
CODICILLE
» Pour approcher la vérité, il faut une construction, une construction littéraire.» Je retrouve cette citation sur un de mes nombreux carnets. J’ai omis de noter le nom de l’auteur, mais je la livre entre guillemets car cette phrase n’est pas de moi, c’est sûr. Je n’oserais jamais un énoncé aussi péremptoire, même si je le sens complètement en accord avec le fond de ma pensée.
Note pour la lecture du Recto et du Verso. Le « je » est celui du fils d’Étienne et de Rosalie
RECTO
Je possède, sur ma propriété, perchée sur un coteau, une vieille tour de pierres, que, depuis des lustres, on appelle le moulin à vent. Ce fut réellement un moulin à vent, les archives en attestent. Quand lui a-t-on coupé les ailes pour le transformer en pigeonnier ? Je l’ignore et je cherche à le savoir. Il faut comprendre l’importance capitale de cet édifice pour moi. Sur son lit de mort, Étienne, mon père, m’a murmuré : « Ne vends jamais le moulin ! » Vendre le moulin à vent, certainement pas, jamais, je l’ai promis à mon père. Je vis sous sa protection tutélaire, il est la première chose que je salue quand j’ouvre mes volets, la dernière quand je les ferme. Je m’interroge à son sujet. Je reviens sans cesse aux quelques photos que je possède de la propriété, très peu en fait, car il est advenu un événement fâcheux, très fâcheux, à mes grands-parents, Charles et Eugénie. Un cambriolage ! Les plus jolis meubles de la maison ont été dérobés, mais surtout, les malfrats n’ont pas vidé les tiroirs de la commode du salon avant de l’emporter. Or, ces tiroirs contenaient, en plus de l’arbre généalogique de la famille, quantité de documents sur son histoire. Une perte irréparable ! Depuis la mort de mon père, je hante les vide-greniers de la région, à la recherche de toutes les cartes postales susceptibles de représenter des vues de notre propriété. Sur l’une d’entre elles, une quinzaine de prisonniers allemands, en partance pour les labours avec une dizaine de bœufs. Ce sont bien eux car j’ai trouvé dans un livre de notre vieille bibliothèque un cliché des mêmes hommes devant un des bâtiments de notre ferme. Détail important, devant les hommes, un petit panneau avec le lieu et la date : 1915. Sur la carte postale on voit le moulin en haut du coteau, il n’a pas d’ailes ,donc en 1915 notre moulin ne fait plus de farine. J’en suis là quand…
À la Toussaint 2019, je vois sur une table d’un vide-greniers un vieux classeur cartonné. Il m’intéresse déjà en lui-même ; je chine tout ce qui se rapporte à l’ancienne papèterie. Il semble rempli de documents comptables, de…, ça par exemple… , d’une métairie de mon arrière-grand-père. En fouillant un peu dans ces vieux papiers, je tombe sur le cliché d’un moulin à vent en ruines, toiture crevée, ailes très amochées et pendantes. Devant l’édifice se tiennent plusieurs personnages. L’image est petite, vieillie, peu nette. Je viens de trouver un trésor. Les vieux clichés, les cartes postales anciennes ont d’autant plus de valeur qu’ils sont peuplés. Je m’enquiers du prix. Il me convient — n’importe quel prix m’aurait convenu ! Je demande à la vendeuse d’où elle tient cet objet, sans lui signaler ma trouvaille. D’un lot qu’elle a acquis à Agen. Elle ne peut m’en dire davantage. J’achète le classeur et sa précieuse photo.
Pourrait-il s’agir de notre moulin à vent ? Le volume de ce moulin semble correspondre à celui du nôtre, mais il existe quantité de restes de moulins du même modèle à travers le pays. Ses pierres mal jointes lui donnent l’aspect d’une ruine, alors que celles du nôtre absolument solidaires les unes des autres semblent à l’épreuve des intempéries. Deux madriers subsistent : un en direction du ciel, un en direction du sol, vestiges des ailes. Le toit pointu, façon clocheton est crevé. Ce n’est pas de l’examen de l’édifice que me viendra la réponse, mais peut-être des personnages. Muni d’une loupe, je les examine : un homme, deux adolescents et deux femmes. Je commence un travail de comparaison avec les quelques photos de ma famille qui ont survécu au désastre du cambriolage. Et voici mes conclusions : l’homme est mon arrière-arrière-grand-père Auguste, le viticulteur qui fit la fortune de la famille, les deux adolescents sans doute ses fils Jules et Paul, le plus jeune, mon arrière-grand-père. Derrière les enfants, ce doit être leur mère, Marie. Je ne suis pas sûr de l’identité de la femme du premier plan, je penche pour une belle-sœur de Marie, le frère de Marie doit être l’auteur du cliché. Il faudra que je creuse davantage. Victoire ! Il s’agit bien de notre moulin et je peux dater la photo, car je connais l’année de naissance de mon arrière-grand-père (1891). Sur la photo il a une dizaine d’années. Ce cliché date du début du XXème siècle, entre 1900 et 1902. Donc, à cette date, le moulin avait toujours un reste d’ailes, il n’avait pas encore été transformé en pigeonnier pour collecter de la colombine peut-être, ou plus sûrement pour ne pas laisser un patrimoine en déshérence. Les travaux eurent donc lieu entre 1902 et 1915.
L’examen des cette photo de famille, car c’en est une, est pour moi très émouvante. Mes yeux se mouillent à la détailler. Première remarque, les personnages sont bien vêtus, bourgeoisement vêtus, je dirais même endimanchés. C’est l’hiver, ils portent des manteaux et, bien sûr, ils sont chapeautés. Particulièrement remarquable la tenue de mon arrière-grand-père : son manteau a une petite capeline du plus bel effet qui, en raison de sa forme et de sa teinte claire, en fait le personnage principal du groupe enfants-femmes, d’autant plus qu’il se trouve au premier plan. Sur la gauche, un peu en retrait, le patriarche, canne en main, fixe le photographe.
VERSO
Alors commencent mes supputations. Pourquoi ma famille monte-t-elle au moulin, ce jour-là ? Ne serait-ce pas justement dans le but de faire cette photo ? Une photo nécessaire pour fixer une date, une photo souvenir. La transformation du moulin va peut-être commencer cette année-là : 1902 ou 1903. La famille monte-t-elle au moulin à pied, directement par le chemin qui existe toujours, ou attelle-t-elle une carriole pour faire le grand tour, afin de transporter commodément le matériel photographique, lourd et encombrant ? Que veut immortaliser Auguste ? Peut-être bien son moulin à vent, si chéri, bien qu’endommagé, avant d’entreprendre les travaux que la conduite de ses affaires nécessite. Et pourquoi mon père, Étienne, m’a-t-il fait promettre de ne pas le vendre ? Le moulin à vent est l’emblème de la propriété, certes ; fidèle à la tradition, notre famille y monte à chacune de ses réunions importantes, mais si, mais si,… SI mon père avait des raisons plus secrètes d’y être viscéralement attaché. Je dis viscéralement, c’est-à-dire profondément, du fond de son être, de ses tripes. Quelque chose donc du domaine du corps, pas seulement des émotions. Alors il me plaît d’imaginer Étienne et Rosalie, mes parents, derrière le moulin. Quel âge a Rosalie, douze ans peut-être. Ses seins commencent tout juste à pointer sous ses robes. Si Rosalie a douze ans, Étienne en a seize et fréquente déjà le lycée d’Agen. Est-il puceau ? Certainement, compte tenu de l’éducation catholique stricte de sa tante Eugénie, il ne peut en être autrement. A-t-Il déjà embrassé une fille ? Pas sûr, il n’en a qu’une en tête, sans même le savoir vraiment : Rosalie. Étienne vient de monter au coteau, comme tous les jours, pour les collets qu’il pose sans jamais rien y prendre, pour la construction en cours d’une cabane dans le bois, pour les papillons, les crickets ou que sais-je encore. Il entend Rosalie : « Étienne, je suis derrière le moulin, viens ». Il trouve sa cousine, elle a un drôle d’air, ses joues sont empourprées et ses yeux brillent de malice. C’est une guerrière, Rosalie, une déterminée qui n’a peur de rien. À cet instant, soupçonne-t-elle ce qui va arriver, le veut-elle, l’a-t-elle prémédité ? Non, elle ne sait rien de ces choses-là. Ce qu’elle sait c’est qu’Étienne est toute sa vie, son horizon, son cousin de jeux de cœur et de corps. Etienne aussi est pris au dépourvu. Pourtant, il attire Rosalie dans ses bras, il colle sa bouche à la sienne. Leurs dents s’entrechoquent. Ce n’est pas vraiment un baiser doux. Rosalie ne s’en offusque pas, elle ne bouge pas, s’essuie juste les lèvres d’un revers de main. Étienne s’est reculé, qu’a-t-il fait ? Rosalie fait le pas qui la sépare d’Étienne, l’attire vers elle. Alors Étienne, prudemment, tendrement repose ses lèvres sur celles rouges et pleines de Rosalie. Les oiseaux se sont tus, Étienne et Rosalie frissonnent d’étonnement, de plaisir, de bonheur. Ils ne savent pas qu’ils viennent de sceller leur amour.
J’ai lu avec grand plaisir le suspens de ta quête familiale. Je pense sincèrement qu’il ya un trésor, en plus des souvenirs d’un baiser, sonnant et trébuchant, enfoui à l’intérieur du moulin, des napoléons peut-être ??.
Le trésor, c’est cette photo qui m’a permis aujourd’hui de répondre à la proposition de François. Merci de ta lecture. Le « je » du texte est celui du fils d’Etienne et Rosalie, tu l’auras compris.
quelle magnifique photographie qui nourrit ton enquête et te livre l’histoire… tout décortiquer des visages, des postures, fouiller autour des expressions…. le moulin lui-même
et voilà que nous déniche une histoire d’amour !
merci Émilie pour cette douceur qui me fait du bien ce soir…
Merci Françoise; Que mon moulin, devenu pigeonnier entre 1902 et 1915, porte son ombre bienfaitrice jusqu’à toi et allège ton âme. Merci de ta lecture et de ton commentaire.
…Les moulins à vent ne brassaient pas que de l’air mais toutes les énergies que le vent communiquait…cet invisible qu’une photo et un bel imaginaire peut parfois décoder. Merci Emilie pour cette lumière sur des visages à travers l’histoire de quelques pierres et planches de bois encore là pour longtemps! j’aime ces moulins dans les campagnes, pour ce qu’il en reste, pour ce qu »ils ont encore à nous dire. Le tien recèle encore des trésors de mystères!
Merci, Eve, d’aimer mon moulin et ses histoires vraies ou inventées. La proposition de François lui allait comme un gant…
Étienne, et Rosalie, cachée derrière le moulin, absente de la photo… que s’est-il passé après, une fois la photo prise?
Que vous soyez perdu dans mes personnages, je le conçois. Surtout si vous suivez d’autres histoires de nos coparticipants à ce rectoverso. Je fais court sur la généalogie de la famille de mon personnage Étienne. Le garçonnet de la photo est le grand-père d’Étienne. Ce grand-père a eu deux fils, dont l’un est l’oncle Charles qui a élevé Étienne après le décès accidentel de ses parents. Charles et sa femme Eugénie ont une fille Rosalie. Rosalie et Étienne, cousins germais sont donc élevés ensemble. Le drame arrive lorsque Étienne met sa cousine enceinte. Banni de la famille, il part à New-York. Dans mon texte 12, la personne qui parle est le fis d’Étienne et Rosalie.
Quel plaisir la lecture de ce texte Emilie ! J’aime la forme du récit, l’enquête menée à partir de la photo (qui m’évoque le Lot-et-Garonne…), l’histoire des personnages qui gravitent autour de ce moulin. (merci aussi pour le commentaire sur la généalogie)
Merci pour ce gentil commentaire. J’ai essayé de répondre au mieux à la proposition de François. En fait ce moulin est en Tarn-et-Garonne. J’ai vécu 40 ans en Lot-et-Garonne.
Emilie , cette photo est émouvante et ce moulin provoque tant d émotions , qu on le ferait bien parler … mais tu le fais tres bien , belle mise en scène de ce premier amour qui emportera tout … Merci
Oui, Carole, comment ne pas parler de ce moulin et de tout ce qu’il a vu et entendu. Merci pour te lecture et pour ton commentaire.
Toute photographie est une histoire. Et face à elle tous les peut-être ne sont-ils pas l’âme de la littérature ? Et une énigme, comme (presque) toujours : qui est le ou la photographe ? Merci pour votre texte.