VERSO
Ses mains, la poterie bleue noir entre les deux. D’un bord l’autre, un roulis de poignets et le thé qui tangue. Disparaît. Nous remettons le chandail de nos univers, repartons vers nos journées, pont-levis relevé jusqu’au prochain appel. Un incalculable jour de récup, où elle grimpera jusqu’ici sans savoir si j’y suis.
Elle a suivi le Bertrand. Un ressaut de paysannerie d’une de mes lignées, qui va bien avec son prénom vieillot. Une coulée inattendue. Elle parle une seule fois de celui qu’elle a suivi en formation de contrôleur aérien, il y a une quinzaine d’années. Vite elle a su que lui ne la suivait pas. Lui c’était le contrôle, moi, tu vois, ça devait être l’aérien. Quand il a décroché Athis-Mons, elle est descendue du tandem en douceur. Elle l’imagine montrant la carte du ciel à ses enfants, puis aux petits-enfants, la carte à peine écornée dans son étui.
Je reconnais le bruit de la fiat, prépare thermos et croquants. Un miracle qu’elle me grimpe jusqu’ici, celle-là ! Une aviatrice s’extirpe de son biplan qu’elle vient de poser en territoire inconnu. Elle passe la journée entre le col, le lac et la batterie en ruine, le nez dans les mousses, le dos sur les schistes chauffés. Entre deux grappes de cyclistes elle se faufile jusqu’à mon affût avec la Thermos. Nous silence. Nous fou rire. J’aimerais dire nos moments ensemble qui croquent les verbes comme l’acide troue le vêtement. Trouver un début. A l’échoppe de Roland, une femme venue proposer un Nikon des années 70 avec des objectifs de macro. Roland n’est pas là. Un nuage en noir et blanc épinglé au-dessus du bac des tirages papiers. On en demande encore. Elle s’arrête, n’écoute plus mes conseils revenir le surlendemain plutôt fin d’après-midi il est rarement dans le labo à ce moment-là il sera disponible. J’ai conscience de parler dans le vide. C’est lui, la photo ? Euh, non, c’est moi. Trois jours plus tard, Roland a pris l’appareil et un des trois objectifs, elle est en haut, il lui a indiqué l’itinéraire. Je sors la couverture du coffre. Enfance de Sarraute en tombe quand je la déplie. Elle sourit, prend le poche comme elle retrouverait enfin une broche égarée, et commence à lire à voix haute. Le début efface ses propres traces. Elle vient de plus en plus souvent.
Je ne sais qui le plus.
RECTO
Ne plus. Je ne peux plus les voir. Je ne peux plus les entendre. L’épine dans le doigt. Les insomnies de 6h du matin. Le taxi me sera remboursé ? Vous verrez avec le docteur vous verrez avec le docteur. Avec lequel je ne sais pas trop ce qu’ils voient, car ils reviennent. Les mêmes. La maison médicale me pèse malgré sa douce architecture et la sage-femme qui démarre son activité et n’a pas les moyens d’une assistante. On déjeune ensemble dans la salle de stérilisation, dehors s’il fait très beau. Elle essaye de m’aider à trouver des compléments auprès de confrères. Si je veux bouger, il va falloir.
Je ne peux plus les supporter. Alors je monte. La fiat tient encore le coup, jusqu’au jour où. Je passe en seconde le plan d’eau, la ferme, la première buvette, le lac, et finis en première et ronflements du moteur. Un jour je monterai à pied par les sentiers. Quand je dis ça à la femme-nuage, elle éclate de rire. Le sentier, c’est cette route. Y en a pas d’autres, et tu as vu les ravins ? C’est la première personne que je rencontre ici qui ne me jette pas sa découverte de la vallée à la figure. Un véritable coup de foudre, vous savez, c’est incroyable et on n’est jamais repartis depuis. Ni un métier, ni une cinquième génération d’éleveurs. La première fois, elle a l’air à peine surprise de me voir débarquer dans son aire. Quand Enfance roule de la toile qu’elle déballe, je ne lui dis pas mes études de russe, la vie à Moscou et la traduction de Sarraute. Je lis, elle retournée à ses images de grimpeurs et de ciel.
Elle danse entre les vélos, se plie et déplie entre ferrailles et fluorescences plastiques. Puis replie sourire, appareil et trépied et me fait un geste. Elle marche vers la crête, revient lentement, cet intercalaire inséré.
Nous partageons le silence et la lumière , un thé et quelques lignes d’Enfance.
C’est très beau, merci Anne.
merci, Clarence.
Oui comme Clarence je trouve ça beau… subtile aussi l’intégration de Sarraute… génial « Lui c’était le contrôle, moi, tu vois, ça devait être l’aérien ». Merci Anne.
merci, Michael, je suis touchée par tous ces retours, alors que la consigne me laissait sans piste
ce livre Enfance qui tombe en dépliant la couverture, un peu comme une variation qui fait vibrer le récit des deux côtés…
vous découvrir, Anne…
merci, Françoise, je n’avais pas vu Sarraute se glisser en clandestine dans la couverture, et ne l’ai vu qu’au déballé, elle est vraiment, décidément, rusée !
Inattendu, déroutant. Sans piste dites-vous ? Mais vous réussissez malgré tout à trouver un chemin d’écriture. Et quel chemin : « Une aviatrice s’extirpe de son biplan qu’elle vient de poser en territoire inconnu. Elle passe la journée entre le col, le lac et la batterie en ruine, le nez dans les mousses, le dos sur les schistes chauffés. » etc… etc… Magnifique !
Merci. Reste à voir où elle nous emmène…