#rectoverso #12 | On the rail again

On m’a transmis parmi un tas de lettres non postées, écrites depuis l’Ehpad à des personnes mortes ou inexistantes, « Monsieur », « ma chère petite mère », « chère petite amie », cette lettre sous enveloppe qui m’était adressée :
Je n’ai pas de voiture et j’en suis fâché, elle n’est pas à vendre, elle n’est pas endommagée.
Il me la faut pour emmener mes beaux-parents à la Mairie car je vais me marier d’ici peu, il me la faut le plus vite possible même s’il y a des réparations à faire dessus.
Si tu veux venir à la noce apporte-la moi puis tu repars par le train, je sais que tu peux comprendre que ma voiture je ne peux pas m’en séparer. C’est mal écrit débrouille toi, il me la faut pour aller chercher mes beaux-parents
Apporte-moi de l’eau de Cologne
Et des timbres  

C’est en effet urgent, l’Ehpad a payé le timbre.
C’est ainsi, par des problèmes de 2CV détournés, la lettre au « Monsieur » parle de « deux 2CV en stationnement oubliées par mégarde, une jaune et l’autre verte et noire, ainsi qu’une mobylette toute neuve avec une sacoche pleine de matériel de coiffure, car la coiffure est ma profession, je donnerai une grosse somme pour retrouver l’un des véhicules , elle me servait beaucoup pour aller travailler à La Chapelle chez Michelin » (là il doit s’agir du temps de la mobylette), c’est ainsi que j’apprends le proche remariage de mon père.
Il y a réelle inquiétude, sa sœur m’a appelée, la secrétaire de l’Epahd m’a appelée, ainsi qu’une infirmière, il va se marier dans l’année, il réclame l’achat d’un costume.

Il y a réelle inquiétude car on ne connait pas la mariée.

Peut-être, et cela personne ne peut le deviner car personne là-bas ne connait le passé, peut-être qu’il se fait encore racketter par quelqu’un, une femme en l’occurrence, argent, voitures, contre promesse de mariage. C’était déjà arrivé : il avait vendu sa voiture et mis la maison en agence, quand on s’est avisé justement d’un mariage, et que la brune était une collègue cinquantenaire, lui dans les soixante, que nous avons illico mise au tribunal, une bonne occasion de ré-unir la famille, l’ancienne femme et son nouvel époux, les enfants et leurs conjoint/conjointe respectif/ve.
Peut-être qu’il aime et on lui souhaite fort, on ne peut exclure l’amour, le coup de foudre, après tant d’années de solitude. On raconte qu’il y a de belles histoires d’amour dans les Ehpad. (Vérifier quand même les sources).
Peut-être qu’il fantasme sur une dame de l’établissement et que la pauvre, trop aimable et voulant garder son emploi, n’a pas su se rendre indésirable, et aurait bien besoin d’être libérée de ses avances insistantes.
Je cherche des traces que j’aurais négligées dans ses paroles ou ses lettres, parfois lues à la va-vite je le reconnais. Je trouve « ma copine celle qui fait du cheval, je ne sais pas si tu connais elle est blonde avec des longs cheveux, elle a une sœur qui est bien gentille ». Trop blonde à mon goût et trop jeune (elle fait du cheval !), je décide de faire le voyage et d’enquêter sur place. Il me faudra interroger le personnel administratif, les infirmières, les aides-soignantes, les femmes de ménage, sur les aller-venues de femmes dans la chambre de mon père et voir si l’une d’entre elles ne serait pas en puissance une racketteuse.

Je dois prendre mes deux cars et mes trois trains, souvenir anxieux du déraillement de mon train à Savigny-sur-Orge, qui m’avait cependant laissé la vie sauve à ma dernière visite, mais le devoir c’est le devoir, allons-y, je dois démêler l’affaire. Pourquoi moi ? Parce que seule survivante de la fratrie.
Je roule ma valise en montée jusqu’au centre-ville, six heures du matin : premier car. Le stress commence car chaque transport public a sa capacité à être en retard, et dès le premier vous pouvez rater en cascade tous les autres.  La radio sur Chérie FM à fond, le chauffeur et moi sommes seuls, non non ça ne me dérange pas, la musique ne me dérange jamais, chérie FM me permet d’entendre où en est une partie du monde à laquelle je ne suis pas connectée. J’attends à la gare routière de la plus grande ville : deuxième car, deuxième stress, il devrait déjà être là. Comment gère-t-on le remariage d’une personne à l’Ehapd ? Qu’est-ce-que ça implique que je ne vois pas ? Y-a-t-il des chambres doubles ? Je suis sur le quai de la gare TGV : premier train, dans les temps. Ça marche comment l’amour à cet âge-là ? Je prends le métro parisien d’une gare à une autre, pas d’accident de voyageur ni d’engorgement dans les tunnels, horaire parfait : deuxième train. Au moins il n’y aura pas de nouvelle fratrie ! Je pense mal, je pense cynique, je pense que les parents c’est épuisant, et où vais-je dormir ? Encore dans le routier local ? Pas de problème en traversant Savigny-sur-Orge, ça roule, je ne mourrai pas encore aujourd’hui. J’attends dans la grande gare de la région Centre mon troisième train, le stress quasi au point zéro sur les transports mais en augmentation concernant mon but de voyage. Est-ce que j’ai vraiment le courage d’organiser un mariage à l’autre bout de la France et d’être avenante avec une nouvelle belle-mère ? Dormir dans le routier où je suis assurée d’avoir un couvre-lit à fleurs et de manger gras tout en étant la seule de mon espèce dans la salle de restaurant aux nappes à carreaux ? Le troisième train s’arrête dans maints bourgs et petites villes. J’y arrive : deux rangées de rails deux quais, je marche dans la rue vide, j’y suis : il est 17heures. Suis-je prétentieuse de critiquer les routiers, en plus de râleuse ?

Dans la chambre : approche à tâtons du sujet de ma venue, je sais que l’heure du repas va le faire sortir de sa tanière (cliché) et que je dispose de peu de temps. Si je repense aux lettres reçues il y avait celle adressée à sa petite amie :
Chère petite amie,
Je pense toujours à toi mais je m’ennuie beaucoup, je voudrais bien avoir de tes nouvelles, aujourd’hui grande Messe il y a beaucoup de monde. J’ai eu du courrier de volé la porte est toujours ouverte, le matin c’est un peu juste comme nourriture il faut en faire l’augmentation.
Mon camarade de chambrée s’ennuie aussi, vivement la quille, c’est comme au régiment nous trouvons que le temps est long.
Je t’embrasse bien fort à bientôt
Je ne connais pas ton adresse
J’ai le cafard je voudrais sortir.

Il est certain que le camarade de régiment est une embardée vers le passé ce qui n’annule pas l’affaire de la fiancée. Quant à la quille, je me questionne, je n’ose penser à la mort, mon père n’ayant jamais eu le sens de l’humour. Il pense donc qu’il va sortir. Par le miracle du mariage ?

Il ne met pas longtemps à venir au sujet. Afin de tester d’abord la force de son sentiment amoureux ou de son espoir de sortir, ça pourrait ne faire qu’une motivation mêlée, sans compter que je suis certaine qu’il a mis dans le paquet le fait qu’il va enfin pouvoir se remettre aux P4, ses cigarettes de prédilection, je lui demande qui est la Belle et si belle elle l’est.
Non !! Il n’a vu que la marieuse venue au pied de son lit lui présenter le profil de l’épousée, une brune dans la quarantaine (la marieuse)[1]qui n’appartient pas à l’établissement et qu’il n’a jamais revue. Ni infirmière ni aide-soignante ni femme de ménage, toutes mes suppositions tombent à l’eau. Je sais pourtant qu’il ne faut jamais faire de suppositions. Je reste silencieuse, dans un discours qui en dit long (cliché), surtout car ne sachant que penser je ne sais que dire, je réfléchis à l’affaire, assise au pied de son lit, succédant dans le lieu à la marieuse.
Quand soudain il conclut en riant « je me suis bien fait avoir ! » Je ris aussi ! Mais oui, il s’est bien fait avoir !
Et moi aussi ! Me vient le mot « hallucination », totalement certaine de mon diagnostic étant donné que le personnage est atteint d’une psychose hallucinatoire chronique!
L’affaire est close, c’est l’heure de son repas, je dévale les escaliers, appelle mon hôtel des routiers dans l’allégresse la plus pure, je ne saurai pas comment on gère un mariage au quatrième âge mais tant pis, je rassure la secrétaire à l’entrée, j’appellerai la famille.  Et je n’ai pas à m’opposer à une histoire d’amour mêlée de racket, ce qui aurait été un grand dilemme de tutrice, d’humain, de fille. Carte Chance !
Hôtel, train omnibus, train intercités, métro, TGV, car grandes lignes, car chérie FM. Mission accomplie.


[1] Pas de questions sur l’épousée qui est forcément jeune et blonde, bien bâtie, avocate ou cavalière

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis 20 ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

5 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | On the rail again”

  1. quel drôle de voyage avec trois changements de train et puis quelle histoire qui nous prend jusqu’au bout
    ces histoires d’abus sont réelles et terriblement effrayantes…
    j’adore ton « j’appelle mon hôtel des routiers dans l’allégresse la plus pure » !! et on ressent une vraie joie en cette chute « heureuse » …

    • Merci Françoise, encore un texte publié avec hésitation sans savoir ce que ça donne. Donc retours précieux!

  2. Le temps passé dans les transports est un temps passé à réfléchir, J’aime beaucoup cette pensée qui avance, se construit en même temps qu’avancent les trains, car, en métro … Le retour sera allégé, on le devine !

  3. Merci de ta lecture, j’ai écrit les deux choses séparément (trains et pensées) puis les ai mélangées. Oui en métro…on pourrait écrire les pensées courtes des trajets en métro. Merci Sylvia

  4. Totalement embarqué par l’histoire, mystère et montée en tension. Incroyable ce début qui déroule une pelote improbable de courrier d’un père en Ehpad et tout ce que cela implique… puis la respiration des transports en commun… c’est brillant! Beaucoup aimé dans le texte « Ça marche comment l’amour à cet âge-là ? »
    Merci Valérie pour ce récit.