RECTO
Gare de Mâcon, bord de quai. Que fait mon frère à Mâcon ? Un désir de province additionné à une opportunité de travail, un trou vert et pluvieux où il n’a ni connaissance ni attache, seul avec sa jeune femme au foyer qui fait des pompes et des abdos et travaille donc son corps avant de tomber enceinte ( je ne connaissais pas cette pratique prénatale), seul avec elle avant de fonder une famille, à se disputer sur la place du lampadaire que chacun reprend pour le remettre du « bon » côté du canapé (pratique de confrontation des forces), moi au milieu, en visite, assise sur canapé, les deux autres debout.
Nous attendons le père à la gare. Mon frère ne m’avait pas prévenue de cette visite, non réjouissante soyons francs. Il me dit hilare « alors tu ressens de l’émotion ? ». Je réponds par un sourire à cette plaisanterie vérifiant quand même intérieurement (ça serait la meilleure !) : aucune émotion sinon l’immense pénibilité de voir le père. On n’en a jamais parlé, mais dans sa question et son œil malin il y a connivence : je découvre avec étonnement que lui aussi n’a pas de sentiments pour le père, ce que je ne savais pas, je découvre un partage évident dans notre relation rare, taiseuse, éclatée dans le temps, éclatée dans l’espace, je découvre notre fraternité : de l’émotion ! oui, on sait bien qu’on le déteste tous les deux, qu’on l’a subi tous les deux, qu’il s’agit seulement d’un devoir filial dont, quand on y pense, personne ne nous a donné le modèle, d’où tire-t-on le fait qu’il faut s’occuper des parents quand eux ne se sont pas occupés des leurs ?? D’où tire-t-on tous les deux notre morale ?? Car bientôt c’est moi qui vais l’inviter à venir quelques jours l’été, avant que nous décidions chacun de notre côté (toujours notre relation distendue) qu’il n’est plus tenable, ni supportable.
L’Intercité entre en gare, une porte s’ouvre en accordéon, apparait le sac-à-dos gris clair qu’il avait à l’armée voilà quarante-cinq ans, puis le personnage avec ses baskets de récup, un genre de converses dont c’est loin d’être à nouveau la mode, il descend, son short informe et trop grand dont j’ai toujours peur que quelque chose ne dépasse, il nous embrasse, essayant comme d’habitude de dévier sur ma bouche, ça fait vingt-cinq ans que ça dure, il sort son paquet de P4, une petite paire de ciseaux d’écolier, coupe une P4 en deux, remet une moitié dans le paquet, sort une petite boîte d’allumettes, gratte le soufre, allume sa demie clope au raz de son nez, inspire à fond d’un grand geste manifestant son soulagement, secoue l’allumette, la jette sur le quai, et, attend qu’on s’occupe de lui.
VERSO :
Gare de Mâcon, été frais, une semaine de vacances, ma sœur est venue jusqu’ici dans ce lieu de notre nouvelle et future vie, me voir en couple car nous ne nous sommes pas vus depuis mon mariage et finalement elle connait peu ma femme, passer quelques jours ensemble.
Sur le quai nous attendons le père qui arrive d’Orléans par l’Intercité, pour trois jours, mais ma sœur repart demain je ne veux pas lui imposer cela, je ne l’avais pas prévenue, à peu près sûr qu’elle ne serait pas venue, mais finalement c’est plus léger pour moi si elle est là et je n’ai pas tant de vacances, je travaille beaucoup dans mon nouveau poste, je dois donc voir tout le monde en même temps. Soudain la situation me semble risible, nous attendons ce père insupportable et les gens qui se retrouvent dans les gares généralement se serrent dans les bras tout sourire et joyeux et parlant fort, eh ! Martine ! T’as pas changé ! je lui dis : « Alors contente, tu as de l’émotion ? », la bonne blague d’avoir de l’émotion à attendre le père, je me fais rire, elle sourit seulement. Elle a bien compris la blague pourtant. C’est sûr qu’elle ne l’a pas revu depuis quelques années, vu que je ne l’ai pas invité à mon mariage, et qu’elle a refusé de le voir, pas toujours avec succès, dès l’âge de douze ans. Oui, dans quelques secondes ce ne sera plus drôle du tout, d’accord.
Voilà le train, nous sommes devant le bon wagon, la dernière fois il a filé je ne l’ai pas vu sur le quai, il a passé une nuit à l’hôtel et s’est présenté le matin à mon appartement, comme quoi il se débrouille quand il veut, bien que suivi par la psychiatrie de secteur, cette fois je lui ai demandé le numéro du wagon, la porte se déplie, ah son sac-à-dos ! la honte, ah ! son short et son marcel blanc ! sa veste américaine ! heureusement que personne ne nous connait à Mâcon et que mes collègues sont en vacances.
« oui, on sait bien qu’on le déteste tous les deux, qu’on l’a subi tous les deux…. » et là tu me touches de plein fouet
aussi cette déformation de la bouche pour éviter de toucher la joue de l’autre
et très bien vu cet écart d’interprétation des mêmes événements, chacun sa sensibilité et sa façon « chacun de son côté »
quelque chose où puiser encore…
merci Valérie
Merci Françoise pour ce retour, oui je puise, manuscrit pour la rentrée..
00.36… la narration de ce moment fugace de « fraternité » où tout ou presque est dit, révélé, touche en plein coeur… le poids des mots justes… grand merci.
Merci Eve, très important ce retour tant il est parfois difficile de savoir si « ça marche » ou pas.
Merci Valérie pour ces deux textes qui nous racontent à la fois le père, la soeur et le père. Je me pose les mêmes questions : oui, on sait bien qu’on le déteste tous les deux, qu’on l’a subi tous les deux, qu’il s’agit seulement d’un devoir filial dont, quand on y pense, personne ne nous a donné le modèle, d’où tire-t-on le fait qu’il faut s’occuper des parents quand eux ne se sont pas occupés des leurs ?? D’où tire-t-on tous les deux notre morale ?? Je les ai vu pour de vrai dans cette scène de gare, bravo pour l’écriture.
Merci Clarence de ton retour encourageant et de confirmer que nos questions personnelles sont partagées (universelles?) , en tout cas intéressantes à écrire.
Merci Valérie pour ces deux textes. Intéressantes et dérangeantes ces relations filiales et fraternelles, donc textes réussis.
Il est vrai qu’il n’y a pas de manuel ni pour l’enfant, ni pour le parent,
il est vrai aussi que la question se pose : si le parent n’a pas rempli son rôle ou mal fait, pourquoi céder à la morale qui veut que l’on prenne soin de l’autre qui a dévié, même pas envie de savoir pourquoi cette déviance, juste envie de fuite, de couper les ponts
peut être ce qui m’a le plus gênée, c’est la légèreté du frère qui comprend et pourtant impose.
Merci Valérie, les relations entre proches sont toujours très riches et résonnent souvent chez le lecteur, n’est-ce pas ?
Merci pour ta finesse de repérage: la légèreté du frère, je n’avais pas vu, c’est subtil: il ne doit pas tout comprendre, ou bien oui, les hommes imposent (imposaient !?), ou bien certains personnages seulement. Merci beaucoup!