et je reprends là, parce que moi j’allais, juste, j’allais dans l’air, je pédalais, je me suis dit : c’est l’autre jour, c’est lui, c’est l’autre jour en personne et dans la foulée, dans le même tour de pédale je me suis dit : qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ou est-ce parce que c’était juste le même endroit ?C’est d’abord que je repassais au même endroit, dans les parages — ce qui ne m’était pas arrivé depuis des mois… et des jours —, et que je n’étais pas seul cette fois : quelqu’un me devançait arrivant là, à l’endroit. j’avançais sur lui, avalant la distance, il avait de la musique dans les oreilles — il avait des écouteurs, je le noterais — ou une émission, une voix ou plusieurs… il ne m’entendait pas, il ne m’a pas entendu venir, j’arrivais littéralement sur lui, il prenait toute la voie, il n’allait pas droit, plus, de moins en moins comme j’approchais, ralentissais, roue libre, et lui donc, il n’avançait plus, presque plus, suspendait ses pas — je me suis dit alors, non : après, l’ayant dépassé — l’ayant copieusement sonné afin de me signaler, sans effet avant d’être si près que j’aurais pu le lui souffler, et me faire sentir peut-être plus qu’entendre, et poursuivre mon avancée, et retrouver ma cadence, et ce que je prenais pour mon élan, le même — mais quelque chose avait changé —, l’ayant passé depuis un moment, ayant moi-même depuis une paire de kilomètres quitté son champ de vision, ou déserté, lui étant alors apparu comme il m’était apparu le premier : de dos, je me suis dis — bien que sa figure me demeurât dérobée, mais à son gabarit, à son comportement, audioguide ou encore séance d’hypnose dans les oreilles : — c’est ,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,, c’était Peter
de loin j’ai cru au toit d’une voiture, au ras du champ. Et c’est tout. Le champ, c’est du blé. Il ondule sous les yeux. Mousse aux oreilles. Pique sous la main. En tout cas le champ visuel s’ouvrait là, je sortais de dessous le pont et c’est la ligne, cette trace en travers, un single d’épis aplatis qui m’a retenu, je suis revenu, non, pas retenu d’abord, j’étais lancé, mais intrigué, je l’ai suivi du
regard et vite, l’ai dépassé, il fallait que je voie ça. De plus près je ne sais pas. Que j’y retourne. que je le regarde. J’ai mis un pied à terre parce que la piste est étroite, j’ai fait demi-tour. Le toit de l’auto brillait à l’autre bout, les épis couchés toute le long, dans ma
direction, sur une bande large comme un homme. Un homme à contre-jour venant de face, à ma rencontre, qui aurait pris à travers, s’y serait enfoncé de face, à pleines jambes, dans la nuit, tout droit. Plus s’ils se suivaient, ou des garçons et des filles, c’est l’été, j’ai regardé derrière moi
l’accident de surface retient l’attention, un accident de surface retient une attention, la réclame, happe, une ligne, rayure à travers champ, un rayon d’action, le prend en travers où la lumière joue à rebours, un doute s’immisce, un temps s’installe, le temps s’étire et le jour, de son plus haut bientôt, tombe sans plus se prendre dans les épis mais aplati par terre le long des tiges couchées sur une bande large, étroite, rectiligne, comme un homme, ou un homme suivant un homme, comme si une buse, une canalisation avait glissé, été traînée là, et jusque là, d’un bord à l’autre comme un regard se pose et pèse, et creuse,
une galerie dans l’air
le fait que je me suis dis, c’est Peter, le fait que je me sois dis, c’est l’autre jour
c’était, la nuit, le fait du rideau de pluie sans doute… ou du faisceau des phares… le fait est qu’il pleuvait fort, depuis longtemps, et que j’allais te chercher… le fait qu’elle tombe tôt… le fait que la pluie noyait tout… le début de l’année… ça fouettait… le fait que j’ai été surpris, au moins… le fait que tu finis tard ce soir-là, qu’il n’y a plus de bus ni de transport à la demande, le fait que l’heure de pointe étant passée, ça rentre tout seul dans les ronds-points de la zone, le fait qu’on avait pas vu tant d’eau de longtemps, le fait qu’il n’y a pas d’éclairage dans l’échangeur, ça s’arrête au rond-point du Leclerc, ça reprend au rond-point du Mercure, le fait que le temps de le voir je l’avais passé… le fait qu’il s’engageait dans la bretelle, le long de la BAU, comme s’il venait de la quatre-voies… le fait que c’était aussi bien comme s’il était sorti des marais… le fait qu’il n’y a pas de fossé visible à cet endroit, que le ruissellement, que je n’ai pas vu de glissière défoncée, le fait que j’ai pensé à une sortie de route, à tout, il descendait, il avançait dans les phares, le fait qu’il était vraiment sur le bord… le fait qu’il venait de face… le fait est que l’humidité assourdit les couleurs, le fait qu’il était gris… tout… gris… ou bien c’est le fait qu’il ruisselait de partout, si bien que ça ne brillait pas plus dans son œil que partout sur lui… il était all-over… le fait que je te dis ça, parce que tu es de la partie… que ce n’était pas comme si les phares l’éclairaient, mais comme s’il surgissait du fond des phares… mais du fond inverse, à la limite où ils n’éclairent plus… comme une forme, un mot apparaissent sous un tissu trempé… comme le portrait d’Europe à travers un billet de 20… ou comme le suaire de Turin, le fait que je peux en conclure que c’était une apparition… le fait que je ne sais pas si je peux exactement te raconter ça, le fait que je ne sais pas ce qu’il y a à la fin à raconter… le simple fait qu’il m’est apparu
le fait que je passe souvent par là, à vélo, c’est le plus direct pour aller en ville, et le plus calme en fait, le fait que le promeneur à pied est rare, le fait que le cycliste aussi est épisodique, et qu’il sort du champ plus vite, le fait que c’est le champ de vision, chacun le sien, le fait que comme à l’aller généralement j’ai le vent dans le dos, je trace, le fait qu’à mon allure, je vais me retrouver rapidement à hauteur du promeneur qui est là–bas, dans l’encadrement de l’ombre du pont, le fait qu’il marche au milieu de la piste et le fait qu’il m’a dans son dos, le fait que je le rattrape, et le fait que plus j’approche, moins il marche, le fait qu’il tient le milieu de la piste, le fait que je sonne, le fait qu’il n’avance plus, le fait que je le ressonne, le fait qu’on dirait qu’il tangue, le fait que, ma parole, il ne va jamais passer sous ce pont, le fait que je le connais bien, avec ses palmiers peints sur les piles, avec sa claire-voie centrale courant le long, avec ses escaliers qui montent dans la maçonnerie, je le pratique dessous comme dessus, se profilant dans la continuité de l’échangeur, le fait qu’une troisième fois je sonne et ce sans discontinuer, le fait que je suis quasi à l’arrêt, le fait que je suis sur lui, le fait que j’aime me poser là, le fait que je ne saurais dire exactement pourquoi, faire des images, le fait qu’une seconde de plus et je mets pied à terre, le fait que je ne veux pas m’arrêter cette fois, il y a quelqu’un, le fait que je suis déjà là, le fait que je me dis, on dirait moi
l’autre jour
Notre tête-à-tête a duré deux ans. nous n’allions plus à la cantine comme les autres. comme nombre d’entre nous en fait, nous n’étions pas les seuls, loin de là. sauf que nous sans doute, ou peut-être, ce n’était pas pareil. Sauf que nous, vivions sous le régime de l’exception. De l’exclusivité qui plus est. (Nous non sans doute, disons lui et moi.) Celle-ci ne durait que le temps de midi. Quatre fois par semaine, deux années scolaires durant, première, terminale, cela représente un paquet d’heures… Nous les voyions passer, plus que les heures de cours elles-mêmes, même si nous ne l’avouions pas. (nous avouions-nous quoi que ce soit du reste ? Nous faisions les intelligents, les pénétrants l’un devant l’autre, nous ne nous donnions que le change, nous tendions ce miroir l’un l’autre : notre exception, nous entretenions exclusivement de ce leurre : nos singularités, nous en échangions les signes, nous ne nous confiions pas — qu’y avait-il à confier ? Quel souci avions–nous ? Sinon d’être ces jeunes hommes, ou grands garçons, ou ces petits messieurs. Sans doute étions-nous réfractaires : comme la brique dans le radiateur. Nous gardions beaucoup des choses pour nous, nous les gardions entre nous : non dites. En fait, nous endurions…) Nous parlions musique. Ce qu’il écoutait, je ne connaissais pas, ce que j’écoutais, lui n’écoutait plus, était passé à autre chose. Lui avait un grand frère. Peter (prononcez-le sur le ton de Monsieur) intervenait dans une émission de radio — le mercredi soir, une semaine sur deux. Sans doute étions-nous impénétrables, notre paire méridienne suscitant timidité autant que curiosité. personne n’entrait dans notre jeu, on gardait ses distances, on imaginait quoi. Sébastien, copain de poussette que je retrouvais là, au lycée, avec qui je prenais, le matin, le bus, devait considérer — cela je le comprenais entre les mots, à sa réserve, ou réticence — que Peter déteignait sur moi. de là à être confondus ? Nous portions des Docs. Nous portions des vestes. Nous gardions notre sérieux. Nous poussions une porte, rejoignions une table des plus reculées, alors nous asseyions. vestes sur les dossiers. Cols roulés. Son écharpe (noire) roulée sur sa serviette (noire) lâchée sur la banquette à son côté (Tiffany), sinon calée contre un pied de chaise (Arts — et la mienne de mon côté, entre la chaise et le mur, moquette murale : bleue ?). Une fois là nos yeux roulaient sur des moutardiers, des sous-bocks fatigués, un vernis bistrot, un faux marbre. Tantôt fixes, tantôt vagues, flottants dans le rose des Monacos. Un croque-monsieur devant chacun. Il me semble que nous partagions l’assiette de frites, toujours dans un coin sombre, au Tiffany noir et désert (et silencieux et clos comme une bouche), sinon aux Arts, mais au fond, le plus au fond possible, dans mon dos la porte menant aux toilettes (un long escalier descendait derrière, la lumière là redevenue crue). nous étions, lui, moi, seul au monde, à fond de navire, nous partagions un secret, sans doute, peut-être, nous ne savions pas le dire, un secret de midi, nous ne savions pas lequel. De silence les nuques se crispent. Peter effectuait de temps à autre une ou deux rotations du cou. À moi revenait la vue sur le comptoir, aux Arts, et le filet de jour. Incroyable que je me souvienne si distinctement, jusqu’à leurs visages, du couple y tenant l’établissement, et qui nous servait, avenant, sexy ’84, silhouettes dessinées de danseurs de salon. Sans doute se sont-ils imprimés en moi comme des types, confirmés ici ou là. Peter non. je n’ai retrouvé Peter dans l’expression de personne. De Peter, je me rappelle la main qui rentre dans la manche et, l’autre main saisissant le poignet, le dos qui s’en incline afin de recevoir le menton de côté, l’angle du visage présenté de trois quart pour un peu s’effacer vers où, au bord de nous, les paupières avec les yeux s’abaissent.
j’ai vu Lost Highway à sa sortie. nous étions deux. Ll’impression fut forte. d’être, à la fin du film, renvoyé au début, sans y avoir rien compris. sans comprendre comment. cette boucle me poursuit. Je suis dégoûté de ce je que j’ai à la bouche. si on me demande ce que c’est que Lost Highway, je dirai : deux histoires en une. Je dirais : deux histoires qui n’ont aucun rapport, ont un rapport. ou plusieurs. ou deux personnes. deux destins, disons : deux vies. comme si l’une était le rêve de l’autre. ou le cauchemar. Et inversement. Et sans que jamais l’une ne fournisse l’explication, la justification de l’autre. Tout colle, rien ne colle, malgré les effets de miroir tendus de l’une à l’autre, les images renvoyées. Il y a plusieurs centaines de kilomètres pour aller d’une vie — le premier tiers du film — à l’autre. Iil y a un pays. Et je ne sais pas pourquoi ce schéma me poursuit. Jamais l’une n’est le mobile de l’autre. Les deux se perdent. Les deux sont en impasse — est-ce que l’une est l’absence d’issue de l’autre, ou bien son double-fond ? Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est une rupture, qui permet l’aller direct de l’une à l’autre, qui ouvre une voie de communication, c’est le moment d’une perte de contrôle, où les enchaînements, les circonstances d’une vie se télescopent, au point que cette vie ne comprend plus rien à elle-même, ne se reconnaît déjà plus : elle bascule. C’est là : elle verse dans une autre, dans la tête d’un autre à l’autre bout du pays. Inexplicablement. C’est le pli. Dans la rupture, dans l’effondrement même il y a, malgré tout, une solution de continuité. Une vie semble au point mort — mais le film continue.
Nous nous sommes retrouvés à Paris, plusieurs années plus tard. Nous finissions nos études, je rentrais de l’armée. Peter, en sous-loc alors, ou coloc, je ne sais plus, m’hébergeait. Transition douce… Nous n’étions plus ces lycéens coincés — coincés dans notre province. ce fut un temps Dans Paris, le film, chansons y compris — mais je confonds — à cause de Paris — ce fut ou furent Les Chansons d’amour… Les rues, les appartements, les bars, les nuits… le tout un même espace, une seule dimension, une continuité fluide, que je n’ai plus revécue…
Avec Peter nous sommes allés voir Lost Highway à sa sortie… Je me souviens de Peter, aussi, surtout, aujourd’hui, comme de celui qui a visionné Lost Highway à mon côté, qui a découvert Lost Highway en même temps que moi. (J’allais écrire cela — mais non : nous n’avons rien compris ensemble… je ne sais pas, il fallait juste, nous nous le disions, que nous retournions le voir séance tenante, mais non — c’est que la séance suivante, de midi, était plein tarif…) Pour cette fois, et pour quoi, deux heures ? une éternité ? un instant ? nous n’avons pas
été, Peter et moi, l’un en face
de l’autre…
… le dispositif génère le texte
… j’ai pensé au Blackouts de J. Torres… je pense aux Poèmes fondus de M. Grangaud
… (scrolling down) un rouleau de pluie
… laisse des mots tombés
… effectuant une recherche « trash poetry », je retombe sur la « blackout poetry », sous-catégorie de found poetry, le caviardage, « erasures »… puis sur une « Trash Poetics » — poétique du déchet ?
… white-out en l’occurence, « blanco », « correcteur liquide » : l’effacement par surexposition ?
… et plus je relis, plus j’en enlève…
Beau chemin de mots où on peut se perdre et s’y retrouver. Je suis certaine que ce serait encore plus beau en réel écriture avec un stylo, crayon ou feutre. Merci Christophe.
Belle exploration de rythmes avec ces blancs typographiques.
Conscience, inconscience, perception altérée, flou et netteté des images, des sensations…C’est très beau sur l’écran et très émouvant à lire, à parcourir.
Clarence, Olivia, Xavier, merci de vos passages !