2010
Une table ancienne de bois jaune foncé.
Cette lourde table est restée dans le studio après le déménagement des locataires précédents. J’hérite de cette lourde table, rectangulaire, patinée par les années, pleine de traces de verres mouillés posés sans attention, de marques rondes et brunes laissées par le dessous de plats trop brûlants, de petites anfractuosités de formes variables provenant sans doute d’un usage non domestique du plateau. Ce qui fait que je l’adopte immédiatement est la belle histoire que je lui imagine (un arbre noble dans la forêt, puis le travail artisanal manuel du menuisier qui aime le bois…), son vécu (utilisée de familles en familles depuis des décennies) et sa forme particulière (deux battants presque carrés sont maintenus ouverts par des tréteaux pivotants en V sous le plateau, et se replient autour d’une longue planche centrale). L’histoire il en est question dans les chapitres suivants.
1948
Une modeste table de bois mordoré, parmi d’autres modèles, dans une succursale de Mobilier de France à Strasbourg. Sur l’étiquette de papier, attachée avec une ficelle, à l’encre brune une écriture manuelle indique, Bois de hêtre, Prix 2000 francs, Provenance Grand-Duché du Luxembourg, Dimensions (ouverte entièrement) 1,20 sur 0,65 mètre, pliable.
Un vendeur oriente le couple de jeunes mariés vers cette table, idéale insiste-t-il pour un appartement dont l’exigüité de la cuisine des petits appartements actuels ne permet pas de loger une table pour six, ajoutant qu’ils pourront en changer lorsqu’ils auront des enfants, lorsque le formica sera devenu plus abordable. Il sourit largement sous ses fines moustaches d’habile commerçant. Le jeune couple se laisse séduire, la table leur sera livrée une semaine plus tard, payée en 2 versements sans intérêt. Trois ans plus tard, ils se séparent sans avoir eu d’enfant, aucun des deux ne veut de la table, trop lourde à déménager et trop chargée de souvenirs. D’un commun accord, elle est revendue à un antiquaire pour 800 francs.
1946
Dans la forêt luxembourgeoise du côté des Ardennes, c’est un matin gris et humide de mi-janvier, d’un gros camion avec remorque sortent trois bucherons, Karl, Pet et Max. Aujourd’hui ils débutent un nouveau chantier de déforestation. Les limites des zones d’arbres à abattre ont été tracées quelques semaines auparavant. Ils ont du retard sur le calendrier à cause des intempéries exceptionnelles, de la terre trop meuble par endroit, trop gelée par d’autres pour passer avec leur lourd véhicule sans risque de s’embourber. Ils sont sous pression, leur patron ne veut rien savoir des questions de météo, d’accessibilité, il veut qu’ils découpent les troncs, les trient et empilent, pour passer à autre chose ensuite. Autre chose étant une autre zone à déboiser. Question de rentabilité. Plus tard dans la matinée il est prévu un autre groupe d’hommes les secondent pour rattraper le retard. Si ce n’est que ce matin-là, rien ne se passe comme prévu.
D’abord au lieu d’être trois, il devait être quatre, mais le plus âgé de l’équipe, Josef s’est cassé le bras et démonter l’épaule la veille en trébuchant et tombant au bistrot, donc ils ne sont que trois, et trois ce n’est pas assez pour travailler en toute sécurité, même si dans ce métier, la sécurité à cent pour cent ça n’existe pas, n’existera jamais. La suite on pourrait la deviner aisément. Le plus jeune, Karl, propose de gagner du temps (les autres ne refusent pas son idée) et néglige un peu les risques, juste un peu, mais un peu c’est déjà trop. Ce n’est pourtant presque rien d’emprunter un raccourci pour accéder plus vite à la zone à déboiser. Donc Karl pour guider son collègue et descendre du camion (il est du côté de la portière) saute de son siège les trois marches, mais arrivé à terre, il glisse dans la boue et tombe. Au même moment, Pet, au volant, lâche la pédale d’embrayage : le camion dérape. Karl se retrouve sous le camion. Fatal. Accident bête pour un bûcheron d’être écrasé par un camion.
L’autre groupe de bucherons arrive, transporte Karl à hôpital pour le principe, mais surtout parce que Pet et Max ne savent pas comment faire.
Pour la table ça commence mal.
Quand la seconde équipe revient, ils se mettent à travailler tous ensemble, malgré tout, tous atteint. En ce jour de grisaille extrême, externe et interne, chacun fait son travail de son mieux, l’attention soutenue un maximum pour ne pas penser, et parmi les troncs débiter, certains deviennent des montants de lit, des pieds de chaises, des étagères et des tables.
2025
J’écris sur cette table de bois, j’imagine les gamins y jouant avec leurs camions rouges de pompiers ou leurs miniatures de décapotables en métal lourd avec des portes qui s’ouvrent, dans les années 60 avant la fin des jouets mécaniques, dans un appartement trop petit pour un circuit 24 pourtant en vogue à l’époque. J’écris sur cette table parce que j’ai besoin d’un support, je ne sais pas écrire avec un ordinateur portable sur mes genoux dans la nature, j’aimerais pourtant aller dans la forêt, m’installer dans une clairière agréable pour écrire, loin des bucherons forts et bruyants avec leurs outils à moteur, leur voix tonitruantes, leur irrespect de la nature des arbres. J’écris sur cette table de cuisine fabriquée pour poser des demis de bière bien mousseux, pour découper de gros morceaux de viande à poêler, peler des légumes ou écosser des petits pois en mettant les cosses sur une feuille dépliée de papier journal (trouvée au fond du panier à bois pour la cheminée). J’écris sur cette table parce qu’elle est solide et j’aime m’appuyer sur des choses solides, mais je ne sais pas si j’ose imaginer qu’un homme au Luxembourg, un homme jeune qui aurait pu être mon père ou mon grand-père (je refuse de penser qu’un homme) a pu perdre sa vie pour moi, enfin pour que je puisse écrire sur une table de hêtre ces mots-ci.
p.s./ Je remercie les locataires qui m’ont laissé cette table, les familles dans lesquelles elle a vécue, les commerçants entre les mains desquels elle est passée, le menuisier qui l’a fabriquée, les bucherons qui ont abattu le hêtre dont elle provient, la personne qui a planté cet arbre, la forêt qui a protégé la graine qui a germée.
Je viendrais bien écosser les petits pois et écrire sur cette table.
Pas IKEA.
THE table à découvrir, la table à tout faire, même à écrire. On hésite à l en maison, une vraie expédition pour la a balader de maison ! Pas du tout meuble ce bois, la dureté des aléas des familles, ceux qui transportent de maison en maison, les strates d’un palimpseste des domiciles, les vécus qui ne s’oublient pas mais tracent leur route.
Centrale, elle sculpte l’espace, prend la lumière, permet la causerie, sourit aux gens de passage.
Lu ton texte avec la sensation du connu, même si je me l’invente en te lisant, cette table.
Interrompue, message envoyé sans avoir fini ! Excuse moi.
Je viendrais bien écosser les petits pois, écrire et boire une bière à cette table.
Pas IKEA.
THE table, la table à tout faire, même à écrire. Une vraie expédition pour la balader de lieu en lieu, pas du tout meuble cette table, d’un bois aussi dur que certains aléas de la vie et des familles, une table griffée par les strates d’un palimpseste des domiciles, qui trace sa route pétrie de vécus qui ne s’oublient pas.
Centrale, elle sculpte l’espace, prend la lumière, permet la causerie, sourit aux gens de passage.
Lu ton texte avec la sensation du connu, même si cette table, je me l’invente en te lisant.
Merci Yael pour ce retour généreux
Je t’invite à ma table quand tu veux