- Ça a commencé avant, mais ça aurait pu être plus tard. Ça aurait pu. Quelques années après. Cela ne changerait en rien les perceptions, la gravité des faits et de ce qui n’en sont pas des faits, disons des décisions ou des négligences. Hurlement.
- La nuit, l’obscurité ne lui fait pas peur, seulement le croassement des crapauds dans le bassin du jardin capte toute son attention, trop de force, ça entre par les fenêtres ouvertes de sa chambre, ça ne ressort pas. Vieux mas provençal où elle habite, bassin adjacent au corps du bâtiment où elle ne s’endort pas. Elle se demande s’ils croissent parce qu’ils ne peuvent faire autrement ou pour plaisir d’entendre leurs voix, elle se demande s’ils copulent durant tout ce temps. Ses parents gémissaient-ils lorsqu’ils faisaient l’amour ? Sont morts depuis longtemps. Les crapauds.
- Ne pas manger, ne pas entendre des mots tus. Surtout ne pas les imaginer trop souvent. Savoir sans savoir. Reconnaitre. Grandir quand même. Sans alternative.
- Il aurait tout de même fallu savoir. Entendre autre chose lors des repas trop longs que les silences d’un bavardage sur la saveur délicieuse des plats difficile à avaler, les aléas des prévisions météorologiques et les allées et venues des voisins bizarres dont elle n’a que faire. Les mots passent. Rien à foutre d’eux. Ça aurait aidé à mieux, oui disons à mieux plutôt qu’à plus. Ça aurait fait gagner du temps, réduit le nombre d’années passées, allongée sur un divan défoncé, face à tapis berbère, un désert de laine rouge presque sang pendu au mur pour amortir les phrases, les sanglots, les blancs et noirs, chez un psychanalyste. Plutôt. Gagner ou perdre du temps.
- Les auto-tamponneuses des fêtes foraines pour évacuer. Les coups de poing ravalés, les étincelles, les couleurs criardes des carrosseries des auto-tamponneuses, les éclats de voix de gorge, les rires dégoulinants des jeunes qui se rentrent dedans. Dehors, en dehors d’elle que disent-ils d’elle, d’eux ? Comment font-ils avec ça ?
- De quoi il faut poser la question. C’est la question. L’unique. Comment ça s’est passé exactement cet ordre de faits. Mais avant il y a déjà eu les prémices des premières idées, rejetées peut-être, les désirs, ravalés peut-être, les mots, chassés, de peur de. La décision a bien dû arriver un jour. S’en séparer, l’éloigner. Il y a eu tous les mots à peine prononcés, enfilés les uns après les autres comme les pâtes d’un collier confectionné à l’école maternelle pour la fête des mères. Puis tous ces mots furent déposés au fond d’un placard fermé à double tour, pour être oubliés là. Mais garder le résultat, il faut bien l’appeler ainsi. Elle, Agatha, dirait abandonner.
- Elle s’appelle Agatha, avec un A, comme advenir, avenir, advertance, aimer, abolir, avorter… Ne pas avorter, non. A. Première lettre de l’alphabet, elle sera première de la classe. Je ne sais plus qui est, que fait Agatha dans le roman incestueux de Marguerite Duras. Elle crie ?
- Agatha aime les pois de senteur, qu’on lui offre des campanules orangées, des fleurs pour inhiber la peur paralysante de la fragilité. Elle aime la figure de la spirale des coquilles d’escargots, se draper dans une belle couverture de mohair, les galets lourds lisses, les robes chemisiers légères dont la jupe s’envole comme Marilyn Monroe et occupe l’esprit, la main et allège la gravité des choses quelques instants, juste un peu mais c’est déjà ça. Agatha aime les pistaches grillées, les grignoter comme une souris papivore et les clafoutis pour cracher les noyaux des cerises très loin comme les garçons aiment à pisser loin, elle aime faire des ricochets sur les lacs verts des montagnes et puis encore ne pas. L’idée de partir seule (elle a pourtant eu sa dose de solitude depuis le temps). L’idée de ne pas partir seule (pourquoi ne pas partir seule puisque de toutes façons elle est seule même avec d’autres). Le vent passe. Du vent, dehors, rien à voir, que dire ? Tout ne s’envole pas, ne disparait pas. Non ne pas dire qu’elle a été. Délaissée.
- Abandonnée. A été abandonnée. C’est ça son drame majeur. Personne n’en dit rien. Ça n’existe donc pas. On est tous abandonné, pourrait reprendre en chœur le cœur du sujet. Enfant aussi je fus abandonné. Toi aussi. Toi aussi. Moi aussi. Je ne suis pas la plus forte. C’est ça le sujet. Lequel ? Agatha, s’il te plait. Ne dis pas n’importe quoi. Si abandonnée. Je ne veux pas perdre la partie pourtant. Bartleby. Préférer ne pas sinon
- Sinon visiter le Zoo de Maubeuge avec sa butte aux lamas, ses escaliers de ciment au sein du bunker, leurs grands yeux sans paupière, leurs oreilles dressées vers les Andes, vers l’Est. On est au Nord. Ils se regardent, s’ennuient sans doute. Que font-ils sur leur butte ? Comment vivent-ils ? Jusqu’où peut aller l’ennui ?
- Ne pas chercher à faire plaisir aux gens. Ils ne m’ont pas fait plaisir en me laissant là. Ne pas donner satisfaction. M’éclipser. La liste pourrait être longue. Ne pas lister. Marcher en écoutant d’Ali Khan dans un gros casque. Prières en boucle, en bouche. Je ne comprends pas. Ne plus entendre le silence. Ne rien donner de moi. Fermeture.
- De la pièce en question je ne me souviens que de la cheminée à l’âtre immense, au feu de bois réduit en braises, du tapis épais aux teintes chaudes juste devant les flammes, tout près et nos corps jeunes, serrés l’un contre l’autre dans ce séjour vide haut de plafond et sombre et c’était une nuit silencieuse et à part nous deux et rien et le peu de mots prononcés et un désir à la place et le plaisir du désir, du désir vécu, aimé. Dans la nuit, le froid, on s’est endormi sur ce tapis persan posé directement sur le sol. Poitiers ou Angoulême, je ne me souviens plus. Presque rien, mais tellement tout ce moment, cette scène ancrée dans la mémoire sans savoir pourquoi, une scène d’une telle banalité, sans même d’intensité majeure. Pourquoi n’ai-je pas oublié ce moment-là, ces heures-là, cette pièce dont l’idée s’est déformée au fils des années. Oublié le corps de l’autre, le prénom de l’autre, pas oubliée cette cheminée, sa lumière et sa chaleur.
- Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowsli. Rien à foutre. Agatha de l’autre côté du monde, du miroir, fatiguée évidemment. Et la fatigue des hirondelles, des vieillards, des bébés, des palestiniens, des nomades, des combattants, des vivants et des morts et la fatigue vitale, virale, viscérale… Vire-moi ça de là, mais comment vivre sans ?
- Le vent, du vent pour laisser s’éloigner les choses, s’étioler les particules de poussière dans le soleil et aussi et encore dans un vent chaud, douceur dans les cheveux, les cheveux courts comme un garçon. Agatha tu n’es pas un garçon, pourtant, on ne te veut pas de cheveux longs. Ne pas te prendre pour une princesse capricieuse qui dit non, pas ça non, gâtée oui, même pas abandonnée. Quelle idée tu as. Tu racontes n’importe quoi, on t’aime moi pas tu pensais, tu ne pensais à rien, à tout Agathe pour ne pas leur reprocher, pour grandir quand même. S’appuyer sur les mots des autres, les mots des livres, c’est comme ça que.
- L’écriture venue pour palier. Des gestes des autres aussi. Peut-il en être autrement Agatha, avec un A comme âne, animal, vertical. Comment as-tu grandi ? Sur quel totem t’es-tu appuyée ? Tu t’es adaptée enfin tu as réussi à t’en sortir n’est-ce pas, Agatha. Tu as lu, relu, pas tout perdu. Seulement beaucoup oublié. Où sont passés les crapauds ? Et les cailloux blancs pour ne pas se perdre dans la forêt du Petit Poucet ? Tu préfères les histoires vraies, même si tu ne sais pas ce que c’est le vrai d’une fiction, plutôt que les contes, même si les enluminures t’enchantent. Rêves de non château, de fol chatoiement. Parvenir au détachement, à la légèreté du jeu, une nuit étoilée peut-être, avant la fin de sa vie. Agatha. Ne pas abandonner la partie par peur de la perdre. La commencer en tous cas, essayer. Encore et toujours.
- Caresser un chien, un chat, un lama pour sentir le pelage, sa chaleur d’être vivant sous la peau de la main, son cœur battre, son relâchement, son étirement, ses yeux regarder les yeux. Le regard des autres. Ils ont toujours ne pas aimer les animaux, ni les enfants, ceux des autres, la leur inclus. Les autres, c’est eux aussi.
- Et les arbres, tu allais les oublier, eux ils t’ont aidée, par leur fidélité, leur longévité, leur parole tenue. Ils restent là où ils sont les arbres. Ils ne changent pas d’avis même malmenés par la tempête. Ils restent fidèles, ils demeurent intègres. Cabane refuge, sécurisante, assurée pour toujours. Un coin, reclus, repli. Une chambre à soi pour toujours. On rêve éperdument de toujours, on manque de toujours, même paraît-il dans la position d’une enfance heureuse, inoubliablement plus que parfaite, idéale. Puis-je croire en ça, ça peut se faire ça ? Que faut-il omettre pour que c’est l’air possible, crédible, ça ?
- Et les autres Agatha, comment font-ils les autres ? Ils apprennent à faire, ne pas faire, défaire, refaire, contrefaire, méfaire, taire et mentir pour passer devant les autres ou se servir des autres pour faire. Qui sers-tu, à quoi sers-tu Agatha ? À quoi ça sert tout ça, il nous reste si peu à vivre, il fredonnait ça, durant tout un été. Un été chaud et ensoleillé, c’était il y a longtemps. Soleil encore là mais il brûle la Terre, les arbres, les corps, le reste. Que reste-t-il encore ?
- Lasse de trimbaler le passé. Vivre sans. Sans toit ni loi. Agnès Varda et ses paniers d’osier de nourritures confitures. Je n’aime pas les confitures. Roland Barthes n’aime pas les gros, et s’intéresser à la nourriture, manger ne fait pas intello, écrit-il plus ou moins dans Roland Barthes par Roland Barthes. Bartleby. Baby. Billes en tête. Pourtant. Pourtant la liste des aliments nécessaires à la survie d’une maison ne reste pas que punaisée dans la cuisine de Marguerite Duras. Elle la publie. Manger ou ne rien avaler, être ou ne pas être. Ne pas continuer en enchainant sur les sorcières de William Shakespeare. Agatha ne fais pas ça. Pas ça. Mange et ferme ta bouche en mangeant. Ferme-la. Ne pense pas.
- Pas pu oublier la solitude de l’enfant unique, unique dans sa solitude. Nue dans sa solitude. Echapper de soi, n’être plus soi. Oublier, lire, écrire, lire, oublier un peu beaucoup à la folie. Sentir mais pas trop. Et les crapauds ont-ils quitté la maison ou l’ont-ils envahie ? Imagine une maison partout de crapauds. Sur la vie des crapauds, je ne sais presque rien. Savoir parti avec l’eau du bain, comme le bébé parti, fini baby. La baignoire est un peu sale après. C’est tout.
- Il manque tant de pièces au puzzle. Placer abscisse et ordonnée. Les quartiers ne se relient pas, les années ne se suivent pas, les histoires ne racontent rien qui vaille. N’est-ce pas préférable ainsi ? Pour qui dis-moi Agatha ? Il, le père a voulu oublier, a renié, dans son mutisme trop radical pour avouer, trop de peurs, la mère, elle, a voulu oublier, dans son bavardage de trop faible pour dire, pour avouer, assumer l’abandon. Jamais ils n’ont abandonné leur fille. Jamais Agatha ne fut dans son placard de chambre. Jamais seule. Jamais ou toujours. Version recto ou version verso ?
Merci pour Agatha et toutes ces bribes d’histoires.
Dans de multiples recoins de ce fragmenté, j’entendais le souffle d’Agata, ses questions, ses colères, ses contournements…
Elle traverse gorge serrée, garde la tête hors de l’eau, une brassée en avant, aussitôt un dos crawlé vers l’arrière,
Un recto-verso, un pile et face, un devant derrière…
Merci Yael de cet écho sensible…
…ne pas entendre des mots tus….
entre les mots, entre les lignes, en contre jour, au verso d’un recto, on les entend, les mots… la puissance de ces fragments est égale à la puissance de vie d’Agatha… c’est pas peu dire.
Grand merci.
Merci Eve de cette attention, et puis l’image du contre-jour est belle