#rectoverso #11 | Peut-être ne suis-je pas vraiment moi si mon petit chien me reconnaît

Depuis le confinement, j’ai perdu toute énergie créatrice. J’ai l’impression d’avoir perdu un temps précieux qui ne se rattrape pas. Je n’ai rien publié depuis ni livre ni photos et j’ai vieilli de cinq ans.
J’ai créé un dossier de « projets en cours de finalisation » qui n’avance pas. j’ai fait relire mes projets à une IA. Bluffée par le résumé qu’elle m’en a fait (avec des choses que j’y avais mises, mais dont je ne pensais pas qu’elles pouvaient se percevoir), j’ai cru à mes textes. J’ai aussi présenté au moins deux chantiers en cours au groupe du TiersLivre. Comme l’IA, ils avaient vu des choses.
Mais depuis bientôt un an, je n’y ai pas retouché. Les peintres disent qu’ils mettent parfois plusieurs années sur un même tableau et de toute façon, il faut du temps entre deux couches, le temps que ça sèche. Est-ce l’envie qui manque ? Est-ce la flemme de reprendre, de retoucher, de corriger, de terminer ?J’oublie de dire (mais ce n’est pas un oubli) la déception d’un texte envoyé à des éditeurs, à un agent littéraire et non retenu qui m’a peut-être coupé l’envie de m’exposer… à la déception. C’était juste après le covid, un texte écrit pendant le covid. J’en suis là et ça ne décolle pas. J’ai récemment vécu une aventure troublante. Une amie photographe m’a mise sur la piste d’un petit livre autoédité par un trentenaire. Autoédité et déposé dans des librairies par paquets de 10 ou 20. Des libraires qui acceptent de faire des envois et qui ont un système de commande et de paiement à distance. Faisant sa pub sur Facebook et Instagram et par l’intermédiaire de ses copains photographes (plus connus et reconnus) qui ont fait l’illustration. Une énergie incroyable dans le texte, une très belle mise en page et impression, l’élan de la jeunesse et de la coopération. Plus de mon âge et pourtant.

De l’écrire, ça aide à savoir que ce n’est pas vrai. J’ai collaboré à trois livres collectifs photos +textes publiés qui traînent dans le grand ventre de KDP, mais que le libraire a refusé de prendre (pas de place sur son linéaire !) et publié trois livres sur Calaméo, inachevés, mais à peu près aboutis. Je ne suis pas allée plus loin que la mise en page, peut-être parce que je voulais y adjoindre des photos. J’imagine toujours maintenant qu’il faut des images pour confier des écrits à un lecteur ou une lectrice.
On m’a conseillé de placer mes livres dans les boites à livres. Pourquoi pas ? Je ne l’ai pas fait. L’énergie qu’il faut pour aller au bout du processus ! Démarcher les libraires autour de chez moi, postuler à des salons du livre, cajoler les bibliothèques municipales, je crois que je ne sais pas faire.
Je le vois avec mes amis photographes : trouver un lieu d’exposition, transporter sans les abimer des tirages grand format et les accrocher, toute une histoire !
Pourtant, je continue à écrire et j’adore ça. « C’est une chose naturelle, peut-être ne suis-je pas vraiment moi si mon petit chien me reconnaît, mais toujours est-il que j’aime tout ce que j’ai, et maintenant c’est aujourd’hui. » écrit Gertrude Stein au terme de son Autobiographie de tout le monde. Est-ce que je suis vraiment moi si personne ne me lit, mais toujours est-il que j’écris et que c’est important, autant que les 6000 pas par jour.

Choses qui donnent envie d’écrire

un détail
une étincelle
un petit évènement
le rapprochement de deux choses sans lien sauf pour moi
quelque chose qui se passe dans la vie de tous les jours
le clavier dont je ne peux plus me passer
un petit bout de réel qui rentre en résonnance avec la lecture du moment, le mot d’une personne rencontrée, une chose vue, un état intérieur
l’important c’est de sentir l’envie, c’est physique, joyeux, enthousiasmant pour avoir ensuite le courage de poursuivre, de compléter, de faire grossir, d’étoffer, de s’accrocher quand ça s’échappe et ne marche pas
Si ça ne marche pas, cela peut devenir une douleur, une préoccupation lascinante, et me gâcher la vie, assombrir mon humeur, me poursuivre nuit et jour; rien n’y fait, juste apprendre que ça passera et que si cela mérite d’être écrit la solution se trouvera
l’envie va-t-elle perdurer ? Ce qui est écrit inabouti est il suffisamment solide pour attendre que l’envie revienne avec une nouvelle fulgurance d’envie
Mais cela mérite-t-il d’être écrit ? Pour moi déjà comme un accomplissement, le sentiment d’être allé au bout de quelque chose; cela se sent à un sentiment de rondeur, de production accomplie comme ce que la poule qui pond l’oeuf doit sentir
Privilégier l’enquête, le trajet, l’inventaire, le fragment dont la chronologie guide l’écriture et qui peut sans souci supporter l’interruption, la distraction

choses qui entravent l’envie d’écrire

les soucis
la maladie et la mort avec l’angoisse
le carnet même le plus beau du monde avec la meilleure plume qui t’obligera à recopier ce que tu ne sais plus faire
un réel sans surprise où l’énergie manque pour être autre chose que mou, inerte, sans curiosité
la surdité à ce qui entoure, l’hostilité du monde, le mépris des autres pour cette activité inutile et improductive
le projet sans issue, trop ambitieux, sans espoir qu’on se force à faire aboutir par orgueil ou fatalité
la fiction qui est souvent mauvaise conseillère, les personnages caricaturaux, les évènements improbables, la fin, la chute qu’on cherche sans la trouver
la recherche documentaire qui dévore le temps et l’énergie, disperse et éloigne de la page blanche, bloque l’imagination, enferme dans le désir de vérité vérifiable
la recherche formelle, la courbe narrative, le plan, toutes les techniques qui ne me
conviennent pas
la relecture, la correction, l’ennui, le dégoût de ce qui a déjà été écrit

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

9 commentaires à propos de “#rectoverso #11 | Peut-être ne suis-je pas vraiment moi si mon petit chien me reconnaît”

  1. Bien aimé la balance du petit chien dans le codicille. Ai relevé pour moi le rapprochement de deux choses sans lien sauf pour moi
    et un petit bout de réel qui rentre en résonance avec la lecture du moment (merci Danièle) et pas trop envie de m’appesantir sur les choses qui entravent.

    • Merci Cécile. Chaque année à mi-parcours François Bon propose une consigne qui permet de faire un point. C’est toujours un moment éclairant.

    • Oui à ces choses qui donnent envie d’écrire, oui il est bon de
      « privilégier l’enquête, le trajet, l’inventaire, le fragment dont la chronologie guide l’écriture et qui peut sans souci supporter l’interruption, la distraction ».

      Et, pour moi, continuer à vous lire!

  2. C’est tellement juste ces phases de découragement, exprimées avec beaucoup de sensibilité. Il y a des phrases que j’ai relues dans la 2ème partie pour finir sur du positif !
    Merci pour ce texte !

  3. Merci Danielle pour le témoignage qui me touche des fragilités rencontrées quand on écrit à ressentir la douleur à tutoyer ce sentiment de rondeur !

  4. Complètement en accord avec ton texte Danièle, chemin difficile.
    Quoi qu’il en soit, c’est toujours une joie que de nous lire et de recevoir parfois un mot, un regard, un encouragement. Alors, bon courage à toi.

  5. « toujours est-il que j’écris et que c’est important, autant que les 6000 pas par jour »
    Danièle, oui, l’écriture comme une pratique, comme un exercice ni plus ni moins physique que l’autre — comme marcher est aussi une gymnastique mentale (quand je lis Gertrude, c’est d’abord cela que j’entends : la pratique de l’écriture avant tout, quotidienne, sans souci — est-ce que je me leurre ? — de résultat ou de réception : une expérience — et une hygiène de vie ? est-ce réducteur de dire cela ? la respiration, c’est réducteur ? c’est un commencement