Je me lève toujours à l’aube. Le réveil indique 6 h 30, mais je suis déjà réveillée. J’essaie de ne pas faire de bruit en préparant mon café dans la kitchenette. Je le bois debout, face à la fenêtre qui donne sur la cour intérieure. Basquiat est-il venu à Paris ? Je ne sais pas. Il faudra que je lui demande…
France apparaît dans l’embrasure de la porte. Je ne l’ai pas entendue se lever. « Un café ? » Je lui verse une tasse. « Basquiat. Tu crois qu’il est déjà venu à Paris ? » Elle secoue la tête. « Demande-lui ! » Je souris. Elle connaît mes lubies. Elle dit que ce sont des lubies. Je crois qu’elle m’aime bien aussi pour ça.
7 h 15. J’ai juste le temps de me préparer. France se moque de ma chemise trop grande. « Eh, ça et mes Doc Martens, c’est mon look signature maintenant ! », je lui lance. Elle éclate de rire. Elle était avec moi quand j’ai acheté le lot de chemises dans un surplus aux puces de Saint-Ouen le weekend dernier. Elle m’avait dit qu’elles seraient trop grandes, mais je trouvais ça cool. J’attrape mon sac en toile, y glisse mon carnet de croquis, ma trousse avec les crayons et la gomme, l’autre avec les feutres, et le Polaroid SX-70, déniché aux puces lui aussi. Ça, c’est France qui m’a poussé à l’acheter.
Le métro est bondé. Heureusement que j’ai mon Walkman. La voix de Ian Curtis emplit mes oreilles. France connaît mes goûts par cœur. Sur ma K7, elle a écrit au feutre noir : « Pour Claire, qui préfère les chanteurs morts ». Personne ne me comprend comme elle.
Je descends une station avant l’école pour m’arrêter dans un café. Le serveur me connaît : il m’apporte un café crème et un croissant. France dit qu’il me drague, mais c’est juste qu’il est sympa.
À midi, je mange avec Serge. Il me montre le dernier numéro de The Face. Il me demande ce que j’écoute. Il me dit qu’il n’aime pas Joy Division, mais il adore Bauhaus. « Le groupe, ou le mouvement ? » Il me dit que l’un ne va pas sans l’autre, désormais. Il sort un gros bouquin de son sac. « Femmes, de Sollers. Tu l’as lu ? Tu devrais… » Il est toujours comme ça, Serge. Il faut toujours qu’il se la raconte. France dit que c’est un petit con. Elle a pas tort. Mais je l’aime bien. Il m’aime bien aussi, je crois. Il me demande si je peux le prendre en photo avec le Pola. Après, il veut que je lui donne la photo, mais je refuse. Ça l’énerve et il part. Il n’a pas vu que je l’ai vu se retourner. Je crois que ça lui plaît, que j’ai une photo de lui…
Six heures quarante-cinq, le ciel est gris. Il a plu toute la nuit. Soixante-douze candidatures envoyées depuis l’obtention de mon diplôme. Soixante-douze lettres de motivation. Onze entretiens. Trois rappels. Une proposition. Graphiste junior chez Mercier & Dumas. Petite structure, mais clients prestigieux. On a fêté ça hier soir avec Serge. J’aurais voulu que France soit là, elle aussi.
Sylvain, le directeur de création, me demande pourquoi j’ai l’air triste. L’open space est encore désert. J’ai regardé mon nouveau poste de travail, la table à dessin, les feutres Pantone soigneusement alignés, le pot rempli de crayons, l’écran couleur 16 pouces du Macintosh Quadra flambant neuf.
« Je suis heureuse, en fait », j’ai dit. « Je suis super heureuse d’être ici. » Il m’a tapoté l’épaule. « Bienvenue, Claire. C’est de talents comme toi dont on a besoin ici. La réunion de briefing est à 9 h 30, dans la salle que tu vois là-bas. D’ici là, prends le temps de t’installer. »
J’ai attendu qu’il s’éloigne pour sortir mon carnet à la couverture usée. J’ai noté la date et l’heure, puis j’ai commencé comme toujours : « Chère France… ». Un vieux rituel, désormais, pour commencer la journée.
Un type avec un t-shirt Sonic Youth est entré et s’est installé au bureau voisin. J’ai refermé mon carnet. « Thomas, salut. « C’est toi, la nouvelle ? » Il parle vite, les mots se bousculent. Il me demande ce que j’ai fait, avant, mais il a l’air de s’en foutre un peu. Ou c’est moi, je ne sais pas. C’est ça que je disais à France dans ma lettre : je viens de décrocher le job de mes rêves, mais c’est comme si ça n’était pas réel.
Ce soir, en rentrant, j’ai parlé longtemps à France de tout ça. J’avais mis une K7 pirate des Cure, un concert à Bercy en décembre 85. Elle ne m’a pas fait remarquer que la cassette était à elle, autrefois.
Cinq heures quarante-sept. J’éteins le réveil avant qu’il ne sonne, comme chaque matin, pour ne pas réveiller Alexandre. Il a travaillé tard hier soir. Son roman progresse lentement. Il doute, mais moi, je sais qu’il y arrivera. Enfin, j’essaie d’y croire.
Je me lève sans bruit, j’enfile le vieux t-shirt trop large des Smiths qui traîne au pied de la commode. La petite dort encore. Je m’assois au bord de son lit. Deux ans. Un ange quand elle dort. Je ne parle jamais d’elle avec France : quand on partageait notre appart, c’était elle qui rêvait d’avoir un jour des mômes.
Dans la cuisine, je prends mon café en regardant Paris par la fenêtre. Notre appartement n’est pas grand, mais la vue sur les toits est superbe. Je sors mon carnet. Je fais ça aussi chaque matin, quelques croquis rapides — la cuisine, la tasse fumante, un visage entrevu la veille dans le métro. Je dessine pour moi, sans contrainte.
Trente ans, une petite fille, un mari, un métier qui m’éloigne de mes rêves. Mais aussi, la conviction que ce n’est pas trop tard, que les compromis d’aujourd’hui ne sont pas des renoncements définitifs. Je n’ose pas en parler avec Alexandre. Mais à France, je le dis.
La petite se réveille. Je range le carnet. Alex émerge à son tour. La petite est blottie dans son cou.
« Tu as avancé hier soir ? »
Il hausse les épaules.
Huit heures. Je me prépare. Dans la salle de bain. J’évite le miroir — je ne me reconnais plus quand je croise mon reflet. Ça fait rire France, quand je le lui raconte. « Tu peux te marrer, évidemment, toi », je lui dis. Je me brosse les dents, attache mes cheveux en un chignon approximatif. Un peu de fond de teint, pas de mascara ni de rouge à lèvres. Le temps du maquillage élaboré et des coiffures travaillées est révolu. Trente ans, et déjà l’impression d’avoir capitulé sur tant de fronts.
Je me regarde enfin dans le miroir. Qui est cette femme ?
« Tu es belle, » dit Alex, dans l’encadrement de la porte.
À midi trente, je m’échappe du bureau. Pas de déjeuner d’affaires aujourd’hui, pas de sandwich avalé devant mon écran. Je marche jusqu’à Pompidou, à vingt minutes de l’agence. J’ai une heure, pas plus. Tant pis. Je m’arrête devant un Rothko. On contemple toutes les deux la toile, France et moi, hypnotisées par les champs de couleur. Mon téléphone vibre dans ma poche. Alexandre. Une photo de la petite au parc, sur un toboggan. « On pense à toi ». Je souris et range mon portable. « Il est beau, ce Rothko, non ? » Personne ne me répond. France a déjà filé. Une femme me jette un regard curieux, avant de s’éloigner elle aussi.
« Quarante ans. Divorcée depuis trois mois, deux semaines et quatre jours. Je vis seule une semaine sur deux… Je revois Serge de temps en temps. Toujours aussi con. Toujours aussi séduisant. On a à nouveau couché ensemble… Tu as vu, j’ai retrouvé mon vieux Polaroid dans un carton jamais déballé, enveloppé dans un pull qui t’appartenait, France. Le mécanisme est intact. On trouve à nouveau des films. J’en ai acheté trois cartouches hier, à la FNAC. »
Je pointe l’appareil vers toi. Le déclencheur fait son bruit caractéristique. La photo s’éjecte lentement. Je la prends et la secoue machinalement. Il paraît que ça ne sert à rien. L’image se révèle peu à peu, et je sais qu’il n’y aura rien dessus : on ne photographie pas les fantômes. Mais on ne cesse jamais de leur parler : on ne parle vraiment qu’avec ses morts.
« L’image se révèle peu à peu, et je sais qu’il n’y aura rien dessus : on ne photographie pas les fantômes. » Cette phrase me fait penser au livre d’Anne Michaels ETREINTES (Editions du sous-sol 2024, traduit de l’anglais (Canada)) dans lequel il est question d’un photographe. Des fantômes apparaissent sur ses clichés, des visages qu’il ne se souvient pas avoir photographiés.
Merci pour la référence, je vais y jeter un œil !
C’est limpide, l’écriture en son cours, on dirait que rien ne peut l’arrêter, on voudrait en lire plus, des pages et des pages encore, comme des marées. C’est superbe. Et fascinant.
Oh Serge, un immense merci pour ce commentaire qui me va droit au cœur. Très touché…
J’ai été passionnée par ton personnage et hyper émue, je savais que France était morte mais j’ai pleuré à » je sais qu’il n’y aura rien dessus : on ne photographie pas les fantômes. Mais on ne cesse jamais de leur parler » j’aime bien aussi qu’elle secoue la photo quand ça ne sert à rien. C’est tellement vrai tout ça.
Merci beaucoup Catherine…
C’est un texte très réussi, une vie qu’on aimerait suivre encore, avec France, toujours.
Ça m’a fait penser (dans le déroulé) à Un cœur simple, Claire une Félicité moderne