#rectoverso #11 | Manière d’écrire

1er jour. D’abord, la lecture attentive de la proposition. Puis la vidéo. Les deux se font, accompagnés de prises de notes, à la main, dans un carnet. Ensuite, lecture des textes d’appui.

2e jour. Notation, toujours à la main dans le carnet, des idées qui viennent. En marge, les intuitions pour la suite (le travail sur le livre à venir, dont participe l’atelier).
Lecture aléatoire des textes soumis par d’autres participants, apprécier la diversité des interprétations possibles.

3e jour. Abattement, sentiment d’impuissance. L’envie de passer mon tour. S’y coller tout de même, et finir par arracher quelque chose qui tient à peu près la route. Parfois, ça ne vient pas. Pour cette onzième proposition, ça n’est pas venu comme je l’espérais. Tant pis. J’y reviendrai peut-être.


ENFANCE.
Quelques pages comme ça, puis tout à coup : L’ENFANCE !

1977. Les grands-parents vivaient dans un petit appartement à Levallois-Perret. On dormait dans le canapé-lit de la pièce principale. Le grand-père assis face à nous regardait la télé dans un rétroviseur fixé au bras du fauteuil, souvenir de ses années de taxi. Le quatorzième enfant, sa mère l’avait prénommé Désiré. À onze ans, il travaillait à la mine.
La grand-mère avait une liaison avec le garagiste. Le garagiste qui avait pistonné le grand-père auprès de la compagnie de taxi. Lorsqu’il mourra à son tour, des années après le grand-père, la grand-mère ne put rien dire de sa douleur.

1982. Métro, ligne 3. Station Pont de Levallois-Bécon. Le kiosque à journaux affichait sur un panneau une photo de Bashung en une du dernier numéro de Best. Quand j’allais dormir chez ma grand-mère, je réglais Radio Nova sur le tuner de la chaine hifi que j’écoutais très bas en m’endormant.

PARIS.
Paris, la découverte capitale ! Territoire des premiers émois, des premières envies d’écrire, des premières conneries avec Jorge.
Un peu plus tard, les bouquinistes le long des quais. Les Jack Kirby à 30 balles. Lautréamont. Huysmans. D’autres vinrent ensuite : Bowles. Nabokov. Kerouac et Miller.
Plus tard encore, avec Claire, les razzias dans les librairies, Shakespeare and Co., Actualités, Un Regard Moderne, le compte en banque vide ensuite, et tant pis, les livres d’abord. L’art d’abord. Et l’amour, et le sexe.
Chez N., un soir de septembre 2001, un appartement au 1er étage d’un immeuble fin XVIIIe, le salon envahi de livres, des lettres magnétiques sur le frigo à partir desquelles étaient composés des haïkus. La fenêtre ouverte, sirènes au loin, scooter dans la rue, rires jusque tard. Jusque tard, on parle littérature, musique, politique. On parle religion. On parle du dernier Houellebecq. De Houellebecq et la religion. On parle des attentats. On écoute le premier album de Biolay. On boit et on fume. La femme de N. passe en sous-vêtements transparents dans la pièce enfumée, une fois, deux fois, et N. semble me dire : « vas-y si tu veux ».
Je partirai au matin, en laissant pour message sur le frigo : Nuit de septembre/Se brise/Sur tes lèvres

PALIMPSESTE.
Palimpseste. Effacement partiel. Peut-être Intentionnel. Ratures. Biffures. Stylo rageur. Page blanche. Faux départ. Reprise. Y revenir. Y revenir encore. Échouer mieux. Strates. Sédiments de phrases, couches de mots superposés. Archéologie de l’écriture. Choses enfouies. Source éruptive d’où jaillissent les mots.


Les choses dont on hérite

Les deux autres — le frère, le cousin — avec leurs conneries avaient placé la barre haut.

Dès l’enfance, le goût de l’écriture, le côté petit génie que la mère a imposé sur le narrateur, avant que tout s’écroule. « Ma mère me trouvait fort intelligent et j’avais la bêtise de la croire. »

Les choses à soi

La musique : se glisser dans les interstices, prendre ce que le frère et le cousin n’avaient pas voulu prendre, Jim Morrison, Hendrix, les Stones. Et les Beatles, et Brian Wilson.

La soirée chez Serge. La campagne au petit matin, la certitude de la vocation d’écrivain.

la soirée au nouveau club des hachichins : reggae-dub à fond, repas pantagruélique et discussion sur Baudelaire. La drogue, alibi d’écriture. Puis, un ou deux mois après, le fumeur esthète recroisé par hasard et qui m’enjoint de ne plus toucher au shit, qui me raconte l’accident, l’hôpital, la dépression. La vie rêvée disparaît, la vocation reste, débarrassée de ses oripeaux romantiques : reste le boulot.

Les choses dont on voudrait ne pas se souvenir

Un pub irlandais du côté de Beaubourg. La cuite, la gerbe dans la rue. La voiture, Claire et Alex endormis dedans et le réveil au milieu d’un marché.

Les micmacs avec les banques, le loyer payé toujours plus tard pour finir par gagner un mois, le cinéma fait au banquier pour avoir une rallonge à Noël.

Qu’est-ce qu’un cœur brisé ? Pourquoi parle-t-on du cœur quand c’est l’âme qui se déchire ?

Les choses qu’on voudrait écrire

Il y a une douleur en mon cœur que je veux convertir en beauté. Transformer cet oiseau de mort en oiseau de feu. Mais cela prend du temps.

Dans le gris, même le plus sombre, il y a toujours des traces de bleu. Mais jamais de rouge ni de vert. Le gris, c’est la mélancolie. Une vie à côté de la vraie vie.

Une histoire qui pourrait être le défi héroïque de la grand-mère ou du grand-père, un récit de rien, mais qui, pour eux, résumerait une vie.

Absolument finir le livre sur la sœur du narrateur visitant la grand-mère avec ses deux enfants.

Les choses encore à écrire

Hervé Guibert, dont Alex voit le nom imprimé sur la couverture d’un livre dans les mains d’une jeune fille debout dans un bus et dont il tombe aussitôt amoureux.

Comment faire les choses

Ce qui me plaît chez Henry Miller, c’est l’accumulation des détails et des anecdotes, des pages et des pages qui font un livre, un gros bouquin bien épais.

Notes et fragments, organisés autour du récit principal.

Reprendre toutes les notes, et développer chacune d’elles en un texte autonome ; au bout d’un moment, organiser les nouveaux textes en ensembles thématiques ; hiérarchiser le tout : on verra comment, à ce moment-là, en faire un livre.

Pour m’y retrouver, je crois, le moyen le plus simple encore est de construire mon récit chronologiquement, depuis l’enfance jusqu’à « aujourd’hui » : le présent du récit, la rupture consommée. Je réorganiserai ensuite les parties, je mettrai tout ça dans un shaker pour arriver au texte final.

A propos de Philippe Castelneau

Ma mère, professeure de danse, à l’adolescence, je me rêvais directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, plus tard je contribuais à créer une revue littéraire : La Piscine (aujourd'hui disparue). Je vis à Montpellier où je suis libraire. Ce métier me permet de partager quotidiennement ma passion pour les livres, tout en poursuivant mes activités d’écrivain et de photographe. Mon site : https://philippe-castelneau.com

6 commentaires à propos de “#rectoverso #11 | Manière d’écrire”

  1. Complètement embarquée dans ce récit !! Me suis reconnue dans le 3e jour du codicille…
    C’est beau ce récit qui se construit par fragments. Intéressant comment le personnage narrateur se dessine. J’aime particulièrement « Reprendre toutes les notes, et développer chacune d’elles en un texte autonome ; au bout d’un moment, organiser les nouveaux textes en ensembles thématiques ; hiérarchiser le tout : on verra comment, à ce moment-là, en faire un livre. »

  2. je retrouve la présence des haïkus en lettres magnétiques et j’en ressens quelque chose de profondément troublant
    la musique comme une « chose à soi »
    et puis aussi cette phrase qui me bouleverse : « Il y a une douleur en mon cœur que je veux convertir en beauté. » et il faudra le temps qu’il faudra pour cela…
    affection vers toi

  3. Bien entrée dans le récit qui s’accélère et devient haletant…et j’ai fini éblouie avec l’idée de mettre moi aussi les idées et les textes existants dans un shaker! Ça pourrait faire tourbillon…
    Juste un mot sur la mélancolie, la mienne serait plutôt mauve, c’est moins triste…
    Merci Philippe!