le fait que mort il soit mort et ne soit pas un chien le fait qu’il s’appelle Pierre comme le chien mort à Rome il avait dix ans le chien le fait qu’il ne soit pas mort de vieillesse à dix ans non le fait qu’il soit mort d’un cancer foudroyant et qu’il n’en sache rien ne sache pas et nous non plus et vous non plus pas plus que le docteur qu’il voyait régulièrement pour le cœur le fait qu’il se plaigne d’une sciatique plutôt que d’une tumeur cancéreuse lui poussant dans la veine cave mais qui ne se plaint pas un jour ou l’autre d’une sciatique le fait que moi aussi il m’arrive de souffrir du nerf sciatique ou de cruralgie et pourtant je ne suis pas morte le fait que mort il était trop tard pour le lui dire lui dire que peut-être il allait mourir mais je lui ai dit simplement voilà tu es mort pour qu’il le sache le fait qu’il soit mort d’un cancer sans le savoir non mais qui peut dire je suis mort d’un cancer sans l’avoir su le fait qu’il en ait un niché en lui et qu’aucune phosphorescence ne l’ait signalé le fait que j’ai pensé à une anémone de mer plutôt qu’à une tumeur comme le nénuphar dans le poumon droit de Chloé le fait que ça sente le pâté parce qu’à un moment donné on a peut-être eu un méchant doute ou un léger soupçon le fait qu’on l’ait soupçonné de nous cacher quelque chose le fait qu’on se dise il va mourir sans le formuler le fait de juste le penser était inconcevable le fait qu’il a fallu le dire ton père est mort le fait qu’il n’y avait plus rien à faire alors le fait que l’été était là arrogant le fait qu’au petit matin blême je le lui ai dit le fait qu’il n’y avait rien autre à dire que la stricte vérité ton père est mort
le fait que mort il avait l’âge de ses trois enfants réunis le fait que quand mon propre père est mort j’avais l’âge qu’il avait à ma naissance le fait qu’il était né en Isère et mort en Isère alors que mon père était né à Marseille et mort à Lyon le fait qu’ils étaient tous les deux du siècle dernier et dans la famille nous le sommes tous du siècle dernier sauf un qui est né en l’an 2001 le fait que petit garçon il disait la névé sur la bouka pour dire la neige sur la montagne le fait qu’en grec montagne se dit bouka le fait que les hirondelles sur le fli sont toujours là le fait qu’il soit mort n’y change rien le fait qu’il recopie dans un cahier d’écolier des articles de géologie le fait qu’il écrive dans ce cahier d’écolier de sa plus belle écriture le fait qu’ensuite il n’ait plus jamais rien écrit parce que l’instituteur lui avait dit que de toute façon il ne serait rien d’autre qu’un paysan comme son père son grand-père et son arrière-grand-père avant lui le fait qu’il se crut frapper d’atavisme le fait qu’il ne connaisse pas ce mot à l’âge où il écrivait dans le cahier d’écolier le fait qu’il fut paysan oui mais autodidacte et le sachant le fait qu’il sache écouter le monde le fait qu’il sache décrypter les info le fait qu’il sache les chercher les info il n’écrivait plus mais lisait beaucoup le fait qu’il sache les trouver les info le fait qu’il sache observer la terre le fait qu’il sache débusquer la moindre pièce de monnaie dans ses terres le fait qu’il trouve par exemple un as de Nîmes en alliage de cuivre ou peut-être même en bronze coulé indique que les Romains étaient présents dans la plaine ou que leurs marchandises aient circulé avant Jésus-Christ le fait de le savoir faisait de lui un paysan qui n’avait pas la même temporalité que ses contemporains le fait qu’il puisse un jour tomber sur un trésor comme le char de bronze aujourd’hui exposé au Lugdunum musée et théâtres romains l’excitait comme un jeu
Dès l’ouverture le choc, ça bégaie, c’est brutal… viscéralement réussi !!! Suis jaloux de « le fait que j’ai pensé à une anémone de mer plutôt qu’à une tumeur comme le nénuphar dans le poumon droit de Chloé » et comme ponctuation finale du recto « Je lui ai dit simplement voilà tu es mort pour qu’il le sache »…Merci Cécile
Dire les choses, il y a des évidences, merci Michael d’être passé par ici.
« le fait que mort il avait l’âge de ses trois enfants réunis le fait que quand mon propre père est mort j’avais l’âge qu’il avait à ma naissance » Je me souviens dans Le premier homme de Camus devant la tombe du père et il l’a dépassé en age … « il m’arrive de souffrir du nerf sciatique ou de cruralgie et pourtant je ne suis pas morte le fait que mort il était trop tard pour le lui dire lui dire que peut-être il allait mourir mais je lui ai dit simplement voilà tu es mort pour qu’il le sache le fait qu’il soit mort » le texte qui avance et tourne se retourne repart avec le mot mort, sans ponctuation. Et tout le souffle qu’il faut pour dire et avancer pourtant, avec. Le fait du mot mort, du mot et de la chose. Le fait de la mort. Le fait que la mort est un fait. Touchée.
« Le fait du mot et de la chose » : merci Nathalie de si bien le formuler.
Merci Cécile. je te lis toujours quand tu es là. C’est fort toujours. Ne le dis pas généralement.
Merci Danièle et merci aussi pour tes lectures silencieuses.
J’ai tout particulièrement aimé la densité du recto. Bloc implacable sans ponctuation ce qui rend le texte haletant en ne laissant aucun répit au lecteur. On progresse de mots en mots, au gré des répétitions comme des prises de lecture sur la paroi vertigineuse de la mort (et ça rebondit aussi depuis la proposition précédente, et puis en ricochet sur le verso). Et il y a un amont et un aval car par de majuscules ni de points. Et pourtant les 4 derniers mots sonnent comme un point final. Et tout contre l’implacable dehors avec « l’été » « arrogant ». Merci Cécile. Toujours un plaisir de te lire.