#rectoverso #10 | Sextuor, œil, oreille et nuages

une petite place banale, le long de la nef d’une église néogothique du XIXe, Notre-Dame des Forges. Atmosphère chaleureuse. Tous les jeudis soir d’été, ils et elles se retrouvent là, les habitantes et les habitants de cette petite ville littorale du sud des Landes, quelques touristes, très peu, ici on est coincé entre le port industriel, l’usine en friche, les silos de stockage de maïs et autres céréales, la voie ferrée et les anciens quartiers ouvriers pas encore gentrifiés. On aime l’église pour son histoire bien particulière. Son financement a été assuré par la Compagnie des Forges. Les travaux débutent en 1895, sans autorisation préalable, ni du Ministère des Cultes, ni de celle des autorités locales. Une église rebelle en quelque sorte, implantée au cœur de la cité, à quelques mètres de l’usine.

Autour de la place tel un cloître sur trois côtés, un bâtiment année soixante-dix d’environ deux mètres cinquante de haut, toit plat, mur de verre, structure d’acier et tubes métalliques. Le quatrième côté est fermé par une haie de bambous proliférante. Adossé à ce cloître de pacotille, un petit chapiteau abrite les musiciens, le public assis sur des chaises en plastique que l’on empilera à la fin du concert. L’oreille est ravie des notes de musique, de la complicité des instruments en écho à celle des musicien.nes, l’œil cherche des ami.es, regarde les musiciens, détaille les instruments, regarde les doigts courir sur les cordes des violons, alto, violoncelle et contrebasse, sur les touches du piano.

un morceau d’Eric Satie, mais l’œil, il est comme çà l’œil, même si l’oreille poursuit l’écoute de la musique, l’œil il s’évade, trop habitué depuis des mois à regarder le ciel et scruter les nuages, la tête bascule légèrement vers l’arrière et l’oeil est happé par un incroyable spectacle, celui d’un corps massif qui se dessine dans le ciel, large, un corps à la Botero, une tête disproportionnée. Tiens un boléro, se dit l’oreille, puis une opérette “pour être heureux”, on en a bien besoin en ce moment dit la violoncelliste, qui présente le morceau, et l’œil à nouveau, il regarde la scène, voit et ressent les vibrations du violon et du violoncelle, la tête se baisse vers le sol, les yeux voient un mélange de grave et de sable, quelques touffes d’herbe verte, il a plu la veille, quand l’œil se tourne à nouveau vers le ciel, le corps a disparu, laissant la place à une scène magique, des éléphants et la carte de l’Afrique, coïncidence sans doute, les voix du public accompagnent la musique, la lalala lalalala, le vent se lève, dans le ciel tout bouge, le cumulus courre, rattrape le cumulo-nimbus, soudain la scène se fige ou peut-être que c’est l’œil qui se bloque sur une scène pour l’imprimer dans sa mémoire, on ne sait plus si c’est rêve ou réalité. Le bruissement des branches et du feuillage des bambous en rythme accompagne les musiciens, amusez-vous, foutez-vous de tout, on est en 1934, les années folles, on est là pour vivre dans l’insouciance, bientôt le Front populaire, avec de gros nuages noirs au-dessus de la tête, annonçant la montée de l’extrême droite et l’arrivée du nazisme. Puis viennent un charleston, un ragtime. Oh un escargot géant dans le ciel dit l’œil à l’oreille qui ne voit rien. Elle, elle écoute le charleston. L’escargot disparaît à toute allure derrière le clocher, bizarre cette vitesse pour un escargot, quelques martinets s’envolent, l’œil essaie d’alerter les musiciens de l’arrivée de nuages noirs menaçants à l’ouest, les musiciens s’en fichent des nuages noirs, ils sont tout à leur partition, leur instrument et au partage avec le public. Aucun risque de pluie disent les yeux voisins, des connaisseurs, le ciel est bleu, les nuages blancs foisonnement, les nuages noirs ne s’imposeront pas. Le morceau suivant, une pièce gitane, les cloches de l’église sont de la partie, l’œil les cherche sans succès.

Les feuilles des partitions volent, difficile de les maintenir sur le pupitre, des pinces à linge s’imposent, l‘œil s’intéresse à nouveau à la scène, le vent souffle, l’œil rêve que les partitions quittent les pupitres s’envolent vers le ciel, que les nuages s’en emparent et se mettent à twister, farandoler, ragtimer, charlestonner, disparaissent, se transforment, se reforment dans une farandole géante.

A propos de Isabelle Vauquois

Vit à Mérignac, à deux pas de Bordeaux. Lieux d'inspiration : Vallée de la Vézère, Bayonne, Bordeaux, l'Adour et la Garonne, la côte sud landaise. Depuis 2018, découvre l’écriture avec les ateliers de Claire Lecoeur. Première expérience Tiers livre en 2023 avec "le Grand carnet". Plus j'apprends à écrire, plus j'apprends à lire ! Un projet en cours sur les nuages, l'atelier Recto-verso et l'énergie collective, boostant pour avancer.. .

2 commentaires à propos de “#rectoverso #10 | Sextuor, œil, oreille et nuages”

  1. J’aime beaucoup votre idée d’avoir fait de l’oeil un personnage, de l’avoir placé au coeur du récit. L’oeil qui voit, qui murmure, qui s’évade. Merci pour ce déploiement et la manière dont le texte est construit, son titre. Un bonheur de lecture.