#rectoverso #05 | La pièce manquante

J’y étais déjà revenu, et déjà j’avais trouvé porte close. Les deux battants vert bouteille me paraissaient moins impressionnants que lorsque j’étais enfant, mais c’était bien la même entrée, le même sas derrière, sans aucun doute, puis la porte vitrée qui menait à l’escalier enroulé autour de l’ascenseur. Nous habitions ici, au premier étage, ma sœur et moi, avec ma mère et Yvon, mon beau-père, à deux pas de la place de Clichy, rue de Leningrad, redevenue depuis rue de Saint-Pétersbourg.

J’avais en tête un plan très sûr de l’appartement que nous occupions, et je l’ai immédiatement reconnu quand j’ai consulté l’annonce de l’agence immobilière. L’entrée menait à gauche sur le double salon, à droite sur la cuisine, les toilettes, et les deux chambres au fond, qui donnaient sur la rue de Florence. Mais tout avait été refait, les moulures du plafond restaurées, les murs repeints en blanc. Un élégant parquet en chêne blond, de type bâton rompu, s’étendait de l’entrée aux deux pièces du salon, jusqu’aux chambres.

La cuisine aussi avait été entièrement repensée. La fenêtre qui donnait sur la cour intérieure avait fait place à une verrière de type atelier en aluminium noir, les murs étaient peints couleur vert d’eau, un carrelage faussement rétro couvrait le sol, une crédence et un plan de travail en faux marbre surmontaient des meubles modernes en bois clair, équipés de neuf. Le couloir et les chambres, enfin, pareillement lumineux — rien n’avait été oublié par les architectes et décorateurs d’intérieur pour redonner tout son cachet à cet appartement 1900.
Je refermai l’écran de mon ordinateur. J’aurais voulu contacter l’agence pour obtenir une visite, mais nous étions vendredi en fin d’après-midi, et je repartais dimanche.
Je quittais ma chambre d’hôtel, marchais un long moment avant d’aller dîner, mais rien n’y faisait, mes pensées me ramenaient toujours à cet appartement.

Le soir, alors que le sommeil me gagnait, je fermai les yeux, et, derrière mes paupières, toujours les mêmes images persistaient. J’avais encore en mémoire le nouvel agencement des pièces, mais, dans la pénombre qui avait envahi l’appartement, je commençais à discerner d’autres contours, ceux familiers de mon enfance, quand j’avais entre dix et quinze ans. Des odeurs oubliées me revenaient, que je ne parvenais pas à identifier. Était-ce un songe ? Je repoussai l’épais rideau rouge-vermeil qui protégeait la porte d’entrée et m’engageai dans le couloir. La lumière de la rue éclairait faiblement le double salon, projetant des ombres fugitives sur les murs. Le vieux canapé était à sa place, en face de la télé posée sur le tapis persan, désormais rongé par les mites. Je m’approchai du piano près de la fenêtre. Je laissai mes doigts courir sur les touches recouvertes de poussière, avant de me diriger vers l’autre pièce. Je remarquai aussitôt le bar mappemonde en bois de noyer, les fauteuils de style Louis XV, la table ronde où nous dînions. Partout, une couche épaisse de poussière, le bois vermoulu, les tissus usés à la corde. Un grésillement familier me fit tourner la tête en direction de là où se trouvait autrefois la chaîne hifi. Elle était toujours là, et ce sont les premières notes de Nut rocker, la suite pour ballet de Casse-noisette, de Tchaïkovski, jouées au piano bastringue sur un rythme de rock endiablé qui résonnaient tout à coup dans l’appartement. Je vouais une véritable passion à ce morceau de B. Bumble and the Stingers lorsque j’étais enfant, j’avais dû l’écouter en boucle des dizaines, peut-être des centaines de fois, et c’était bien mon vieux 45 tours qui tournait sur la platine. Je levai les yeux : les bibliothèques recouvraient toujours les murs. Je revins sur mes pas : le couloir aussi était encombré de livres. La cuisine m’apparut minuscule et sombre. L’ouverture sur la cour intérieure était trop étroite pour éclairer la pièce. Les murs orange et le lino marron au sol assombrissaient le tout. Sur le côté de l’évier en faïence, il y avait l’un de ces bacs dont se servait Yvon pour faire jaunir dans du thé des feuilles de papier, dont il se servait ensuite pour restaurer les livres qu’il achetait aux puces, où je l’accompagnais certaines fois. Je me dirigeai vers les chambres, celle à droite que nous occupions ma sœur et moi, et l’autre, celle des parents. Je m’arrêtai devant les toilettes, sur ma gauche. Des étagères placées très en hauteur abritaient des revues pornographiques, qu’on avait faussement imaginées hors de portée de mes mains d’enfant. Yvon avait fini par deviner que j’avais découvert sa cachette. « C’est notre petit secret, » avait-il murmuré. « Ta mère n’a pas besoin de savoir. »

Nous dormions, ma sœur et moi, dans des lits superposés. J’occupais celui du bas, qui formait comme un coffre fermé sur trois côtés, le vaisseau où s’épanouissait mon imagination, là où, le soir venu, je me précipitais rejoindre le rêve commencé la veille. J’étais, dans le chariot bâché d’une caravane lancée à la conquête de l’Ouest, celui qui dans son journal documentait l’épopée. D’autres fois, le capitaine d’une frégate pirate, s’apprêtant à affronter une terrible tempête ou un navire ennemi. Ma cabine à la poupe du navire offrait une vue dégagée sur la mer et l’équipage, et un accès facile à la barre. Assis à mon bureau encombré de compas, de boussoles et de cartes marines, je surveillais les manœuvres tout en notant pour la postérité dans le livre de bord nos tout derniers exploits.
Et toujours, mon lit cabine me protégeait du monde réel. Il y avait un espace inframince entre le sol et le lit dans lequel moi seul pouvais me glisser. Là, je devenais invisible. Les bruits sourds contre les murs, les voix qui s’élevaient certains soirs ne m’atteignaient plus. Dans cet interstice, j’étais hors d’atteinte. Je ne souffrais plus. Peut-être même étais-je heureux.

Alors que je m’apprêtais à partir, quelque chose m’a retenu. Je réalisai qu’une pièce manquait à mon dispositif. Le couloir, le salon, la cuisine, les deux chambres et même les toilettes, j’avais tout revisité. Mais je n’avais pas vu la salle de bain. Et même, je n’en avais aucun souvenir. Comme si elle n’avait jamais existé. Ou qu’on l’avait délibérément effacée de ma mémoire. Planté au milieu du couloir, je scrutais les murs. Mes yeux s’étaient habitués à la pénombre, et c’est alors que je vis le mince trait de lumière qui se dessinait sous une porte que je n’avais pas encore remarquée. Le disque continuait de tourner sur la platine du salon, mais les notes me parvenaient désormais déformées, étirées, douloureuses.
Je m’approchai. Il me semblait maintenant entendre des gémissements ou des pleurs, provenant de l’autre côté de la parois. Je posai la main sur la poignée, et ouvris grand la porte. Le plafonnier clignotait, projetant des ombres inquiétantes sur les carreaux disjoints. Je vis un enfant nu qui sanglotait dans l’eau stagnante de la baignoire, ses bras enserrant ses genoux contre sa poitrine.
Et lorsqu’il se tourna vers moi, derrière son regard vide, son visage me tendait un miroir où je me reconnus aussitôt.

A propos de Philippe Castelneau

Ma mère, professeure de danse, à l’adolescence, je me rêvais directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, plus tard je contribuais à créer une revue littéraire : La Piscine (aujourd'hui disparue). Je vis à Montpellier où je suis libraire. Ce métier me permet de partager quotidiennement ma passion pour les livres, tout en poursuivant mes activités d’écrivain et de photographe. Mon site : https://philippe-castelneau.com

6 commentaires à propos de “#rectoverso #05 | La pièce manquante”

  1. tu nous tiens en haleine car on sait que quelque chose va arriver, mais il faut attendre attendre
    très belle ta dernière phrase…