Notre tête-à-tête a duré deux ans. Nous n’allions plus à la cantine comme les autres. Comme nombre d’entre nous en fait, nous n’étions pas les seuls, loin de là. Sauf que nous sans doute, ou peut-être, ce n’était pas pareil. Sauf que nous, vivions sous le régime de l’exception. De l’exclusivité qui plus est. (Nous non sans doute, disons lui et moi.) Celle-ci ne durait que le temps de midi. Quatre fois par semaine, deux années scolaires durant, première, terminale, cela représente un paquet d’heures… Nous les voyions passer, plus que les heures de cours elles-mêmes, même si nous ne l’avouions pas. (Nous avouions-nous quoi que ce soit du reste ? Nous faisions les intelligents, les pénétrants l’un devant l’autre, nous ne nous donnions que le change, nous tendions ce miroir l’un l’autre : notre exception, nous entretenions exclusivement de ce leurre : nos singularités, nous en échangions les signes, nous ne nous confiions pas — qu’y avait-il à confier ? Quel souci avions-nous ? Sinon d’être ces jeunes hommes, ou grands garçons, ou ces petits messieurs. Sans doute étions-nous réfractaires : comme la brique dans le radiateur. Nous gardions beaucoup des choses pour nous, nous les gardions entre nous : non dites. En fait, nous endurions…) Nous parlions musique. Ce qu’il écoutait, je ne connaissais pas, ce que j’écoutais, lui n’écoutait plus, était passé à autre chose. Lui avait un grand frère. Peter (prononcez-le sur le ton de Monsieur) intervenait dans une émission de radio — le mercredi soir, une semaine sur deux. Sans doute étions-nous impénétrables, notre paire méridienne suscitant timidité autant que curiosité. Personne n’entrait dans notre jeu, on gardait ses distances, on imaginait quoi. Sébastien, copain de poussette que je retrouvais là, au lycée, avec qui je prenais, le matin, le bus, devait considérer — cela je le comprenais entre les mots, à sa réserve, ou réticence — que Peter déteignait sur moi. De là à être confondus ? Nous portions des Docs. Nous portions des vestes. Nous gardions notre sérieux. Nous poussions une porte, rejoignions une table des plus reculées, alors nous asseyions. Vestes sur les dossiers. Cols roulés. Son écharpe (noire) roulée sur sa serviette (noire) lâchée sur la banquette à son côté (Tiffany), sinon calée contre un pied de chaise (Arts — et la mienne de mon côté, entre la chaise et le mur, moquette murale : bleue ?). Une fois là nos yeux roulaient sur des moutardiers, des sous-bocks fatigués, un vernis bistrot, un faux marbre. Tantôt fixes, tantôt vagues, flottants dans le rose des Monacos. Un croque-monsieur devant chacun. Il me semble que nous partagions l’assiette de frites, toujours dans un coin sombre, au Tiffany noir et désert (et silencieux et clos comme une bouche), sinon aux Arts, mais au fond, le plus au fond possible, dans mon dos la porte menant aux toilettes (un long escalier descendait derrière, la lumière là redevenue crue). Nous étions, lui, moi, seul au monde, à fond de navire, nous partagions un secret, sans doute, peut-être, nous ne savions pas le dire, un secret de midi, nous ne savions pas lequel. De silence les nuques se crispent. Peter effectuait de temps à autre une ou deux rotations du cou. À moi revenait la vue sur le comptoir, aux Arts, et le filet de jour. Incroyable que je me souvienne si distinctement, jusqu’à leurs visages, du couple y tenant l’établissement, et qui nous servait, avenant, sexy ’84, silhouettes dessinées de danseurs de salon. Sans doute se sont-ils imprimés en moi comme des types, confirmés ici ou là. Peter non. Je n’ai retrouvé Peter dans l’expression de personne. De Peter, je me rappelle la main qui rentre dans la manche et, l’autre main saisissant le poignet, le dos qui s’en incline afin de recevoir le menton de côté, l’angle du visage présenté de trois quart pour un peu s’effacer vers où, au bord de nous, les paupières avec les yeux s’abaissent.
Nous marchons de front. Sommes martial, sans en être. Nox. Nous trompons bien. Cultivons le mystère. Calé dans le coin du monde, lui tournant le dos. Malone. Faire corps avec le meuble. Une chaise, une table devant, petite ronde, un petit coin. Une certaine idée du confort. Vivons cloîtré. Île, être l’île. L’île en travers du fleuve. Cultiver les images, un monde intérieur. Anton’s Death. Dénicher sa bande-son, l’enrichir. L’enrichir : l’obscurcir. Écran sur écran sur écran. Faisons écrans. Collectionner les références obscures. Current 93. Rien de commun. Disques du Soleil et de l’Acier. Ombre parmi les ombres. Faire suivre son chevet partout, un livre. Se plonger dans un livre. Être un livre. Un livre pour oreiller. Pour couette. Un livre pour terrasse. Un disque pour épée. Un livre pour bouclier. Un film pour vie, pour hygiène de vie. Mentor. Cultivons notre différence. Bottes cavalières. Veste tyrolienne. Dark. Fantaisie. Psychédélisme noir. Ne parlons que pour rire. Rions sérieusement. Nous aimons ricaner. Nous aimons nous moquer. Nous traversons un chamboul’tout, nous culbutons. Chamboul’tour ! Les bureaux sont des stands. Les vitrines des baraques de foire. Nous sommes à la fête. Elle est triste. Elle est étrange. Freaks. Cultivons les repoussoirs. Multiplions-les. Collectionnons tous ceux que nous ne voulons pas être. And Also the Trees. La vie est une rue piétonne. Le monde un village-rue. James s’ensort. Cette rue encombrée de morts, regardez, vous y êtes. Côtoyons-les. Déguisons-nous. Plus nous ressemblons, plus nous sommes différent. Le rire entre nous. Instaurons une distance. Une distance infranchissable de rire, de confidentialité. On ne peut pas se faire comprendre. Marmonnons marmonnons. Nous aimons les cancans. Concierge sans en avoir l’air. N’ayons l’air de rien. Morgue. Death in June. Bataille. Parlons un ton en-dessous. Ne nous faisons pas entendre. Nous ne sommes pas l’avenir. N’ayons pas envie. On est ailleurs. Ayons l’air d’en descendre. Les Disques du Crépuscule. Nosferatu. Expressionnistes. Nous ne sommes pas d’ici, la preuve, nous partirons. Penderecki. Gorecki. Arvo Pärt. Théâtre d’ombres. La Voix humaine. Nous ne vous ressemblons pas. Nous ne croyons pas. Un autre imaginaire. Rareté. Underground – –. Nous traversons un désert. Un automne à Loroy. Nous sommes insaisissable. Devenons inaccessible. Sourions à pleines dents, serrées collées. Barrières ! Aimons les murs. Vivons sur les coudes. Ça me troue le coude d’en user. On a froid ? Soyons le froid. Cultivons, cultivons. Amassons, emmagasinons, encaissons. On se fait du gras de livres, triple épaisseur, en vains volumes. Ton sac US ? Mon sac huppé. Élégance. On m’appelle le frisqué. Raideurs. Soyons guindé. Contort Yourself. Soyons vignette. Le tableau ne s’efface plus ! Le Val de Loire ne nous gagne pas. Les bords de Loire ne décoiffent pas. Cocteau Twins. Dead Can Dance. 4AD. Hantons-nous l’un l’autre. Nyman Greenaway. Sophistication. Compliquons-nous. Brouillons-nous. Soyons bête, éminemment. Soyons idiot, différemment. Nous n’avons rien à dire. On n’écoute pas ta musique. On a des sacrées longueurs d’onde. Inrockuptibles. Nick Cave. Wenders. Trop de couleur distrait le spectateur. Tuxedomoon. Nous vivons en noir et blanc. NB des films. NB des pages. Nous vivons jadis. I was at Exposition Internationale du Surréalisme. Créons notre temporalité. On le rebrousse. On s’en friche. Déjà vieux ! Nous sommes sans âge. Cultivons notre rareté, psychédélisons-là. Bauhaus. Love & Rockets. Jesus And Mary Chain en boucle. Nous ne nous ressemblons pas. Aloysius Bertrand. Desdichado. On regarde ses pieds. Nous ne sommes pas un modèle. Nous allons vous décevoir. Nous sommes dommage. Nous sommes pluvieux chaque jour. Nous sommes imperméable. Nous nous prescrivons.
… Nous nous sommes retrouvés à Paris, plusieurs années plus tard. Nous finissions nos études, je rentrais de l’armée. Peter, en sous-loc alors, ou coloc, je ne sais plus, m’hébergeait. Transition douce… Nous n’étions plus ces lycéens coincés — coincés dans notre province. Ce fut un temps Dans Paris, le film, chansons y compris — mais je confonds — à cause de Paris — ce fut ou furent Les Chansons d’amour… Les rues, les appartements, les bars, les nuits… le tout un même espace, une seule dimension, une continuité fluide, que je n’ai plus revécue…
Avec Peter nous sommes allés voir Lost Highway à sa sortie… Je me souviens de Peter, aussi, surtout, aujourd’hui, comme de celui qui a visionné Lost Highway à mon côté, qui a découvert Lost Highway en même temps que moi. (J’allais écrire cela — mais non : nous n’avons rien compris ensemble… je ne sais pas, il fallait juste, nous nous le disions, que nous retournions le voir séance tenante, mais non — c’est que la séance suivante, de midi, était plein tarif…) Pour cette fois, et pour quoi, deux heures ? une éternité ? un instant ? nous n’avons pas été, Peter et moi, l’un en face de l’autre…
Peter ou cette personne que je retrouve et puis reperd de vue… De vie…
… Nous nous somme retrouvés de nouveau après mes 40 ans. J’ai refréquenté Peter. Ma compagne m’avait fait la surprise d’une fête d’anniversaire. C’est par Peter que nous nous étions croisés, et rencontrés — et je ne me souviendrais pas de Peter comme de celui par qui j’ai connu Sophie ?
C’est que, si oui, j’aurais oublié qui parle ici. Non pas quelqu’un racontant sa vie, mais celui qui écrit un livre. Un homme qui met sa vie dans un livre…
Ce qu’il décide de sa vie…
— Quel Peter vais-je encore inventer ?
bravo pour l’idée du bi-colonne !
Ce texte est magnifique. Visuellement, l’ondulation que les mots créent sur la page est en accord parfait avec les personnages, les histoires que tu racontes. On les voit parfaitement, ces garçons, ces « petits messieurs » comme tu dis si bien. L’importance de la musique pour eux et ces noms que tu fais défiler, qui disent si bien leur époque, et, mieux encore, là où ces jeunes hommes se plaçaient : les Disques du Soleil et de l’Acier, Current 93, 4AD, Tuxedomoon, cette élégance-là. Tu arrives parfaitement à saisir les lieux, les temps, et les corps. Merci !
« ou cette personne que je retrouve et puis reperd de vue… De vie… »
la forme avec cette faille blanche qui circule, ces phrases en regard qui se parlent ou pas, « Chansons d’amour » ? c’est comme une chanson dans la colonne de droite . Vraie rencontre. Merci
du comment la vie se dessine entre rencontres, bifurcations et retrouvailles
et ce regard vers l’arrière « Nous faisions les intelligents, les pénétrants l’un devant l’autre, nous ne nous donnions que le change » … eh oui « les petits messieurs »
Bien sûr géniale présentation du texte qui ondule de chaque côté et bouscule notre regard, parvenant à refléter l’idée portée par la première phrase « Nous marchons de front. » …
une formidable idée !
Françoise, Nathalie, Xavier, François, grands mercis pour vos retours !