#rectoverso #07 | SOS

Recto :
le fait qu’il a annoncé ça l’air de rien dans une conversation banale « tu sais que » le fait que comme il a choisi une conversation banale j’ai choisi une réaction banale c’est-à-dire pas de réaction le fait que j’ai laissé la conversation filer complètement nouée terrifiée le fait que j’ai caché mon émotion mais je ne sais pas si j’ai bien fait le fait qu’il avait choisi la légèreté pour me dire ça le fait que j’ai tendance à m’accorder à son état émotionnel à cause de notre excellente relation le fait qu’il souriait et semblait dans un état de partage tranquille le fait que c’était au printemps « tu sais que cet hiver »  le fait que la légèreté c’était pour signaler un à côté de l’information principale le fait qu’ « ils ont été bien à SOS suicide sur le coup mais il n’y a pas de suivi » le fait qu’ « SOS suicide n’ont jamais rappelé » le fait que ça semblait être l’information principale ce manque de suivi le fait qu’il lui ont expliqué que s’il les appelait c’était bon signe ou quelque chose comme ça le fait que je ne me rappelle plus très bien j’étais retournée le fait que comment ils travaillent m’intéresserait maintenant mais sur le coup je n’écoutais pas le fait que je me disais qu’il me l’annonçait des mois après le fait que votre enfant peut aller très mal et vous ne le savez pas le fait que pourtant nous avons une très bonne relation d’échange et de confiance  le fait qu’on n’a pas assez d’antennes ou pas assez puissantes le fait que je savais que c’était difficile mais pas à ce point le fait que j’ai eu l’impression d’avoir tout raté le fait que je n’ai sûrement pas été à la hauteur d’être mère le fait que j’ai adoré être mère et que j’adore toujours le fait que j’avais décidé de me suicider si je n’étais pas mère le fait qu’il ne le sait pas puisque j’ai été mère le fait que c’est mon fils unique le fait que le père n’en voulait pas d’autres le fait que j’ai pleuré les enfants non nés le fait que j’ai respecté les vœux du père le fait que je pleure toujours les enfants non nés le fait que je dévie je parle de moi le fait qu’ il s’agit quand même d’enfants et de vie le fait qu’il s’approchait de la fenêtre le fait qu’il était attiré par la fenêtre et qu’il essayait de ne pas s’en approcher le fait que c’est difficile de ne pas s’en approcher dans 20 m2 le fait qu’il habite au troisième étage le fait que ça donne sur une cour non fréquentée le fait qu’on ne l’aurait pas trouvé le fait que je dois arrêter d’imaginer le fait qu’être attiré ce n’est pas sauter le fait que c’est ce qu’ils lui ont expliqué à SOS suicide le fait que je n’ai pas compris l’explication le fait que j’étais chamboulée je n’entendais pas tout le fait qu’il était bien là devant moi souriant le fait que ça a recommencé deux fois « au fait je t’ai dit que cet hiver ? » le fait que je dis oui tu m’as dit et tu m’as chamboulée le fait que comment peut-il s’imaginer que je peux digérer une information pareille le fait que pourquoi il redit toujours ça dans la légèreté le fait qu’il veut peut-être me protéger le fait qu’on veut se protéger les uns les autres le fait que je ne sais pas si on y arrive vraiment le fait que c’est sans doute SOS suicide qui l’a protégé le fait que je n’ai même pas envie de rigoler en disant que ce sont les anges ou que ce n’était pas son heure le fait que je ne veux pas dénigrer les anges c’était peut-être eux le fait que je leur fais mes excuses  le fait que je n’ose plus ouvrir la fenêtre quand je vais chez lui le fait que je voulais repeindre la rambarde de sa fenêtre et que j’ai fait un gros effort pour être normale le fait que j’ai ouvert la fenêtre et repeint la rambarde  le fait que j’avais bien réfléchi et décidé qu’il fallait être normale avec la fenêtre le fait qu’à vingt ans un ami s’est balancé par la fenêtre le fait que j’étais la première à le trouver

Verso :
le fait qu’on hésite à en parler le fait que tout peut être écrit sinon quelle trace ? le fait qu’on ne sait si les traces ont une importance mais partager les expériences de vie peut-être le fait que certaines traces s’effacent certaines très vite mais d’autres pas le fait que nos traces d’activité nucléaire s’effacent si lentement qu’elles ne s’effacent pas le fait que je m’apprête à en parler le fait que Théo est arrivé dans notre maison des remparts précipitamment le fait qu’il était tout blanc le fait que quand il m’a dit « t’as du cran ?» j’ai répondu oui le fait qu’à cette question posée en ce qui semble être une crise on ne peut répondre « non » le fait que non je n’ai pas de cran je ne veux pas savoir pourquoi tu es tout blanc on ne peut le dire le fait que je ne savais pas si j’avais du cran  le fait que je l’ai suivi à trente mètres en amont de notre maison le fait que notre ami gisait au sol et gémissait encore le fait qu’on était les premiers mais que vite les gens sont arrivés le fait que c’était l’heure de la sortie de l’école et que quelqu’un a pris ses enfants à l’école le fait que sa veuve est arrivée en bigoudis le fait qu’ils étaient jeunes tous les deux mais avaient déjà trois enfants le dernier au berceau le fait qu’il avait déjà essayé au gaz dans sa voiture mais qu’elle l’avait trouvé à temps le fait que là il n’était plus temps le fait qu’elle pleurait sur lui en disant «  on s’en serait sorti » le fait que le sang coulait en rigole jusqu’à notre maison en contrebas le fait qu’on a frotté la rue au balai brosse le fait que c’était la veille de la reprise du travail de sa femme le fait qu’on était au début d’une nouvelle année scolaire le fait que je ne sais comment s’en sont sorti les enfants le fait qu’on a dû leur raconter autre chose le fait que les enfants savent quand les parents mentent le fait qu’il n’y avait plus qu’un parent à mentir le fait que les enfants savent  quand ils ne peuvent pas poser de questions le fait que « dis maman pourquoi tu mens ? » ce n’est pas possible le fait qu’à la cérémonie de l’église le cercueil est resté devant la porte le fait que tous les gens étaient dedans le fait que lui était dehors le fait qu’il était ingénieur et qu’il était prof le fait que prof il ne pouvait pas le fait qu’il était donc homme au foyer le fait qu’ homme au foyer il ne pouvait pas non plus le fait que c’était un beau foyer de trois étages le fait qu’il s’est jeté de la petite fenêtre du grenier au quatrième étage le fait qu’on savait qu’il n’allait pas bien le fait qu’on se demande « qu’est-ce que j’aurais pu faire pour ? » le fait qu’il y a peut-être un peu de destin un peu de malchance un peu de libre arbitre le fait qu’on ne sait pas comment les trois sont dosés le fait qu’on peut en revenir aux expériences sur les jumeaux pour savoir le fait qu’on n’a jamais les résultats clairs et définitifs de ces expériences le fait que notre libre arbitre est la proie des prédateurs le fait que les prédateurs sont nombreux et les potentiels prédateurs aussi le fait que la destinée est une notion abstraite le fait que naître à Kiev ou St Petersbourg c’est quand même une destinée concrète le fait que lui était né à Lille et mort en Provence le fait que je ne sais s’il a été mis à part au cimetière ou pas le fait que la malchance est une notion subjective le fait qu’allier malchance et résilience c’est tendance le fait que la chance est aussi une notion subjective le fait que certains font de la chance une malchance et d’autres de la  malchance une chance le fait qu’on a peu de pouvoir sur le choix de l’autre de vivre ou ne pas vivre le fait qu’on a déjà peu de pouvoir sur notre choix personnel le fait qu’il y a peut-être des protections et des garde-fous mais peut-être pas le fait qu’on savait bien que c’était ce qu’il voulait

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis 20 ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.