Norvège | Berit Ellingsen, Dans le blanc

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L’AUTEUR

Berit Ellingsen vit en Norvège, à Stavanger. Elle écrit et publie en anglais ses fictions, romans et nouvelles, et exerce la profession de journaliste scientifique, en norvégien. Dans le blanc (In the white) est extrait de son livre Beneath the liquid skin, et est sa première fiction traduite en français. Son site : http://beritellingsen.com. Twitter : @beritellingsen. Récemment paru, à commander chez votre libraire : Berit Ellingsen, Une ville vide.

LE TEXTE

Sur le continent Antarctique, une équipe scientifique procède à des forages dans l’épaisseur de la glace, plusieurs milliers de mètres au-dessus d’un lac fossile.
Dans l’immensité du blanc, un jeune doctorant part à la rencontre de l’inconnu, se trouvera pris par la tempête et la nuit dans le monde glaciaire.
De Jules Verne (Le sphynx des glaces) à Lovecraft (Mountains of madness), ou même Edgar Poe (Arthur Gordon Pym), nombreuses les fictions à s’être risquées dans ces limites humaines. Ou de vrais récits, parfois (comme l’expédition Shakkleton).
C’est la première fois qu’est traduite en français une jeune auteur norvégienne, qui écrit directement en anglais, Berit Ellingsen, par ailleurs journaliste scientifique. Est-ce cela qui confère à ce texte – une prose poétique extrêmement précise – un imaginaire, concernant l’eau, la glace, la neige, d’une si grande puissance, à nous-mêmes si étrangère ?

« Je vais juste faire un tour, tu as dit, j’ai fini mes mesures.
— Tu ne t’éloignes pas trop, a dit le professeur Johansen, il y a de la tempête pas loin. »

L’année précédente, l’un des enseignants du labo avait été retrouvé mort de froid à peine à cinquante mètres de la base. Dans le blizzard, il n’avait pas réussi à retrouver le chemin de l’observatoire à infrarouge jusqu’à l’unité d’habitation. Et ça ne devait pas être facile pour un professeur d’avoir à prévenir les parents d’un de ses doctorants.

Tu laisses derrière toi le double sas des labos et de l’unité de vie, comme tout le reste du camp : l’entrepôt avec la réserve de nourriture et les outils, les moto-neiges, la génératrice, le forage pour l’eau potable, la salle où on conservait les échantillons extraits de la profonde calotte glaciaire antarctique, et l’observatoire à infra-rouge qui se détachait du blanc. Au sol une couche mince de neige durcie couvrant les quatre kilomètres de glace, plus ancienne que les deux dernières époques géologiques.

Le ciel est blême, filtré par une légère brume à cause des cristaux de glace de la basse atmosphère.

 

Cette année c’est toi qui supervises la logistique. Tu assistes le chef de camp à garder trace des fournitures, t’assures qu’il reste assez de fuel pour la génératrice et qu’il est correctement liquide, vérifies que le bon équipement scientifique et les besoins médicaux sont parvenus aux chercheurs, qui deviendraient fous si leur travail était retardé, toi qui téléphones à la base principale pour pointer les commandes parties ou en attente, et complètes les stocks de nourriture et de boisson. Comme il n’y a pas assez de place sur la glace pour de telles spécialités, chacun assume au moins un double emploi. Tu es de service à la cuisine trois fois par semaine, et assistes la docteur Lubin à prélever ses échantillons de micro-organismes sur les planchers et les murs de l’unité d’habitation les mardis et vendredis.

Tu as posé ta candidature pour tout l’hiver, c’est donc que quelque chose t’attire ici — est-ce l’isolement, la paix ? Pourtant, tu n’es pas sûr que les humains soient fondés à s’établir ici. Toute chose qui n’aurait pas assez d’antigel dans les veines pour empêcher la banquise de l’océan intérieur d’en éclater toutes les parois quand le blanc tombe et impose sa magie froide ne devrait pas avoir droit d’être là du tout.

Le blanc, ce n’est pas seulement la glace ; c’est le silence. Dans la profondeur de l’espace, le froid est tel que les molécules et atomes ont cessé leur chant et se sont fait silencieux. C’est ainsi que le veut le blanc.

L’horizon se distingue mal mais définit une courbe invariable qui couvre les trois cent soixante degrés de ta main droite à ta main gauche. Quand la lune apparaît sur l’horizon, le mirage antarctique la rend toute plate. C’est une vue à laquelle on met du temps à s’habituer.

Ton ombre en bleu glisse sur le sol. Sinon, un paysage sans couleur, monotone. Pas étonnant que les pingouins empereurs de la côte se précipitent pour examen lorsqu’ils aperçoivent quelque chose de nouveau. La première fois que tu en as croisé, tu as essayé de compter les formes en noir et blanc. Les oiseaux bipèdes se resserrèrent et t’avaient enfermé comme un mur, comme ils font avec un des leurs quand il fait froid. Ils t’avaient accepté, étrange oiseau géant venu des douceurs du nord. Le bruit et l’odeur de vingt mille oiseaux te submergeaient, mais quelle belle nuit tu avais passé dans leur fourmillement de plumes. C’était chaud, fort, amical, soudaine sensation de certitude depuis si longtemps. Quand l’équipe avait fini par te retrouver, ils t’avaient aspergé d’eau chlorée et sermonné comme il faut.

« Il y a quelque chose de bizarre chez ce type, avait murmuré quelqu’un...
— Mais comment diable il s’est tiré de l’entretien psychologique », s’étonna un autre.

Tu n’es pas sûr toi-même. Ta santé est bonne. Tu es doué de conscience et de logique, et ce que tu fais pas trop inutile. Tu ne parles pas beaucoup. Être seul n’est pas une gêne. Peut-être est-ce ce qui a convaincu le docteur de valider ton évaluation et de t’envoyer en Antarctique.

Le professeur aussi ça lui est égal. Il t’a à la bonne. Il apprécie quiconque ne l’interrompt pas dans ses pensées et accepte ses cadeaux scientifiques : des livres à grosse reliure sur la mesure satellitaire de l’épaisseur de la calotte glaciaire, dont il entend bien que tu les lises.

Le professeur aime le blanc. Confiant comme ce sterne dit sterna paradisae, il va vers le froid du nord en hiver, et du sud en été, et qu’importe d’abandonner le confort des températures modérées et des climats subtropicaux pour la dureté et l’effort de la glace.

Ses yeux sont bleus couleur d’eau pâle, la même couleur que la mer glaciaire, et les glaciers eux-mêmes. Il est l’apprenti du blanc.

« Il y a tant à apprendre, dit le professeur. Je suis vieux, mais je me refuse à mourir tant qu’il y aura encore à apprendre. » Il a pris racine là comme d’y être enclavé par des kilomètres de banquise ; et c’est pour cela qu’il pourchasse le blanc d’une extrémité du monde à l’autre.

 

Tu as entendu un son étrange. C’est fort, insistant, et revient encore et encore. Tu l’écoutes un moment avant de réaliser que c’est le son de ta propre respiration et du rythme humide de ton cœur. Cela diminue la nuit, quand ton attention se relâche, et que le blanc s’envole de ta case de deux mètres et demi sur un mètre et demi dans l’unité d’habitation. La chambre est à peine plus large qu’un cercueil. Quand tu es dedans, tu pourrais aussi bien être mort. Tu ne l’as pas dit au docteur Lubin. C’est juste ton cœur qui se tient coi, abandonne la tâche de te maintenir en vie dans le blanc qui t’entoure, infiniment plus grand que sa petite masse rouge. Qui es-tu pour le nier ? Après un instant, ton cœur repart, et c’est ainsi que tu t’es aperçu qu’il s’était arrêté.

Qui es-tu ? demande le blanc. Tu ne réponds pas, parce que tu n’es pas sûr. Tu te contentes de te taire, tu attends que le battement de ton cœur soit à nouveau régulier.

 

Tu marches un peu plus. Tu aimes le bruit de la neige craquant sous la semelle de tes bottes épaisses. Tu es un invité qui annonce de façon arrogante son arrivée à la porte. Ta respiration émet un son profond. Quatre kilomètres dessous il y a un ancien lac. Il est vaste et profond. Le professeur et son équipe veulent échantillonner le lac, percer sa carapace gelée et en extraire une louche de liquide primordial. C’est juste de l’eau, penses-tu, de l’eau très froide et anté-diluvienne, mais de l’eau après tout. Tu te demandes bien, pourtant, quel goût elle a.

Quelque chose oscille vers toi dans le blanc. C’est une personne ou un pingouin empereur. Cela oscille, oscille, oscille. Toi tu oscilles en retour. Cela répond.

« Viens, viens par ici. »

Tu regardes tout autour. Tout est tranquille il n’y a presque pas de vent. Sous tes pieds, le blanc est tassé si dur que tes empreintes sont à peine visibles. Le blanc n’admet qu’à contrecœur que tu le foules.

Ce qui oscille, oscille — comme le varech dans la mer. Tu marches vers cela mais comme si rien ne t’en rapprochait. Peut-être une personne très petite ? Un pingouin égaré de la terre Adélie ? Le crissement de tes pas te réconforte, hypnotique. À l’unisson de ta respiration, on dirait quelqu’un qui s’en donne comme sur un vieux lit, gémissant et grinçant, gémissant et grinçant. D’y penser te fait rire.

Le vent commence à piquer à travers tes vêtements et soulève la queue de renard de ta toque de fourrure : l’humour ambigu d’un concepteur de mode, et ton propre humour ambigu quand tu l’avais achetée. On peut décrocher la queue de renard par un clip métallique, mais jamais tu ne l’as fait. Un renard a sacrifié sa queue, probablement sa vie, pour ta toque. Tu mériterais d’être battu. La queue vole au-dessus de ton épaule.

 

Puis, quand la tempête est venue, tu ne l’as même pas remarqué. Tu avais le vent dans le dos. Cela te poussait et poussait, rugissait dans tes oreilles et soufflait ta respiration, même à travers ton foulard de ski. Tu continuais d’avancer. Maintenant, la tempête elle-même oscillait comme toi. Et tu oscillais en retour. Dans le hurlement qui t’entourait, tu as vu une maison bleue, blanche et rose, comme une ruche de cristal, comme une planète de diamant. Des rabots tranchants réduisaient la neige en copeaux. Même le vent se déchirait sur toutes les lames de la ruche, et hurlait. Peut-être pas une ruche, mais un igloo ? L’igloo oscille comme toi.

Tu pèses sur l’ouverture de l’igloo. Tu dois ramper sur tes mains et tes genoux pour y entrer. Dans les anciens jours, cela imposait l’humilité aux visiteurs, les anciens préféraient les portes basses.

« Pas besoin, tu dis. Pas besoin, je l’ai déjà, l’humilité ! » Et pour preuve tu continuas de ramper un peu plus loin, même quand les murs s’élevèrent dans un crescendo de cristal.

Tu reniflais sous le foulard de ski et l’écartas de ton visage, et pareil les lunettes de protection. Tu étais hors de respiration après avoir rampé et tes genoux te faisaient mal.

Peut-être n’étais-tu pas aussi humble que tu le pensais ?

Il faut chaud dans la maison de glace, le vent ne te pousse plus dans le dos ni ne hurle à tes oreilles. Maintenant tu sens comme tu es fatigué. Tes paupières deviennent lourdes et tu te colles contre la paroi chaude, la queue de renard retombée sur ton épaule. On dirait que tout est là pour attendre, mais cela ne peut attendre. Et rien n’oscille plus. Tu dors.
Pendant que tu dors, on prélève tes rêves comme l’eau fossile, et tes cheveux en désordre et ta respiration gelée. Quelqu’un assure que la queue de renard fait partie de toi, tandis que d’autres se basent sur le fait qu’elle soit attachée à ta toque de fourrure par une agrafe de métal, alors que le reste de ton corps est organique. Cela fait rire tout le monde et ils veulent te toucher partout. Pendant que tu dors, on te câline comme un chat, et tes souvenirs des bizarres pingouins et du professeur avec de la glace à la place des yeux et le prix que tu as payé ta coiffure rigolote sont éteints comme de jeter des seaux d’eau sur un feu.

Quand tu t’éveilles, tu mâchonnes de la neige, tant maintenant tu as soif. La neige aide. Tu regardes. Tu es dans une anfractuosité de glace transparente, le soleil de l’Antarctique haut par dessus. La tempête est finie. La neige sur le sol est étrange : elle miroite et glisse comme de l’eau vive. Tandis que tu regardes, la neige toute proche se déplace et s’accumule, s’entasse, se déforme et s’élève. Maintenant, c’est juste grand comme toi, et c’est en gros l’allure de ton lourd parka, ta combinaison, tes bottes, même la toque de fourrure et la queue de renard imbécile. C’est toi, fait de neige informe, chatoyante. Rien si tu fixes, mais des mouvements secrets aux limites de ta rétine. Et d’autres statues de neige s’érigent depuis le sol. La neige se rassemble pour te mimer. Et quand elles ont abouti à cette sculpture, leurs formes se tournent vers toi et te surveillent en silence.

Tu cours pour trouver l’ouverture de l’igloo, mais elle a disparu. Tu racles les murs pour te frayer un chemin vers l’extérieur, grimpant comme un rôdeur pris au piège. Les statues te surveillent, t’enserrent comme avaient fait les pingouins, sauf qu’il ne s’agit pas de plumes chaudes mais de neige froide, très froide. Alors l’une s’enhardit et te touche le front. Tu frémis et cries.

Tes pensées et tes émotions maintenant sont en plein dans ton champ de vision, à l’intérieur des sons que tu entends. Tu t’es évaporé, et c’est le monde entier qui a pris ta place. Tu es devenu la totalité de ce que tu vois : la neige, la voûte de cristal, le ciel. Mais toi, toi-même, ton sentiment d’existence s’est séparé du monde, il s’est enfui. Où es-tu ? Nulle part. Qui es-tu ? Personne et nulle chose. Tu cries à nouveau, plus fort cette fois, sans t’occuper de qui entend, et roules follement sur le sol. Tu penses que tu es mort, ou vas mourir. Tu cries et tu cries.

Quand tu retrouves le mouvement, tu tentes de courir loin des sculptures de neige, hors du palais de cristal. Tu escalades une rampe inclinée. Tu te souviens d’un documentaire scientifique à la télé qui disait que les igloos comportaient une clé de voûte tout en haut. Peut-être pourras-tu t’échapper par là ? Tu t’agrippes mais glisses et tombes contre une des statues. Elle se désintègre comme de la neige fraîche, qui fond comme un liquide, comme du mercure, pour redevenir toi en blanc.

C’est trop. Tu colles tes gants de haute technicité devant tes yeux et roules encore sur le sol.

« Mais c’est quoi ? Mais c’est quoi ? » t’entends-tu toi-même te plaindre, comme si de l’apprendre pouvait te rendre plus facile ta propre perte.

« Mais c’est quoi ? Mais c’est quoi ? » répond la neige.

Tu commences à pleurer. Tu veux creuser un trou jusqu’au lac sous la glace et y nager vers le camp. Là, tu tirerais à toi grande ouverte la porte de ta chambre dans l’unité d’habitation, te glisserais dans ton lit, et te recroquevillerais dans le duvet jusqu’à ce que tout se calme. Mais tu ne peux pas. Il n’y a pas moyen d’échapper à ta condition présente. Tu peux seulement être ici.

L’espace pleure avec toi, un son grave comme le vent. Les statues de glace ont leurs mains repliées sur leurs visages. Quand tu regardes en l’air, elles regardent aussi. Quand tu te retournes pour voir derrière toi, elles se retournent aussi. Cela te fascine tant, que tu en oublies de gémir. Tu es saisi par l’énigme.

Tu t’assois et elles s’assoient, un groupe plus large que votre équipe, mais moins nombreux que les pingouins sur la côte. Elles sont toutes à l’intérieur de toi. Elles sont toi.

« Qui êtes-vous ? » demandes-tu.

Et les statues te demandent la même chose en retour, se montrent du doigt elles-mêmes, puis se retournent vers toi. Elles ne peuvent pas être d’ici, comprends-tu. Peut-être montées du lac ? Des créatures de l’eau fossile réveillées par le bruit infernal des carottages du professeur ?

« D’où venez-vous ? », demandes-tu.

Les formes de neige se montrent les unes les autres puis montrent le ciel.

Tu les regardes, elles, puis le ciel.

Elles montrent le ciel, puis te désignent, puis elles-mêmes les unes aux autres.

Cela te donne l’envie de crier à nouveau. Au lieu de cela, tu pleures.

La neige pleure avec toi, mais n’engendre pas de larmes. Elles touchent tes larmes et les sucent depuis leurs doigts. Maintenant elles savent quel goût tu as.

 

L’une d’entre elles fait un petit dessin dans la neige, un tourbillon blanc avec un morceau isolé près du centre.

Tu perçois un monde blanc, un peu comme le tien, mais plus vaste, plus lourd. Tu aperçois une rive verglacée, et des masses de glace solide dans le blanc. La glace s’est solidifiée selon des cascades plongeantes, des vagues déferlantes, et des éboulis de banquise s’écroulant les uns sur les autres. Dans le ciel, deux disques pâles veillent sur ce monde sans ciller. La glace atteint le cœur de la planète. Ici sommeille un autre océan, de métal liquide agitant lentement des vagues languides.

En dépit du froid, il y a des organismes dans la glace. Des formes blanches, qui ne sont ni liquides, ni solides comme le cristal mais tiennent des deux. Elles flottent à la surface, profitent de la lumière pâle des deux soleils. Sous la surface de la glace, de grands organismes aux bras ondulants s’ancrent à la surface glissante avec des pieds comme des ventouses. L’ombre d’êtres marins, grands et petits, vient y nager. L’océan est un monde bi-face, qui part de la glace blanche et va jusqu’au ciel, et plonge dans les noires profondeurs au-dessous ; et dans toutes ses strates il y a de la vie.

 

Tu es dans ce monde et il est en toi. Tu le repousses et il se laisse faire. Maintenant il n’y a plus de statues. Elles ont repris leur nature à la fois liquide et cristal, et bougent et se fondent l’une dans l’autre, et en toi.

« Nous pensons que tu comprends », disent-elles.

Tu fais signe que oui.

« Pourquoi sommes-nous venus ici ? » demandes-tu. Au sommet, tu aperçois le ciel du matin trouer le globe. La vaste obscurité derrière retient des blocs de lumière, la même dont les étoiles ont constitué leur brillance. Cette lueur est un phare dans l’océan où les atomes ont oublié de chanter. Il te revient de trouver qui s’est saisi de cette lumière.

« Repartez-vous chez vous ? demandes-tu.
— Ici est notre chez nous. Ça l’est partout », dit le cristal.

Tu penses que tu comprends. Le monde est encore à l’intérieur de toi ; tes pensées restent à l’intérieur du monde comme les nuages dans le ciel de l’Antarctique. Mais il ne te semble plus que tu t’es perdu. Plutôt, tu te serais accru d’autre chose. Et ce n’est pas nouveau. La neige l’a seulement rendu plus clair. C’était devant tes yeux depuis que tu es né. La neige liquide est la même ; vous partagez votre nature de base, même si votre forme est différente.

« Et pour ce qui les concerne eux ? tu demandes. Qu’est-ce que je vais leur dire ?
— Tu es aussi les autres, dit le cristal.
— Je suis les autres, tu réponds. Ils ne voudront pas me croire.
— Nous, nous le croyons », et c’est à la fois toi et le cristal qui le dites.

Tu ne penses pas que tu vas aller te recroqueviller sous ton duvet dans ta chambre, après ça.

« Pourquoi nous ? tu demandes.
— Pourquoi pas nous ? », dit la glace. Tu ne peux qu’être d’accord. Pourquoi pas nous ?

 

Tu es revenu par le même chemin qui t’avait vu partir. Plus de tempête de neige maintenant, et tu voyais le large fanion bleu qui flotte au-dessus de la base. Tu t’es retourné et a lentement salué le cristal. Il t’a salué aussi.

« Tu es nous, dit le cristal.
— Nous sommes nous », tu as répondu, mais d’un ton un peu triste.

En sécurité à l’intérieur, tu as dû affronter une autre conversation, plus dure cette fois. Après la tempête, trois membres de l’équipe étaient partis en moto-neige à ta recherche. La température est descendue à moins soixante. La docteur Lubin en a assez de tes frasques, bien décidée de t’avoir à l’œil.

« Encore une connerie comme ça et je te renvoie à la maison par le premier bateau », dit-elle. Mais de toute façon c’est le moment où vous devrez repartir, alors la punition est plutôt mince.

« Où as-tu la tête ? demande-t-elle.
— Où j’ai la tête ? », tu t’étonnes, mais tu ne trouves pas la réponse.

Tu sais que tout l’hiver tu rêveras de la glace chantant dans un océan froid.

« Je suis allé dans le blanc, dis-tu. Pour faire ma paix avec lui. »

La docteur boude, mais le professeur sourit. Des rides se forment près du coin de ses yeux, son regard aussi bleu que la glace.



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1ère mise en ligne 15 avril 2013 et dernière modification le 9 décembre 2015.
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