… et je reprends là, parce que moi j’allais, juste, j’allais dans l’air, je pédalais, je me suis dit : c’est l’autre jour, c’est lui, c’est l’autre jour en personne et dans la foulée, dans le même mouvement de pédalier, toujours le même, dans le même tour de pédale je me suis dit : qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ou est-ce parce que c’était juste le même endroit ? mais comment ne pas repasser par les mêmes endroits toujours, à chaque fois, quand on sort de chez soi, il le faut, puisqu’on ne peut être déposé n’importe où ou largué, sans avoir fait tout le chemin et de l’avoir fait soi-même, avec les jambes, l’avoir fait dans l’air, en respirant, oxygénant ses muscles, ces muscles-là sous les yeux, les miens qui vont et qui viennent, reviennent, remontent et poussent, repoussent, de l’avoir fait tout entier tout seul et d’un bout à l’autre, de ce fait le chemin, ou parcours le sentir, bien le sentir dans les jambes et dans tout le corps quand je vais comme ça dans l’air, depuis que je préfère ne plus prendre l’auto parce que je ne sais pas où elle conduit, où elle me mène, je ne sais jamais où elle m’emporte, je préfère éviter de la prendre et même d’y monter, car je ne sais pas, on ne sait jamais où elle va s’arrêter ou pouvoir m’arrêter, les places de stationnement ne sont pas faciles à négocier, de nos jours, les places sont chères, il y a intérêt à les voir venir, avant qu’elles ne disparaissent, ne sortent du champ, avoir l’œil partout, être prompt à la réaction, au clignotant, au changement de direction, ne pas se laisser entraîner, saisir l’instant, je veux dire, vous voyez ? quand rien ne vous contraint, ne vous contraint plus… et puis l’essence aussi est chère, et le coût de l’entretien, tout est devenu cher — tout me le devient — n’importe quoi — une auto c’est un gouffre — elle ne connaît pas les distances, elle les avale… ne vous contraint plus à vous rendre ou déposer qui là ou ailleurs, quand on n’est attendu nulle part, n’est plus attendu tout court, quand il ne s’agit, s’agit pour moi — ça, je finis par le comprendre — que de le voir passer, le jour, comme une caravane, trouver l’endroit donc, l’angle, que de le faire et de le sentir passer, et pas pour dire : allez, un jour de plus, non : de moins — non, quand je dis passer je ne pense pas trépas, à la trappe, mais juste c’est comme s’il fallait que je me le, ou que mon corps se la, se l’assimile, et il faut pour cela chaque fois que je repasse par tous ces, je les appelle mes endroits, ils sont, il y en a tout autour de la maison, même on dirait qu’ils sont de plus en plus
le personnage ? ce serait peut-être ça, juste : le flux de parole, la parole faisant le personnage, le personnage prenant consistance de ce flux de parole, turbulences, couche limite, se laisser porter, le surfer, le cours de la pensée, son improvisation, ouvrir les vannes, libérer : le passage
… je passais, je ne faisais que glisser du regard, je ne faisais qu’une chose… je reprends de là, j’ai dit : dans l’air — je n’ai que l’air à la bouche, il affleure sans cesse à la surface de ma pensée, j’ai une pensée pleine d’air — c’est qu’il vient se faire sentir, il est vrai qu’à vélo je l’ai tout contre moi, je n’entends plus que lui, à la fois il m’enveloppe et me frotte les oreilles et me les rebat comme il me drape les flancs… ne faisais qu’une chose, je ne faisais que me faire couler de l’air entre les membres, l’air les distinguait les uns des autres, me les soulignait comme s’il suivait une ligne discontinue, comme s’ils étaient prédécoupés, cela se passait suivant les articulations, à leur niveau, me contournait et me dessinait — je ne dirais pas que je n’en étais pas traversé — et c’est là que cela se rassemblait à nouveau pour couler, non seulement le flux d’air, mais le flux d’énergie qui se communiquait de membre à membre, qui faisait les mouvements moins s’enchaîner… comme tout cela était délié : l’air me les emballait séparément et je n’avais qu’à les faire jouer les uns avec les autres — espèce de jonglerie… moins s’enchaîner que se couler les uns dans les autres, se communiquer les uns aux autres, et cela passait jusque dans le regard, ou à travers lui — car les yeux aussi sont de l’eau, l’eau du regard s’écoule aussi, c’est au moment de la sublimation des brumes matinales que cette eau-là se sent le mieux, les eaux de l’air et des yeux se reconnaissent, je trouve… quand on gagne la nuit sa vie, comme moi, quand on a passé sa vie à la gagner de nuit, la vie a passé et la question des jours demeure entière — que le monde vienne à s’affairer, et cela est quotidien, l’on a fait, cependant, carrière d’une espèce de pré-retraite, et c’est sans aucun esprit d’entreprise ni souci de paraître, sinon au jour : l’on n’aspire qu’à voir le jour, qu’à le revoir, le voir revenir toujours aussi dépourvu d’emploi du temps, les jours alors ce sont les largeurs dans les grandes vacances, alors on part, pris au dépourvu chaque fois, au débotté on prend n’importe quoi, la première monture, deux jambes qui traînent et c’est parti… je trouve, j’en prenais mon bain, je prenais l’air, un bain d’air du matin, un bain à courant d’air, de stimulation cardio-respiratoire et drainage des muscles, cela me coulait dans les jambes… et je ne sais pas ce que je dis, je ne sais rien de ce que je dis, je tente, risque des phrases en l’air comme on jette des bouteilles à la mer, toutes sortes de fioles plastiques qui y finissent, flottent entre deux eaux, je prends mon bain y compris de ces phrases à bain d’air qui me réchauffent, qui m’échauffent, de ces messages et/ou appels, phrases d’appel roulées dans les tourbillons de l’air se formant à mon contact, à ma vitesse, dans ma zone de turbulences, ma zone de confidentialité en étant pour l’instant toute entière emplie, voire gonflée, de cette couche limite qui se produit à mon contact, se presse, précipite contre et tout le long de moi, de mon passage, je passais, disais-je… me coulait dans les jambes, c’est un travail physique — et poétique : je travaille à une explicitation de l’air — cela ne concerne que moi, on dira que c’est mon histoire avec l’air, c’est ça : je dois avoir une histoire avec l’air, j’ai un truc avec l’air — c’est qu’à vélo — ce qui n’a pourtant l’air de rien —, l’air vite devient pressant, explicite, je veux dire : l’air en sa qualité de fluide… j’allais me faire, je me faisais battre les flancs, frotter et rebattre les oreilles de l’air, de l’air, je m’en battais, je me faisais de l’air, j’allais me faire voir… ces matins-là je suis une créature de l’air — ou simple phénomène aérien, couche limite j’ai dit, j’évolue dans une infra-réalité, ou dans une marge de la réalité, j’évolue le long d’elle, la longe, un sous-espace de la réalité — cela je le sens fort sous le pont : parce que cela m’arrête
some people never had experience with
(air, air, air, air)
D. Byrne
Ce texte ne manque pas d’air, ni de souffle
La parole faisant le personnage : on se laisse porter par le flux comme pensée en cours. Réussi.