#Rectoverso#05: la briqueterie

Recto
La briqueterie lentement se décompose, la vieille usine aux fenêtres arrondies telles de majestueuses baies de fer et de verre ouvertes aux points cardinaux sur la forêt, sur l’entrée dans la ville, sur les silos à blé, sur les jardins ouvriers, les carreaux cassés certains débris tombés récemment lors d’un épisode de mistral, la vieille dame a perdu des tuiles et ses tasseaux de charpente pendent mangés par les vers et ramollis par les pluies, le portail a disparu laissant béante la grande ouverture où rentraient des chargements tirés par des tracteurs, de terre à mouler en parallélépipèdes, à briqueter, puis à cuire dans les hauts fours dont les parois ont été pillées brique par  brique, les noyers et les acacias ont poussé près des murs, délabrant lentement les fondations par leurs vivantes racines, solides racines, fouissant dans le sol à la recherche d’eau, au mur ouest une fissure large d’un bras  du haut en bas des deux étages fendant le mur en biais, un mur de pierre décrépie ou s’accroche un gros lierre avec son cortège d’abeilles et de fourmis,  de passereaux lors du mûrissement des fruits, au sol de la menthe sauvage du thym des hautes graminées fanées poussent dans une terre pâle et compacte habituée aux manœuvres des véhicules lourds, des rejetons du grand lierre grimpant tout autour de la bâtisse, épousant les pierres à nu, dans les gravats une mue de serpent la gueule ouverte et comme deux petites cornes, la gouttière de zinc fendue dans la longueur, dessoudée quasi dépliée, trois tiges de fer toujours en place sur une façade devant servir à accrocher une poulie,  au-dessus du portail côté route un grand tag soigné bleu et violet « zone défense active culture », un reste de tag en lettres cursives « La liberté » avec une suite illisible, et des chats furtifs, silencieux, maigres et gras, des baroudeurs à cicatrices et oreilles dentelées par leur vie de bagarres pour un territoire rare.

Verso
Oui mais voilà, s’il y a parfois victoire pour des confettis de biodiversité, les fossés, le tour des troncs de marronniers, les bords de route, les carrés d’herbe volés aux trottoirs des grandes cités, le combat est perdu pour la colonisation de nos ruines par les plantes les animaux et les nostalgiques d’un autre temps, jusque-là les noyers les lierres les matous et baroudeurs n’ont pas réussi à faire armée, encore moins à livrer une bataille : sur ce territoire rare des murs de béton hérissés de ferraille s’élèvent au ras de la route, leur volumes pour l’instant incompréhensibles, un vrac de béton gris clair à plusieurs étages augurant d’un centre commercial, d’un immeuble de rapport, ou d’une très grosse pharmacie entourée de galeries , le bruit courant que le pharmacien adjoint au maire a racheté le terrain pour construire une entreprise pour sa fille, tiens voilà un joli moyen de garder ses enfants, il y a des vacarmes d’engins dans la poussière, une grue jaune une grue rouge, des va-et-vient de camions et d’ouvriers casqués inconnus dans la région, de la terre du lierre et des noyers il ne reste rien, ni des larges baies de fer et de verre  au dessus arrondi qui apportait la lumière au vaisseau,  on n’imagine pas qu’il y a eu du vert de la pierre et du vivant, et où sont passés les zadistes les vagabonds les vipères et les chats?

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis 20 ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

6 commentaires à propos de “#Rectoverso#05: la briqueterie”

  1. le décor du recto, en décomposition certes mais plein de charme, aurait pu servir de scène à un polar scandinave, quoi de plus génial qu’une briqueterie désaffectée pour insinuer du mystère… et puis le retour au réel en verso, et le bruit qui court… ah racheté, détruit, rasé pour installer la fille du maire ou du pharmacien
    très bien vu et super bien conduit…
    (ça me ramène à ma maison familiale récemment rasée, supprimée de la carte…)

  2. Juste le réel (pour le verso), je ne suis pas à l’aise avec l’invention. Ah la maison familiale rasée!! inexorable déroulement du temps. Merci de ton retour!

  3. ..on aimerait croire que ce « juste réel » soit de la fiction, que « ça » n’existe pas mais…la communauté des chats pourrait bien un jour se transformer en armée aux griffes acérées. Merci pour ce texte cru et beau.

  4. Merci Eve, il parait que les éléphants se défendent devant la réduction de leur territoire à l’état de confettis, oui pourquoi pas d’autres animaux? On en rêve parfois.