#rectoverso# 07 I du sang et de la bière

Aux Urgences on attend et ce jour-là je n’ai pas trop attendu. Il y avait peu de patients quand je suis arrivée et je saignais beaucoup. Ça se voit tout de suite quand on saigne sans cesse. C’est impressionnant pour les non-soignants. Peut-être pour les soignants aussi mais ça je l’ignore, c’est leur travail a priori de n’être pas impressionné, de gérer leur appréhension, si appréhension il y a, et puis dans leur formation ils ont dû apprendre à anticiper et dominer l’inquiétude de ce qu’ils vont découvrir en ôtant les mouchoirs, torchons ou serviettes éponge rouge, enfin ce qu’on a trouvé sur le moment pour absorber ce sang très liquide qui ne s’arrêtait pas de couler. Moi c’était la main gauche, je suis gauchère. Mais ça ne change rien à la quantité de sang ni au fait qu’il ne s’arrêtait pas de couler. Ça ne voulait pas s’arrêter, pourtant je ne suis pas hémophile. L’eau fraiche, le poivre, le bras en l’air, rien n’agissait. Je saignais abondamment dans la cuisine, la salle de bain, la rue, et ce qui me trouble considérablement lorsque j’arrive aux Urgences, surtout à pied, je veux dire lorsque ce ne sont pas les pompiers qui m’y déposent, on croirait que je suis une habituée ce qui n’est aucunement le cas c’est même exceptionnel de considérer que je doive me rendre aux urgences de l’hôpital le plus proche de mon domicile, parce que je n’aime pas ça, parce que je sais que je vais attendre des heures et des heures, voir des choses moches qui vont me gêner, m’émouvoir car je suis très émotive, je sais que je vais rencontrer des gens en mauvais état, c’est normal, je vais en avoir assez d’attendre dans ce contexte-là, surtout si ce qui m’y amène me semble assez mineur enfin pas totalement sans importance, anodin, sinon je n’irais pas aux Urgences, j’irais à la pharmacie ou prendrais rendez-vous chez mon généraliste mais, donc ce qui me trouble beaucoup, me perturbe toujours aux urgences, si je suis assez consciente du moins, c’est qu’à partir du moment où on peut parler on doit décliner son identité, présenter ses papiers d’identité, sa carte vitale et répondre à des questions qui n’ont rien à voir avec ce qui fait qu’on soit là, maintenant à l’hôpital à demander de l’aide, on reste un certain temps debout devant un bureau haut, un ordinateur et une ou un secrétaire au lieu d’être assise face à une ou un infirmier, un ou une médecin urgentiste qui vous prend en charge, vous observe, ausculte, vous prodigue les soins nécessaires. Quand le torchon rouge a été ôté, j’avais du mal à regarder mon doigt coupé. C’était moche mon index gauche bien entaillé sous la phalange, que je m’étais coupée en lavant avec trop d’énergie ou trop de tristesse un verre à vin très fin, fragile. Peut-être était-ce moi qui était particulièrement sensible ce jour-là car c’était une journée particulière. Je m’étais retrouvée à laver le verre à vin avec du sang, avec m’étais-je raconté, avais-je imaginé un petit morceau de verre planté dans le doigt. Soudain je pense au Christ qui donne son sang à boire, même si cette idée n’a rien à faire là, mais elle me vient et je n’ai aucune bonne raison de la chasser. Parce que tout de même je sortais d’une église ce jour-là et quelques heures après l’église et l’enterrement de mon oncle je me suis retrouvée aux Urgences, où on me prit en charge, et c’est sans doute cela que je voulais, qu’au fond je désirais, être prise en charge, qu’on s’occupe de moi, de mon corps qui avait été atteint. Et si je m’étais coupée, blessée involontairement bien évidemment, mais inconsciemment pour justement venir à l’hôpital pour qu’on me prenne en charge moi atteinte d’une certaine douleur, celle d’avoir quelques heures auparavant enterré mon oncle. J’avais eu besoin que quelqu’un me soigne, nettoie ma plaie, recouse mon doigt, referme la cicatrice visible à défaut de celle invisible au niveau de l’affect, et que je sorte de l’hôpital avec un énorme pansement comme un signe ostentatoire des douleurs éprouvées et de la victoire sur la journée que je venais de vivre. C’était fini, j’allais soigner maintenant, avec une poupée au bout de l’index comme disent les petites filles, de tout ce qui s’était passé en moi durant cette journée. J’enfermais dans ce pansement la réminiscence tendre et douloureuse de mes souvenirs d’enfant comme mon oncle Martial avait été enfermé dans sa tombe.

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Cet oncle s’appelait Martial, il aurait pu s’appeler Marcel ou Marceau, mais c’était Martial. Enfant il me faisait un peu peur, parce que j’étais petite, fine et frêle pour mon âge et lui il était grand, gros, bedonnant avec une paire de moustaches imposantes, et surtout une voix d’outre-tombe avec un léger accent guttural. Comme il parlait peu, ses paroles portaient. Je confondais la gravité de sa voix avec celle de ses propos. Il aurait pu faire partie d’une chorale en tant que basse mais je ne me souviens pas qu’il ait un jour chanté, même à un mariage très arrosé, car il était dit que Martial buvait trop. Quand on est enfant on croit les adultes. On entend, on écoute ce que les adultes disent, comment ils se considèrent ou se déconsidèrent. Et on voit les grands à travers le regard des autres grands, en plus de nos sensations d’enfant. Parfois c’est compliqué parce que ce n’est pas tout à fait raccord entre les différentes personnes et entre eux et nous, parfois c’est même très compliqué parce qu’on sent confusément autre chose d’important que ce que les grands contournent et taisent. Et les grands disaient que Martial n’était pas méchant, qu’il était timide, mais moi il m’impressionnait terriblement. Pourtant il aimait nous offrir, à nous la bande de cousins, une glace à l’italienne, un cerf-volant ou des parties de trampoline lorsqu’on était en vacances à la mer, une crêpe ou une gaufre toute chaude lorsqu’on était aux sports d’hiver. Ces gestes de générosité il était le seul à les donner sans aucune contrepartie, en arborant un grand sourire intérieur à la vue de notre joie comme si cela lui offrait un plaisir sincère et intense. Malgré ses gestes d’affection-là je n’osais pas trop l’approcher, m’adresser à lui. Je ne pouvais m’empêcher de percevoir son corps un peu massif et lourdaud comme un géant, peut-être même un ogre qui parlait peu et ne mangeait pas d’enfant. Et dans mes lectures je n’en rencontrais aucun qui lui ressemblait sans être un personnage redoutable. Dans mes histoires terribles pour enfants sages il n’y avait pas non plus de personnages qui buvaient autant de bières et léchaient les restes de mousse blanchâtre dans ses moustaches rousses, d’un petit coup de langue sec, qui fumaient autant cigarette même si à cette époque-là fumer n’était pas tabou, cela relevait presque des attributs virils. Martial n’avait rien du play-boy, loin de là, je le revois en vacances parmi la tribu familiale, assis dans son coin, un peu en retrait. Il ne s’activait pas beaucoup, ne faisait pas grand-chose, à moins que ce soit une image, une image fixe du genre photo de famille que j’ai inventée. Il laissait aux femmes le soin de s’occuper des choses ménagères et de lui, de lui apporter ses bières, dans sa bulle. Je ne me souviens pas qu’il fut ivre au point d’avoir des propos importuns ou de s’emporter injustement contre un des enfants de la bande de cousins qu’on formait en vacances. Aucune violence ne l’habitait, jamais. Souvent il restait dans son coin à fumer, à chérir une forme de tranquillité qui n’était pas facile à trouver, entouré d’une ribambelle de gamins agités, de son épouse hyperactive et de mes parents qui tous discutaient et s’évertuaient à nous canaliser, à trouver de quoi nous occuper longtemps sans trop les déranger. Et Martial n’était pas comme eux, pas un père directif, il était un grand solitaire au fond, qui cherchait comme il pouvait à rester dans son monde à lui, loin de nous tous. Mais comment aurais-je pu percevoir ce besoin-là et cette douceur-là, si incomprise et décriée par ceux qui s’acharnaient à organiser la vie familiale et domestique. Martial voulait tout simplement la paix, la sienne d’abord, des autres et puis celle du monde entier ensuite. C’est tout. C’est un programme respectable.

A propos de Pascale Sablonnières

photographe et professeure dans une école d'arts plastiques, j'écris. j'écris en lien ou pas avec des œuvres visuelles, ou avec ce qui se passe ou ne se passe pas. https://dungesteverslautre.blogspot.com/ http://www.pascale-sablonnieres.fr/

4 commentaires à propos de “#rectoverso# 07 I du sang et de la bière”

  1. C’est incroyablement vivant, et tout fonctionne, ces histoires qui nous rentrent dans la chair _ vraiment un style qui capte et entraîne dans les sillons du récit, du portrait, du solitaire universel (tandis que je vous lis, une ribambelle d’enfants s’agitent à fond les gamelles… et pourtant, je suis de près les rails de vos histoires, tout ce qui se trame, et les deux personnages si attachants (du recto au verso), les deux (coupé, découpé) qui entretiennent ce lien sensible – les yeux

    • Merci infiniment pour votre commentaire,
      Merci d’être rentrée dans « mon » univers.

  2. ..un homme paisible qui fait peur à un enfant, beaux portraits des deux âges après le sang qui coule à flot comme les larmes. merci!