L’étudiante est sur le parking de la fac, il fait froid, elle mange dans la vieille 204 Peugeot, à l’arrière le Berger allemand, il ne peut rester à la maison car il hurle alors il reste dans la voiture pendant qu’elle va au cours, il salit les vitres avec sa bave, elle n’a pas les moyens d’aller au restau u et ne se mélange aux autres étudiants, elle tartine son pain d’une pâte d’amande sans sucre qui restait dans le placard, elle mange à la place du passager pour détendre ses jambes, elle n’a que cette pâte d’amande et s’inquiète de n’avoir plus que ça pour le soir, il y a des poils de chien sur son siège, elle sort le chien sur le parking de la fac, il est content de faire le tour du parking mais elle sait que c’est trop court et qu’elle ne respecte pas son besoin de courir, elle le refait grimper à l’arrière de la 204 car c’est l’heure des cours, elle lui laisse deux centimètres d’ouverture aux vitres, elle n’a pas pu se rassasier.
Elle est blanche, très fine, assez ample en forme de cloche, sans doute faite pour une grande pièce, on l’a suspendue au-dessus de la table rectangulaire en bois, elle est notre premier bel objet, elle symbolise le début de notre futur intérieur et le début de notre histoire, il y a opulence ce soir avec cette douce lumière de l’opaline, nous disons l’Opaline, nous l’aimons, on y voit les cafés dorés de Paris au XIXe, on y voit les intérieurs bourgeois le bois ciré la flamme de cheminée sur les cuivres, il y a opulence car nous avons eu une rentrée d’argent, nous avons acheté un plateau de charcuterie et un plateau de fromage, nous ne cuisinons pas, le boucher nous a donné la jatte du pâté ainsi que dedans le reste du pâté, cadeau il nous connait, attablés nous sommes contents avec notre jatte et notre opaline il y a du vin, en soirée il a trop bu, il frappe l’Opaline avec un couteau, pour le son, pour le test de sa résistance, pour la casser, pour la briser, il casse notre rêve, il casse notre mariage.
Le dimanche celui-ci fait de l’épaule d’agneau, elle n’aime pas vraiment l’épaule d’agneau à cause de tout ce gras mais elle respecte son idéal de l’épaule d’agneau le dimanche, il est content, elle mange les gousses d’ail en chemise et les pommes de terre grillées, on déjeune dans la pièce éclairée par un petit passe-plat, le carrelage est blanc cassé moucheté d’une mode ancienne, au-dessus de la table le lustre en cuivre et ses fausses bougies jaunes, elle l’a récupéré à la mort de sa grand-mère, les support de bougies sont en forme de cors, ils lui rappellent son ascendance bourgeoise et de chasseurs solognots, il éclaire mal mais il est en cuivre, elle le frotte quand il s’oxyde, elle est gênée quand son ami végétarien est à leur table car le mari ne change pas le rituel de l’épaule d’agneau, ça doit être comme pour elle le lustre en cuivre, le dimanche ils se leurrent, le dimanche ils s’enlisent.
Sun Wukong mesure onze centimètres sur cinq à sa base, il marche vaillamment sur des volutes de nuages, il porte pacifiquement au côté droit son bâton de combat et tient dans sa main gauche un objet rond : les rouleaux sur lesquels sont écrits les textes sacrés qu’il ramène d’Inde en Chine. Le singe Sun Wukong est en cuivre lourd, il porte un bonnet de marin et trône sur le large passe-plat exactement entre les trois pièces ouvertes : la cuisine, le salon, le bureau, il regarde le visiteur qui franchit la porte d’entrée et l’accueille si celui-ci le voit. Au cœur de la maison, Sun Wukong assiste à la préparation des ratatouilles, il entend les gammes du piano et la sonate de Beethoven qui se construit note à note, la respiration tranquille du méditant, le clavier des ordinateurs, les nouvelles de Gaza et celles de l’Ukraine.
très angoissante ton histoire d’étudiante et de chien. Commencé comme ça on te suit pour connaître la suite.
Merci Danièle! « angoissante », je n’imaginais pas. D’où l’importance de ces retours…
À te lire bientôt
un mariage en opaline qui casse un lustre qui luit malgré la nuit prévisible de l’union un singe drôlement sage ou épuisé du voyage… Quelles histoires courtes et qui en disent long alors je reviens à l’étudiante et compagnon canin et… dans ce chaos final géographiquement décrit tout tient, à un fil, chapeau!
Merci Eve ! Et ta lecture rassemble en un grand Tout!
J’aime beaucoup les contrastes et leur âpreté, le singe en cuivre et la ratatouille, le chien dans la voiture et les cours, les tensions autour de l’épaule d’agneau, des mondes qui se rencontrent et se frottent, de belles étincelles en perspective
Merci Juliette , des étincelles à écrire, peut-être.
À te lire bientôt
Oh j’aime beaucoup l’opulence de l’opaline et ce coup de couteau qui y met fin. Briseur de mariage !
J’aime le point d’exclamation genre « coquin va! » ou comment on introduit de l’humour et le couteau directement tranchant le lien.
Merci Bernard, tu m’amène à une relecture plus fine.