Ma chambre dite de bonne au fond du couloir à droite
D’abord pour délimiter le territoire, une porte lourde de bois plein, vieilles planches de chêne clair.
Quand on entre, le « on » c’est moi. Suis seule ici. Qui entre à part moi ? Personne. Territoire personnel d’abord, d’abord l’odeur première, l’odeur dominante qui doucement s’estompe, qui légèrement s’évapore dans l’air puis disparait, le cédrat, puis si on longe le mur, si on fait le tour de l’endroit en partant vers le coin gauche l’odeur de l’amande grillé ou torréfiée, (quelle différence ? ) celle qu’on met ( le « on » étant cette fois ma grand-tante maternelle) dans les pâtisseries orientales prend un temps le dessus. Si je continue de faire le tour du propriétaire (maintenant je suis là seule avec moi, mais ici véritablement mon corps est là à respirer les odeurs emmêlées comme des cheveux et pourtant distinctes) j’avance de quelques pas, et sens dans le coin au fond l’odeur de la figue chaude, l’odeur de l’été en Méditerranée, une certaine idée du bonheur fugace. Fugace, alors je continue.
Ici parfois je mange du chocolat noir parfois je dors parfois je rêvasse parfois je laisse fondre un vrai carré de forme carrée de chocolat fin, de chocolat couché finement en plaque, je laisse fondre le plus lentement possible le chocolat noir sur ma langue chaude parfois un morceau de chocolat appelé une praline mais c’est plus rare.
Partout sur trois murs blancs, une collection de planches botaniques de Pierre-Antoine Boiteau. La lumière solaire entre par la petite fenêtre qui regarde les toits de zinc, circule, découpe et dessine sur les plantes des planches des ombres qui n’existent pas.
Partout sur les trois murs blancs des cadres, des dessins finement tracés, de fruits et légumes anciens, légendés, appétissants, réjouissants, délicats, précieux. J’aurais aimé les trouver aussi délicieux que beaux, savoir dessiner comme Pierre-Antoine Boiteau. Ce sont les représentations… Privilégiait-il la précision ou la délicatesse ? Préférait-il les fruits sucrés ou les légumes salés ? Que faisait-il de sa marchandise après l’avoir dessinée ?
Moi, là je mange encore du chocolat, un autre, un autre, une ganache aux pistaches grillées.
Je vais m’arrêter là. Non pas encore.
Sur le parquet, coussins souples, tailles variables, très doux, en plumes de canard, pas écologiques, recouverts de cotonnade souple motifs de fleurs Laura Ashley, assemblage de motifs. Sur le dernier mur blanc une bibliothèque de tablettes de chocolat, disposées verticalement, sur la tranche comme les livres. Les papiers d’emballage des diverses tablettes forment un dégradé de couleurs vives.
J’ai arrêté ou je vais arrêter de manger du chocolat.
Ma chambre dite de bonne au fond du couloir à gauche
D’abord pour délimiter le territoire, une porte lourde de bois plein, vieilles planches de chêne clair pareilles à l’autre porte, avec un œilleton à un mètre quarante-cinq du sol. Sur le sol des tommettes octogonales ocres, terre de sienne brûlée et rouge brique comme s’il faisait chaud et qu’on (encore ce « on » qui n’a pas de place ici) aurait envie de marcher nus pieds. Pièce sèche.
Des tables de bois, des tréteaux de bois, des plateaux de bois. Encore du bois. Qui n’aime pas le bois ? Et puis c’est chez moi, c’est moi qui choisis. Le bois. Ici des noix sèchent, des pommes reinettes et autres attendent la suite, des tomates pendues sur des fils gagnent de la saveur en se déshydratant. Tant d’odeurs. Prendre le temps dans cette chambre de bonne-là, d’attendre l’évaporation, d’attendre que le temps passe. Fenêtre entrouverte, l’air passe, doit passer, fenêtre s’ouvrant, mais pas vraiment ouverte, donnant sur toit de zinc. La lumière solaire entre. Exposition plein sud. Trop soleil, non jamais trop.
Ne pas manger avant la saison prochaine, ou l’autre encore, ou plus tard encore. Ne pas déguster, savourer, même pas goûter. Attendre. Murs blancs aussi et une chaise de bois clair, du hêtre par exemple, et un bureausimple : tréteaux de bois, planche. Alors écrire avec un stylo noir sur des feuilles blanches nues, le temps qui passe. Pas d’étagère, pas de tableau, sauf un, dans un recoin à peine perceptible. Qui représente ? Je ne sais pas. D’où j’écris, je ne le vois pas.
Sur les tomettes, un vase ancien, un peu kitch, de verre rose praline (il faut remarquer que c’est le même mot que pour le chocolat) transparent, des pois de senteur encore en vie.
Ma chambre dite de bonne au fond du couloir en face
D’abord pour délimiter mon territoire, une porte de bois de châtaignier, similaire aux deux autres sauf au centre, un butoir représentant une main. Une main qui butte. Inattendu.
Derrière la porte, des murs blancs, des tapis persans, des portants et des vêtements. Demeurent ici des histoires de corps invisibles. Morts les corps ? Chambre du passé. Pièce souvenirs-vêtements / vêtements-souvenirs. Uniquement des robes ici, des robes sous des draps blancs d’un côté, sous des couvertures brunes de laine brune épaisse de l’autre… contre les mites. Pourtant les mythes ont vécu, circulé trois petits tours, sont devenus démodés. Place à d’autres robes, d’autres femmes, d’autres histoires. Pourtant ces textures et tissus, ces plis et formes sur des portants statiques et métalliques n’ont pas toujours été immobiles.
Robes-histoires. Robes portées, lavées, repassés, pliées, dépliées, reportées. Robes usées, déchirées d’avoir trop dansées. Robes recousues, réparées puis oubliées voire abandonnées. Robes aimées, choyées, caressées, adorées, vénérées ou détestées et malmenées… C’est pénible de ne s’en tenir qu’à l’allure. Pourtant.
Odeurs de corps d’avant, de parfums passés, vieillis. Poudre de riz.
Ma vieille professeure de piano, ancienne diva d’opéra.
Costumes de scène.
Pourtant (encore un « pourtant ») ces collections de vêtements sur portants, déposées là sur des cintres de bois de cèdre (contre les mites, encore là ces bestioles immortelles) restent avec leurs histoires magnifiques ou tragiques, silencieuses près de la petite fenêtre qui voit le soleil se coucher. En fait on ne voit rien dans cette chambre-ci. Rien mais on sent une odeur singulière, indistincte, un mélange de poussière de coton, de laine, de soie, de lin, de satin, de velours, de tissus…. et toujours rien à voir que des couvertures brunes et ternes qui pendouillent, sauf sur un mur, un mur entier couvert de Unes, de couvertures de magazines féminins datés. Des pages punaisées les unes à côté des autres, de visages sans vie, d’ images de formes sans forme. Restent les slogans, les gros titres, les noms propres, quelques dates.
Et moi sur un tapis qui sent le passé, je viens danser, je viens réparer.
Je ne mange plus.
Merci Pascale. D’abord votre texte est beau, ensuite il est construit, enfin il m’aide à comprendre un peu mieix cette proposition 09. Il ne me reste plus que deux jours pour produire quelque chose ; je patauge, je patauge….
D’abord merci Emilie de ce retour, moi aussi j’ai pataugé face à cette proposition, et ne suis pas du tout certaine que mon texte puisse contribuer à vous aider…
Merci Pascale pour ces saveurs, ces odeurs, ces senteurs, ces couleurs et ces sensations!
bien aimé la bibliothèque de tablettes de chocolat.
J’ai vu le personnage. Je ressens ces « d’abord… » comme une priorité absolue, comme pour capter l’attention et accompagner le lecteur. Les « pourtant » me disent : « mais on ne s’arrête pas là ». Et associer l’espace au chocolat est délectable !