Tristan Mat | Exercices d’illuminations

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L’AUTEUR

« Tristan Mat vit. Ailleurs. Il écrit. »

Son site : tristanmat.net. 
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LE TEXTE

Ces exercices ne proposent ni ne promettent. Puisqu’ils sont écrits, ils signent un échec, au moins sur une voie. Au lecteur de décider s’ils sont à poursuivre ou au contraire délimitent négativement, par absence, quelque passage du Nord-Ouest. Leur suite n’a pas de fin, excepté celle imposée par le silence. T.M.

 

Je suivais cette femme tous les soirs dans la nuit sans la connaître ni l’aimer. La ville était comme enneigée. J’avais presque perdu l’usage des mots. En moi j’appelais l’hiver. Je m’étais attaché à elle comme à un mystère. Elle sortait d’un immeuble, marchait sur les trottoirs déserts et disparaissait dans une cour intérieure assombrie. Elle ne me remarquait pas, serrait son sac contre son manteau. Elle marchait vite. Les rares vitrines ne l’arrêtaient pas. La ville avait changé de visage. Je marchais des heures, d’autres heures, au hasard. J’espérais et j’avais peur de la rencontrer. Elle aurait levé les yeux vers moi et son regard m’aurait effacé. Elle était ponctuelle, je la suivais comme une ombre.

 

*

 

La nuit ouvre au théâtre. Les chocs de l’ombre et de la lumière sont abrupts. La scène est immense et nous y sommes entrés, au bord de la route. Les immeubles qui la bordent ont leur histoire mais elle n’importe pas, ce ne sont que des pièces du décor, comme nous spectateurs, silhouettes à peine disséminées grâce auxquelles la légende pourra se lever, beaucoup plus tard. Les machines sont immenses, elles prennent possession de l’espace par la nuit. Les machines sont absurdes. La raison se combat par l’action insignifiante. La route est rabotée, débitée en pépites, projetée dans une benne. En lieu et place des encens et des graisses animales du sacrifice, le goudron. Les seuls hommes dans la lumière, colorés de surcroît, sont réduits à des images. La pièce s’interrompt ici même dans la célébration. Absence, vide, nuit, travail, nommez cela comme vous le souhaitez, mais en silence, je vous prie.

 

*

 

L’escalier ne monte ni ne descend. Il est immobile, traversant, trouant. Passer d’odeur en odeur au centre des portes closes. Chaque pas pèse. La tristesse est parcourue marche à marche. Les portes sont identiques et vernies. Le regard tombe dans le vide érigé en colonne par les grilles. La cage tourne en rond. La lumière du jour n’est pas admise. L’empire du jaune a pris ses quartiers. Rien ne dit qu’il y ait quelque chose derrière les portes. Divers passages de pensées se proposent, déjà ruminées. Les clés jaillissent de la porte, ouvrant un mur. À l’extrémité d’un couloir vide, je suis en moi.

 

*

 

La lumière se déverse. Je passe d’une pièce à l’autre pour la retrouver : elle attaque de toute part. Elle écarte les fenêtres, agrandit les chambres qu’elle gonfle comme des voiles qui, remplies d’air chaud, deviennent des montgolfières. Elles sont vides tout à coup. Les meubles se tassent contre les murs. Elle se répand dans chaque grain d’espace. Tout lui est miroir. Je m’assois à ma table, devant la fenêtre, là où je progresse vers l’aube. Le paysage se découpe, il s’avance. Je pourrais le toucher. Le regard se lève sur la mer. Le corps bat au pouls de la houle. C’est une mer blanche, d’un blanc qui est une forme distillée du bleu. Je suis offert à tous les regards, à ce qui forme tout regard. Je m’allonge sur le lit, ferme les yeux. Midi vient jusque dans mon rêve.

 

*

 

Je me lève en ouvrant les yeux sur la boue, je trahis. Je suis encore dans le sillage du sommeil. L’eau ne rafraîchit pas, elle ne rapproche d’aucune réalité, elle éclabousse. Elle conspire avec le miroir qui offre une inflation de chair, une infection. Des yeux s’offrent à mon regard et les fascinent. Des lambeaux filandreux ondoient de la surface au centre du corps. Sans image et sans couleur, ces brisures de lianes, ces explosions aqueuses, mystérieuses de leur morale souterraine sont ressenties. Le vide danse à l’intérieur, à mesure que les linceuls s’enroulent. La main du bourreau décapite l’air qui recouvre les joues, le sang est battu en mousse. Les siphons, les canalisations, la chasse d’eau sont au concert. Partition, piège où je sombre sans bouger.

 

*

 

On regarde les ombres s’allonger sur le trottoir. Rue calme, voitures immobiles. Parfois passent des êtres de chair et d’os munis de vêtements, visages, gestes, enveloppés d’un luxe de détails derrière lesquels ils disparaissent. Et à nouveau, au centre, la douceur du mâchefer dans la lumière affaiblie de la nuit. Voici la scène où affleure une rare tendresse. Est-ce elle ou déjà un spectre ? Une silhouette sombre entre par le côté et s’avance, brusquement. Elle s’est attachée à une femme ou à un homme et la suit. On devinera un geste : le bras qui se lève, un pas, la main qui approche une cigarette de la bouche, la tête qui se rejette en arrière, et elle restera discrète sur les sentiments, les mouvements, les tourments. Elle ne révélera aucune parole. L’autre est là. Ils s’approchent, se mêlent et s’éloignent. À peine en saurait-on plus que l’on abandonnerait la compassion. Le rideau tiré, de moi nulle ombre n’apparaît.

 

*

 

Je me trouve au carrefour étourdi par le petit matin. Je n’ai pas de sac et lorsque j’enfonce les mains dans les poches du caban pour refermer le cercle de mon corps et peser sur la maigre terre, je ne rencontre aucun livre, aucun carnet, aucun bonbon, mais seulement dans ma main un contact froid et doux. La lumière révèle un morceau de plastique que je faisais tourner entre mes doigts hier. Tout à l’heure dans la lumière qui baigne la chambre, assis devant la table, entre tous les livres, dans l’espace de ceux qu’il faut écrire, qui se déploie, je le regarderai avec attention. Trois octogones sont accolés et forment les trois marches d’un escalier circulaire d’une déclivité presque nulle. Sur chacun des trois octogones le dessin d’une fleur, gravé en creux. L’ensemble affecte une forme vaguement triangulaire. Tous les symboles y sont, pour peu que je les désire. Je les mets en mouvement et je joue ma vie.

 

*

 

Dans le cube du compartiment, quatre couchettes comme points cardinaux et sur chacune un être dit humain et son sexe. La scène se défera au bout de la nuit dans un pays différent. Chacun voyagera encore, jusqu’à sa perte. La nuit prochaine, d’autres combinaisons seront hasardées sur le voyage inverse. Le jeu tourne, sans raison. On entre dans la cabine. On dissimule son bagage. Les corps s’immobilisent après avoir coincé contre eux une feuille d’air. Ils se séparent. Identique à celui des autres jours, le ballet, ramassé, étriqué. Les joueurs ne peuvent manquer de remarquer qu’ils jouent. Un torse sans jambes ni visage se jette soudain devant les yeux. Vue plongeante sur un drap prenant la forme d’un corps. La nuit vient et le voyage n’est qu’une idée, un tremblement poursuivi. Les alliances et les permutations n’ont lieu que la boue du rêve. Et cette boue très liquide, monte et lèche et enlace.

 

*

 

Je suis déserté comme la ville. Parfois des touristes se révèlent fantômes et s’évaporent. Les rues ne se sont pas allongées ni rétrécies mais elles ont glissé vers l’étrange. Et partout une entêtante odeur d’urine. Chaque fois, à l’improviste, elle surprend. Elle s’agrippe à la gorge, brutalement, et je suis suffoqué par le souvenir d’une caresse. Je mets mes pas dans les pas que j’imaginais et ma course est errance déjà. Je rentre dans un autre ordre de pensées, cloques et précipices, vannes. L’abject, l’immonde sont des catégories de la pensée, un mode appréhender le monde, de se perdre en soi-même. Outre la méditation, la débauche méthodique, la contemplation stupide, l’entrelacement de la pensée avec elle-même, le silence. Le monde entier est dans ce saisissement provoqué par l’urine chauffée, évaporée au soleil qui assaille le présent. Pourquoi ne pas employer le mot de Dieu ?

 

*

 

On s’offre au petit matin comme à la nuit profonde, sur l’autre face de la fatigue. On est au milieu des heures à venir qui ne composent pas une plaine, ni un ciel, mais une placette, avec des arbres et une fontaine. On est seul et on goûte la mesure. On espère l’arrivée d’oiseaux. On poursuit son chemin dans une des ruelles adjacentes. Le commerce est absent. Les rares silhouettes deviennent des personnages. À force de tourner dans le bref quartier, on revient sur ses pas, ses pensées. Elles sont reprises et poursuivies. Un souffle d’air chaud porte le printemps et toutes choses sont vaines. Les souvenirs de ce qui jamais ne fut sont près d’apparaître : il faut marcher encore. Là-bas, où la ruelle se perd dans la ville, une femme s’éloigne, et sa chevelure libérée.

 

*

 

J’ai baissé les yeux au sol, je les ai relevés. Je me suis arrêté. J’ai lentement tourné autour de moi-même. J’étais dans le décor et néanmoins, je me sentais irréductiblement ailleurs. Je n’avais pas croisé un être dit humain depuis plus d’un quart d’heure. J’étais arrivé dans la banlieue. À ma droite une colline herbue. La description importe peu. Je découvrais un silence chaud et lumineux, en proie à l’immobilité, un silence réel, habité de rumeurs lointaines et effacées, qui fait venir le vertige. J’avais atteint le centre du monde. C’était un dimanche, à l’heure médiane. Dois-je dire que deux heures plus tôt je ne pensais qu’à mourir ?

 

*

 

Le monde : sept ou huit tables sur une terrasse lavée par un orage romain. Les parasols distillent des distiques lapidaires entre les cols de chemise et la viande des cous. Des bouches, environ une par corps, glapissent, exhalent, déglutissent à petites gorgées. Il y a donc des gouttes éclaboussées, des crues instantanées de liquides effervescents attaqués par des sucs gastriques, des assemblages de phrases, à la dérive.
La pluie disparaît qui était en tout point sans remplir l’espace. Des bougies disposées sur un parapet séparent le monde du reste du monde. Le reste du monde est vaste mais n’est rien puisqu’il n’est pas le monde. Il comprend les pyramides, la joie, les lichens. Le monde ignore le reste du monde en même temps qu’il le méprise et cherche ses regards.
Il n’y pas de centre du monde. Il est top petit.

 

*

 

On sort dans la rue comme on entre dans un fleuve. Le parapet enjambé, on regarde malgré soi la ville avant de se propulser dans le flot. La lumière du jour, je l’avais perdue depuis ce matin et la retrouve à l’agonie, magnifique. Elle est dans chaque main d’air gris et y apporte de la douceur Le familier tourne à l’inconnu. Je me perds dans des rues que je n’avais jamais vues. Les fenêtres m’appellent, m’aspirent. Elles débordent de lumière. J’entrevois des décors et des plafonds, une grotte devenue théâtre. Une boutique a pris place dans un couloir. Les objets s’y agglutinent comme la limaille sur l’aimant. Le regard fuit et se retrouve prisonnier, au fond du couloir, d’un cabinet qui aurait été ouvert sur l’un de ses côtés et offert à la vue. Un miroir égare même après que l’on ait remarqué sa présence. Une tenture, un secrétaire aux nombreux tiroirs, des hommes ou des reflets d’un homme : le labyrinthe est complet, gros comme le pouce. Enfin l’échappatoire est trouvée : un paysage de mer qui fausse l’extrémité de cette perspective, et mes pas se poursuivent.

 

*

 

À quatre heures, dans la cuisine, la table est nette. Sa couleur d’automne resplendit dans l’été. Sur cette vaste feuille sous mes coudes, une coupe de fruits, le pot à sel, un verre d’eau où des feuilles de basilic prennent racine, la pile de livres et de carnets au repos. Je suis seul dans l’heure vaste. Au-delà de la fenêtre ouverte, d’autres fenêtres entourées de murs couleur sable. Le regard est prestement arrêté. Tout est familier. Rien ne bouge que le vent, invisible. L’étrangeté danse. Je pourrais découvrir le secret du monde, ou le mien. La nuit sera déjà venue et avant elle, je serai entré dans la pièce, et sans m’asseoir, de quelques mots brefs, je me serai jeté vers le monde. C’est l’heure du flamenco. La lumière est méprisée. Tout se passe dans un cercle. Les larmes rient. Les sentiments sont piétinés. Tout reviendra à l’identique : il n’y a pas lieu de sourire ou de rêver.

 

*

 

Le passant mélancolique devine les lieux où la fiction du siècle se réalise, où le vide se cristallise. Les longues voitures sont à quai. Elles n’attendent rien. Assis, immobile, le chauffeur. Il est huit heures, il est minuit. La désertion rassurante de la nuit, l’agitation statistiquement immobile de l’heure médiane : tout est paysage. Dans le palais, l’homme important rencontre des hommes importants. En s’asseyant ils entourent une table et font le monde. Leurs paroles s’effacent sans laisser de buée ; elles modulent et raffinent les souffrances de l’agonie. Les fleuves coulent. Le chauffeur ne s’est pas donné au temps. Il est face à lui dans l’oubli de lui-même. Il fait quelques pas, pur ornement. Il s’assoit à nouveau et sur un cahier il entrelace des mots, sans issue. Cases blanches, cases noires. Il s’immisce dans ce bref labyrinthe et entrant en lui-même, il s’échappe.

 

*

 

Une rue calme, échappée au temps. Près de l’agitation du siècle. On y revient par hasard, avec étonnement. Les trophées sont serrés, accolés, face à face, enchevêtrés. Le marchand est presque invisible sans chercher à se cacher. C’est un monde d’ors, de bois peints, de cadres, d’enveloppes, de liserés, et de surfaces étales, sans couleur, qui ripostent du tac au tac, et l’on s’enfonce, étourdi par les reflets, les montres que l’on croit entendre, on passe, on admire, jusqu’à rencontrer le monstre jusqu’en face de soi.

 

*

 

Nous entrons dans l’automne. Le temps gris croît. La mélancolie prend ses quartiers. Elle fait se lever la beauté, elle la fait danser. Elle l’assoit sur mes genoux. Des nuages blancs passent sur les marbrures violacées du ciel. Les râteaux des antennes pagayent dans le vent sur lequel s’appuie un goéland, le vent que brasse un hélicoptère. J’ai derrière moi des jours de lumière, unis et lisses, des nuits innombrables que je discerne à peine. Maintenant chaque heure est un abysse. Il faut apprendre à distinguer, découvrir le chatoyant et la luxuriance. Des archipels bleus sont apparus dans le ciel. Ils accroissent l’heure. Des goélands tournent, élèvent le regard. Une chanson, c’est-à-dire un acte de dépouillement, s’établit dans un coin de la chambre, un petit monde dans l’angle du passé à venir et du futur oublié. Il ne me reste plus qu’à me jeter un sort.

 

*

 

Une mer brumeuse. La plage, la mer, le ciel forment un continu. Le regard glisse de l’un à l’autre sans rupture, revient et finalement atteint l’indistinct. Une fois perdu le centre, le point de mire, la totalité est appréhendée. Des modalités se mettent en place, se répondent, s’effacent : le toucher du velours, l’oscillation du rivage, la pulsation de l’écume ; et sans perdre l’unité, le singulier : les détails des vagues ourlées de sable, la découpe minutieuse d’un arbre surimposée à la vapeur, la dimension d’un homme cheminant et regardant à son tour, et comme cadre, à l’intérieur de ce qui est sans limite, des pierres plus grosses que le gravier, immobiles, qui, quelques années plus tard, ramènent à la présence indivise.

*

Le soir, déjà, est oublié, loin en dessous, englouti. Ce serait l’heure de s’allonger près d’un autre corps, de fixer la masse d’obscurité entre les yeux et le plafond, sans avoir rien à prier ; et viendrait plus tard le sommeil. Tu ouvres la porte. Malgré le vent, l’air est chaud. Tu enfiles les rues du quartier rectiligne. Le hasard ne s’improvise pas. Tu dessines des quadrilatères qui te reporteront à la porte-cochère de chaque jour. Tu compliques le parcours, tu bifurques. Les rues assombries et éclaboussées de lumière sont outrageusement fardées. La jupe relevée découvre un genou mais le sexe est à rêver encore. Seule la chaleur doucereuse l’annonce. À force de demi-tours imprévus, de volte-face d’arrêts prolongés, tu marches dans des pensées répétitives comme l’architecture. Tu remâches le goudron de tes obsessions. Tu tournes à gauche. Tu t’arrêtes. Un instant tu as été perdu. C’est là que se cache la solution.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 octobre 2014.
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