#rectoverso #10 | persistances

La photo est toujours invisible, ce n’est pas elle qu’on voit. (Roland Barthes)

ce que l’oeil voit : un buste de marbre blanc abimé par les intempéries, recouvert de graffitis et de mousse, posé sur une sépulture. Mégots. Bouteilles vides. Fleurs fanées. Des lichens crustacés gris-argenté forment des rosettes irrégulières sur les surfaces verticales du monument. Des touffes d’orpin aux petites fleurs jaunes étoilées parsèment les interstices entre les dalles. Leurs feuilles charnues forment de petits coussins de couleur vert foncé. Des pissenlits, des brins de plantain lancéolé et de pariétaire aux tiges rougeâtres mêlés aux herbes folles poussent le long des bordures de la tombe. Des marronniers et des tilleuls bordent les chemins. Des allées aux pavés irréguliers serpentent entre les tombes. Stèles verticales. Croix de pierre. Des touffes de lierre grimpent sur les monuments anciens. Une jeune femme occupe le centre du champ visuel. Accroupie devant le buste de marbre, elle pivote sur ses talons, le buste en rotation de trois-quarts. Elle a les cheveux châtains, mi-longs, un visage aux pommettes saillantes, des yeux marrons. Un merle fouille les feuilles mortes accumulées au pied d’une concession voisine. Au loin des silhouettes se déplacent lentement entre les allées du cimetière

Claire scrute son visage : ses cheveux ont des tons charbons aux reflets argentés. Ses yeux, d’un gris profond, ont conservé toute leur intensité. Ses pommettes accrochent encore la lumière. Derrière elle, les brins d’herbe créent des lignes fines et organiques qui contrastent avec la géométrie minérale des monuments. De petites taches gris clair parsèment les interstices sombres entre les dalles. Les zones d’ombre sous les arbres et dans les plis des vêtements ont conservé leurs détails. Le grain fin de la pellicule Tri-X s’est légèrement accentué avec le temps, les noirs purs sont devenus gris anthracite et les blancs ont jauni.
Claire fixe les yeux autrefois dirigé vers l’objectif. Tout au fond, elle en est sûre, il y a gravé l’image de France tenant le Leica de son père. Il y a France qui la dévore des yeux. France, qui tremble un peu au moment de prendre la photo. France, à nouveau vivante.
Une légère ondulation traverse la partie gauche du tirage, accentuée par le tremblement de ses mains. Une larme glisse sur la gélatine du papier, butant sur les micro-rayures superficielles.
Les bords de la photo sont légèrement cornés.

A propos de Philippe Castelneau

Ma mère, professeure de danse, à l’adolescence, je me rêvais directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, plus tard je contribuais à créer une revue littéraire : La Piscine (aujourd'hui disparue). Je vis à Montpellier où je suis libraire. Ce métier me permet de partager quotidiennement ma passion pour les livres, tout en poursuivant mes activités d’écrivain et de photographe. Mon site : https://philippe-castelneau.com

7 commentaires à propos de “#rectoverso #10 | persistances”

  1. J’aime beaucoup ces trois temps, trois positionnements, trois points de vue.
    Ton triptyque me fait penser à un passage de Joyce Carol Oates dans La nuit Le sommeil La mort Les étoiles. Dans un cimetière, la veuve sur la tombe et un homme qui la prend en photo mais à son insu. C’est une image que j’ai gardée de cette belle lecture

  2. Je te mets le passage où la veuve découvre qu’elle est dans l’exposition photographique:
    « À la fin de Deuils étaient exposées un certain nombre de photos moins spectaculaires, moins grandes, aux couleurs sourdes, prises aux États-Unis.Jessalyn fut fascinée par l’une d’elles, belle à couper le souffle, qui lui donna envie de pleurer : Sans titre : Veuve. Une femme en manteau noir était penchée sur une tombe, marquée d’une petite dalle misérable, comparée aux pierres tombales voisines ; la femme tournait le dos à l’appareil, inconsciente de la présence du photographe, totalement absorbée dans son chagrin. La photo avait été prise au crépuscule, l’atmosphère était brumeuse, onirique ; elle rappelait à Jessalyn des photos du XIXe de Julia Cameron.La posture de la veuve était gauche, comme suppliante ; elle semblait parler à quelqu’un sous terre, lui adresser une prière. Elle était de profil, mais on ne voyait pas nettement son visage. La sobriété de la photo, son atmosphère mélancolique étaient cependant compromises par une traînée de boue sur un pan du manteau noir de la femme et (si l’on regardait bien) sur ses jambes. Jessalyn pensa – Oh ! Elle ne s’en rend pas compte.D’autres photos de Martinez avaient cette même solennité entachée d’un « défaut » : un homme ventripotent dans une blouse blanche malpropre, assis jambes écartées devant une porte où l’on lisait EL DEPOSITIO DE CADAVERS, un cigare aux lèvres ; une femme obèse somptueusement maquillée sur un banc d’église, en train de se moucher ; des jumeaux vêtus de costumes jumeaux à côté d’un corbillard, louchant tous les deux ; des jeunes filles, jambes nues, ventres dénudés, en tongs, pouffant et posant avec des mines flirteuses dans un cimetière. Jessalyn regarda de nouveau Sans titre : Veuve et se recula dans un sursaut : « Mais c’est moi ! »Effectivement. La veuve de Sans titre : Veuve était Jessalyn McClaren. Un très long moment, Jessalyn regarda fixement la photo sans vraiment la voir. Son sang n’arrivait plus à son cerveau, elle défaillait, abasourdie.Mais… comment était-ce possible ? Jessalyn, dans son manteau d’hiver noir, sur la tombe de Whitey… »

    • Oh, merci, Philippe, d’avoir pris le temps de partager ce passage ! Je ne connaissais pas ce livre de Joyce Carol Oates. Une belle leçon d’écriture une fois encore, de la part de cette autrice majeure !

  3. oui, beaucoup aimé ces 3 temps : l’œil / la prise / l’image
    l’ensemble relié par les deux personnages de femmes, l’une vivante, l’autre sur la photo
    (c’est bien ça ? j’espère avoir bien lu…)
    et très beau la toute dernière phrase