuir, je m’en débarrasse. Je sépare les couvertures rigides et les couvertures souples. Les pages sont méticuleusement triées selon leur épaisseur, leur grain. La pièce n’est pas organisée pour ce travail, alors on s’y perd un peu, parfois. À partir de tout cela, je crée de nouveaux livres : le livre des pages 1, le livre des pages 2 etc. Le dernier n’a qu’une seule page.
La fumée qui pèse sur la chambre provient du bâton d’encens, calé dans son socle. Je l’allume en arrivant, avant de séparer la première page de son livre. L’odeur des colles est imprévisible, toutes se mélangent et provoquent un effet de malaise, voire de nausée. Le socle est couvert de cendres durcies car je ne le nettoie que lorsque la tablette sur laquelle celui-ci est posé est lui-même couvert de cendres. Je ne supporte que les odeurs douces, donc forcément un peu cher pour éviter de tomber sur des variantes qui piquent la gorge. Il m’est arrivé de brûler par erreur quelques coins de pages, je les ai jetés me disant que c’était peut-être l’occasion de réinventer une autre écriture, des textes où il manquerait précisément ces pages, empêchant ainsi définitivement la reconstitution de l’ouvrage original.
Sur la chaise je laisse toujours un vieux pull troué, ce n’est jamais le même, mais il faut qu’il y ait des trous. Cela imprime dans sa chair à la fois l’usage et son abandon. Je ne le mets qu’en hiver, je n’aime pas porter des pulls, sauf qu’il n’y a que ça que je supporte de porter sur le dos au-dessus de mes t-shirts. La transition entre l’été et l’automne est difficile, entre l’automne et l’hiver une torture. Il ne me reste que deux pulls noirs, les autres sont moches. Je dois bien faire avec. Je les porterai tant qu’il y aura plus de pull que de trou. Concept du pull gruyère. C’est amusant mais on ira pas très loin avec ça.
VERSO
La chambre est l’espace chambre de l’étudiant, dédié à l’absorption de nourriture, de livres, d’anxiété et de frustration. Quand on entre, l’armoire est à gauche et derrière la cuisine. C’est aussi un espace-peine. J’ai longtemps fait le rêve récurrent que cet appartement était toujours à moi et que je venais m’y réfugier de temps en temps. Avec le recul je n’arrive pas à savoir si j’y ai été heureux ou non. Comme si je n’en avais conservé que les images et rien d’autre, alors que, pourtant, on raconte que les souvenirs sont associés aux émotions. Pour moi ça ne fonctionne pas. Et puis le lit à droite et encore derrière un vague emplacement pour les bouteilles d’eau et de lait . Entre la porte et le lit, j’oubliais, le bureau et le piano. Pas un hasard, sans doute comme ça me sorte de l’esprit.
L’odeur un mélange de ce qui vient de la salle de bain et de ce qui vient de la cuisine. Une croisée des chemins dans un espace d’appel dix-sept mètres . Et puis la couverture verte que j’ai longtemps gardée. Impossible de me rappeler ce que j’en ai fait mais c’était sans doute la partie la plus visible de mon appartement celle dont les images restent. Verte avec peut-être un peu de bleu, mais c’est vague. Elle était ce qui me reliait encore à cette vie d’avant. Est-ce que les liens sont aussi insignifiants que les couvertures. C’est chaud, comme un refuge, mais parfois trop, brûlant, calcinant ce qu’il reste de joie pour en faire une pâte dure, plus reconnaissable comme telle.
Les odeurs celle du poisson le goût et la texture des gratins de poissons, l’impression de manger de l’aluminium. Tout existe dans l’aluminium et peut-être est-ce que pour cette raison que les souvenirs ne passent pas certaines barrières. Le matin, le lit sans poisson et l’espèce de garniture étrange, très salée que l’on finit avec du pain et du beurre. Une terreur pour le corps et des souvenirs d’attaque de panique.
J’aime bien les trous du pull, comme la mémoire. Ce qu’il reste. Merci