Natacha Margotteau | Prenez place

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L’AUTEUR

On pourrait dire :

A longtemps été (trop) bonne élève. Tente de se désemployer. Pratique le nomadisme intermittent. Porte attention.

On pourrait lire :

Née avec « y » sur la langue. Vit dans un kaléidoscope. Imagine la contre-offensive du X.
Fait de l’écriture. Danse.

On pourrait lui dire ici sur facebook et la lire là sur Le pied de /la lettre.

LE TEXTE

Occuper un poste, remplir une fonction requièrent une mobilisation du corps qui ne va pas de soi : se mettre en disposition de. Quand on ferme la porte, que l’on rend les clés, on marche sans avoir à revenir à l’endroit assigné, il est alors possible de prendre la mesure du corps affecté.

L’emploi comme opération de façonnage des corps. À l’impulsion, le besoin mécanique de créer du jeu, d’aller provoquer cette violence en face : poser les questions qui devraient l’être et formuler les réponses qui, quand il s’agit de prendre place.

Ce texte est le début d’une écriture en cours.

—  Et est-ce qu’il y a une porte ?
—  Oui. Et ce sera par celle-ci même que vous entrerez.
—  Et pour sortir ?
—  Tout à fait. Nous avons trouvé plus pertinent que vous puissiez sortir. Cet aménagement a été pensé récemment par nos équipes, à la demande de la Direction. Après analyse précise de la structure, il s’est avéré qu’il était possible, voire même préférable, que la sortie puisse s’effectuer, et ce par la même porte.
Nos recherches ont permis de mettre au point une technologie d’ouverture capable de présenter les deux fonctionnalités. Équiper chaque pièce d’une deuxième porte aurait été, certes, moins coûteux au départ mais sur le long terme l’investissement se serait avéré, à coup sûr, plus important. Ceci étant, nous préférons nous lancer, d’abord, dans une phase d’expérimentation qui nous permettra d’évaluer, raisonnablement, les avantages et les inconvénients de la porte à double sens. Dans un an, nous aviserons. Nous sommes tout à fait conscients que ce genre d’innovation change parfois trop brutalement les habitudes et peut perturber les procédures. Mais, que voulez-vous, vous le savez certainement aussi bien que moi, le monde évolue, il faut savoir s’adapter à temps. Quoi qu’il en soit, je vous le répète, ce dispositif n’est qu’une expérimentation. Et rassurez-vous, rien ne dit que nous la généraliserons. Ainsi, bien entendu, ne vous sentez obligé de rien ; si vous le désirez, vous pourrez rester.
—  Quel est le linéaire envisagé ?
— Je parlerais plutôt de linéaire envisageable. Car, du même coup, celui-ci est lié à l’expérimentation. Dans l’absolu, vous vous en doutez, votre linéaire dépend principalement de deux paramètres. Tout d’abord, le nombre de sorties que nous pouvons estimer nécessaire. Sur ce point, l’ensemble de vos outils de travail vous dispense de déplacements trop nombreux. Restent les toilettes, bien sûr, le seul impondérable. Pour parler franchement, il n’est pas très judicieux de multiplier les sorties. L’essentiel étant de se limiter au nécessaire.
—  Je n’ai pas pour habitude de me déplacer inutilement.
—  Très bien, cela réduit les risques. On tâtonne toujours au début, le manque d’assurance est un des principaux facteurs d’accidents.
Deuxième critère capital : les figures géométriques appliquées. Inutile de vous rappeler, je suppose, que la ligne droite est la plus efficace, parce la plus rapide ; c’est d’ailleurs celle qui est chaudement recommandée par la Direction. Nous sommes très attentifs à épargner à nos collaborateurs toute perte de temps. Pour optimiser les circulations, nous avons récemment procédé à une réaffectation complète des espaces. L’idée étant d’anticiper. Au cas où le besoin s’en ferait sentir, bien sûr. C’est notre travail. Toutefois, il n’est pas certain que les gens s’aventurent. Si vite.
Entendez-moi bien, si la ligne droite est le maître-mot de la Direction, les couloirs en sont sa clé de voûte. Ils vous seront d’une aide précieuse. Je me permets, à ce propos, de vous donner quelques conseils. Il est important de veiller à tenir votre droite tout le long de vos déplacements. Pour ne rien vous cacher, votre prédécesseur manquait de clairvoyance. Il avait pris discrètement l’habitude de changer de côté sans prévenir, provoquant ainsi des collisions impromptues qui bien sûr désorientaient les collègues passant au même moment dans le couloir. De plus, il avait la fâcheuse tendance à fréquenter les bords d’un peu trop près. Vous imaginez sans nul doute le résultat : un pas ralenti inutilement et une usure des murs parfaitement intolérable. Vous comprenez bien que ces derniers sont faits pour durer. Il n’est pas dans nos pratiques de raser les murs.
—  Mon linéaire donc ?
—  Tout au plus quelques segments... et encore. À peine un déplacement par heure, quatre à cinq allées et venues par jour. A raison d’un pied devant l’autre, pas moins... en vecteurs nets... disons... la Direction des Ressources Humaines saura vous préciser tout cela.
—  Je préfère oui. Je voudrais ne pas faire d’excès, même les premiers temps. Il vaut mieux savoir à quoi employer son temps.
À quel genre de chaise aurai-je affaire ?
—  Ah, vous paraissez bien impatient de remplir vos fonctions. Vous promettez d’être un collaborateur des plus avisés. Je vois que vous avez saisi immédiatement les enjeux qui seront les vôtres au quotidien. La lucidité et le réalisme sont des qualités majeures qui distinguent les meilleurs.
—  Un corps épargné se gagne par une économie de mouvements bien pensée.
—  Tout à fait, et un corps que l’on assied est un corps libéré. Votre chaise est là pour vous donner une pleine et entière satisfaction, elle vous offrira une parfaite verticalité tronquée, vous serez ainsi disposé au mieux pour faire travailler votre matière grise, c’est elle qui réserve toutes les satisfactions de la réalisation de soi. Un homme assis est un homme qui agit. Je tiens à vous en assurer, nos chaises ont été élaborées pour vous garantir une rapidité d’action maximum, calées et orientées à votre bureau de telle sorte que le moindre appareil fasse contact. La pétrification progressive est la plus sûre des expériences corporelles, la voie royale qui permet d’accéder à cette formidable révolution de notre modernité : l’ « immobilité fulgurante », le corps installé, l’accélération permanente du bout des doigts au creux de l’oreille, le monde à vos rétines.
 A ce propos, je vois que vous avez deux bras. Pas d’autres ?
—  Non.
—  Effectivement c’est la norme, on ne peut rien vous reprocher là-dessus ni vous en demander plus d’ailleurs pour un début. Nous nous occuperons plus tard de remédier à cela, c’est un privilège qui se gagne au mérite, mais parfois à l’ancienneté.
Vous avez apparemment deux yeux aussi. Ils fonctionnent ? Tous les deux ? L’intention de les garder ? Tous les deux ? Je me permets d’aborder ce point afin de prévenir les incidents malencontreux. Certains de vos collègues nous ont déjà fait le coup. À force de jeter un oeil par-ci, par-là, tôt ou tard ils l’ont perdu. Ou alors ils l’ont laissé s’égarer, c’est une question de point de vue et en cas d’enquête, bien entendu, les versions divergent. Pas que vous ayez vraiment besoin des deux. Il a été clairement démontré qu’un oeil était plus adapté, cela permet de rester bien concentré sur sa tâche. À vrai dire, le seul oeil est fortement apprécié par la Direction, elle y voit là le signe manifeste d’un engagement sincère dans le travail. Ceux qui ont fait ce choix ne s’en plaignent pas du tout, je dois même vous dire que nous enregistrons un nombre croissant de demandes. Donc si vous voulez vous en séparer d’un, n’hésitez plus, c’est le moment. Cela peut se faire très vite et sans douleur.
—  Non merci. Enfin... je ne sais pas. Je n’y avais pas encore pensé. On ne me l’avait pas dit. Effectivement cela peut être utile. Mais je ne suis pas...
—  … Prêt. Je comprends. Vous verrez à l’usage. Nous les gardons tous en stock, ça sert toujours.
—  Un deuxième oeil, ça sert ?
—  Oui, comme premier, en remplacement. Nous avons déjà eu certains collaborateurs dont l’oeil conservé s’est nécrosé. Manque de motivation certainement. Enfin, c’est une question de point de vue et en cas d’enquête, bien entendu, les versions divergent. Pour réussir dans la vie il faut savoir regarder droit devant, l’oeil toujours ouvert, bien déterminé. Nous avons donc décidé d’encourager et de soutenir nos collaborateurs dans leur travail en leur offrant l’opération. Et l’oeil. Nos yeux sont garantis : ils sont conditionnés, traités et entraînés. Ils peuvent fixer un point plusieurs heures d’affilée sans cligner, voire même sans regarder de côté. Je n’ai pas besoin de vous dire que cela soulage grandement la nuque qui n’a plus à bouger sans arrêt et donc prévient efficacement les problèmes de dos. On n’y pense jamais assez mais un corps bien aligné est le secret d’un bon maintien, notamment de l’Entreprise. Deux yeux, c’est bien pour commencer. Toutefois, essayer d’en fermer un de temps en temps, c’est un bon exercice. Au cas où vous changeriez d’avis.
Une autre question essentielle : vous a-t-on appris à tenir votre langue ?
—  Je sais me tenir à ma place.
—  Évidemment, je n’ai aucun doute là-dessus, ce n’est pas de cela dont il s’agit, ce point ne fait plus question depuis bien longtemps. Non, c’est de votre langue dont je vous parle. Je ne l’ai pas beaucoup vue depuis le début de l’entretien, et c’est un bon point. Vous êtes de cette génération qui ne peut ignorer le changement ; la période où il était nécessaire de prendre la parole pour espérer se faire entendre est révolue. L’idée même que l’on puisse attendre de vous un seul mot est devenue hors de propos. Ce qui compte avant tout ce sont les notes, les rapports en tout genre et, bien sûr, les courriels qui dispensent des bavardages inutiles. Consigner la parole est le moyen le plus sûr de ne pas avoir à revenir dessus, cela garantit la stabilité de nos rapports et la crédibilité de nos échanges. C’est un progrès formidable qui a permis de réduire considérablement les nuisances sonores au travail, notamment lors des réunions. Nous sommes fiers d’être l’organisation la mieux classée pour la qualité de silence de ses collaborateurs. Pour autant, on ne peut jamais se reposer sur rien, personne n’est à l’abri. Vous l’avez peut-être appris, il y a quelque temps nous avons eu à gérer un nombre effrayant de langues pendues. Un des symptômes classiques du manque de motivation, une endurance insuffisante, des collaborateurs qui n’ont pas su s’adapter. Enfin, c’est une question de point de vue et en cas d’enquête, bien entendu, les versions divergent. Des silences soi-disant trop étouffants, des paroles décomposées qui auraient été retrouvées pourrissant le long des tuyaux. Reste qu’il nous est impossible de tolérer ce que nous considérons comme une forme évidente de relâchement. Nous avons développé un programme de gestion des risques sociaux, nous sommes très attachés à la santé de nos collaborateurs au travail. L’idée étant d’anticiper les prochains désagréments. Au cas où le besoin s’en fasse sentir, bien sûr. C’est notre responsabilité. Vous n’oublierez donc pas, je vous prie, de passer voir notre médecin du travail pour lui montrer votre langue. Il en vérifiera le maintien et la tournure. Il vous indiquera aussi quelques exercices simples, à faire régulièrement, sur vos temps de pause, pour prévenir l’atrophie.
Avez-vous d’autres questions à nous poser ?
—  Non, je ne crois pas. Enfin, si peut-être... si, concernant les collègues. Quel est le degré de rapport attendu avec eux ?
—  Essentiel. Le rapport de hiérarchie. Mais rassurez-vous, nous ne faisons pas dans la violence. Vous serez managé comme il se doit, au moyen des techniques les plus récentes. Il s’agit de vous aider à tirer le meilleur de vous-même. Nous accordons beaucoup d’importance à l’autonomie.
—  Oui bien entendu, je n’en attendais pas moins. Mais les collègues, je veux dire les autres, vous savez ceux que l’on peut malgré tout être amené à croiser dans les couloirs. J’ai été rompu aux civilités d’usage. Je suppose donc que cela ne posera aucun problème si je m’en tiens là.
—  Même pas. Vous pouvez vous abstenir davantage si vous le désirez. Soyez tranquille, vous ne serez amené à vous exprimer sur aucun sujet, même délicat, personne ne se lancera dans des raisonnements d’ordre politique ou culturel. Après quelques stages internes, nous sommes en passe de faire disparaître la plupart des conversations ordinaires qui, franchement, fatiguent tout le monde tant elles sont rébarbatives et inutiles, la famille – vous voyez de quoi je parle, le mari, la femme, les enfants, les frères, les soeurs, la belle-mère, toute la belle-famille, le chien, le chat, le hamster, enfin toute la ménagerie quoi – les histoires d’amour, la santé, les aventures du week-end, les vacances passées ou à venir, les voisins, les commérages et tout et tout, seules les discussions sur les émissions vues à la télévision résistent encore mais nous nous félicitons de les voir en net recul. Nous tenons le bon bout, le bout du silence. Car finalement, vous savez, on en revient toujours à notre préoccupation de départ, centrale, la préservation de la langue.
Bon, je pense qu’on a fait le tour. Notre entretien n’a pas dépassé le nombre de mots réglementaires. Ce sera bien là la dernière conversation à pouvoir être supprimée. Plus rien à rajouter ?
—  Juste vous remercier, pour l’emploi. Entrer ici est une place de choix.
—  Vous avez frappé à la bonne porte.
Je ne doute pas une seule seconde que vous vous ferez facilement à nos murs.
Je vous en prie, restez assis.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 janvier 2015.
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