Québec | Ouanessa Younsi, Réparer (les îles)

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l’auteur

Née en 1984 à Québec, Ouanessa Younsi est poète et psychiatre. Son premier recueil, intitulé Prendre langue, paraît en 2011 aux Éditions Mémoire d’encrier. En 2012, elle poursuit Les bruits du monde en collaborant à ce livre-disque collectif et spectacle. Entre patients et consultations, elle participe à des lectures et festivals de poésie, alimente des ouvrages collectifs, prépare un second recueil, et nourrit la bête via son site ouanessayounsi.com. Elle sera au Festival International de la Poésie de Trois-Rivières à l’automne 2013. La suivre sur Facebook.

le texte

En retard sur la vérité j’ai écrit ce texte. Le projet initial : raconter le malaise vécu lors de ma première semaine de garde en psychiatrie à Sept-Îles, au nord du Nord, à des lieues de ma vie restée en métropole. Le texte a mué au fil des lectures. A cherché une prose poétique plus près de l’expérience et non de sa projection. Un langage harponnant le territoire. Un dénouement ressemblant aux framboises. Le malaise dépasse la civilisation psychiatrique. Pour achever le récit, j’ai mis les œufs dans leur nid. Mécanismes de défense à l’œuvre : sublimation, rationalisation, déplacement. Leitmotiv : « J’écris pour tromper la tristesse et pour la ressentir. (Hubert Aquin) ».

 

 

Sept-Îles
m’illumine de café noir.

Usines. Mines. Port. Entrepôts. Et le boulevard principal, Laure : artère gonflée comme un homme à l’hélium et aux stéroïdes, les pecs taillés dans le fer local. S’y déroulent des courses de monster car tous les jours de tous les ans. Je rigole des heures en accolant le prénom Laure avec la réalité qu’il désigne, sans réussir à masquer l’angoisse de débuter ma profession. Après dix années d’études à lire le pire, je rencontre tout :

Le logement
mime le maritime.

Rosiers. Élymes des sables. Varech. Maison peuplée de vitres que je jette sur mes épaules, des couvertures. L’embrun colle à l’erreur des reins. Je prends possession de la chambre qui devient mienne. Point de départ pour cueillir bleuets, matsutake, aurores boréales et déprimés. Je range mes oranges dans la corbeille. Mon shampoing et ma vessie dans la salle de bain. Je m’accoutume aux lieux et aux caillots. Je ne dors pas. Fascinée par les peintures et les photos de cette autre famille que la mienne qui ornent les murs. Enfants aux cheveux blonds et bruns tournoyant dans le lait au chocolat. Enfants que j’aurais si je ne les écrivais pas.

Le soleil
m’escrime.

Des hélianthes par milliers hachent mes hanches. Humilient les rideaux. Je me lève à l’heure indécente où la moitié de la planète vaque à ses occupations tandis que l’autre se blottit dans des draps. À Sept-Îles je participe étrangement à l’hémisphère Sud. J’enfourche mon vélo. Emprunte le vent contraire jusqu’à l’hôpital. Je me remémore ce chemin de graines rouges dévalé il y a deux ans, alors que j’étais en stage ici. J’oublie que j’oublie ma vie. Tout passe simple.

L’hôpital
unanime à durer.

Architecture des années soixante : amalgame de tôle et de béton qui suggère vaguement l’ancienne URSS. Immense cube relié à un autre cube par une passerelle de vaisseau spatial. Dans ces deux contenants s’agitent médecins, infirmières, préposés, bénévoles, téléphonistes, commis, cuisiniers et patients, aux ordres du chaos.

L’urgence
intime survis.

Chaque jeudi une patiente aux habitudes tordues avale des seringues. Mon amie urgentologue lui a sauvé la vie au moins dix fois. Sans compter tous les autres médecins et chirurgiens qui l’ont rescapée de la rupture œsophagienne. Médecins abonnés aux comment : intuber, opérer, disséquer, enlever. Je ne pense qu’au pourquoi. Pourquoi des seringues et non des lames de rasoir ou des aspirateurs ou des baguettes chinoises ou des aéroports ? Pourquoi une jeune ado s’abonne aux seringues ? Pourquoi on s’abonne tous à quelque chose ? Je demande répit aux objets.

L’aile psychiatrique
estime la liberté et les cafés Tim Hortons.

Hôpital dans l’hôpital. L’administration croit que la folie se propage comme la rougeole. Rien ne change. L’unité se tient sur la pointe des pieds. Surtout ne pas provoquer la mer qui souffle des nuages sur sa nuque. Certains patients sont là depuis deux ans. Je les reconnais aux visages : grèges, habitués des néons, plus proches du carrelage dont ils adoptent reliefs et reflets. En hébergement, faute de mieux et de pire. Ou en détention à l’hôpital. Ennui des pas qui foulent les mêmes couloirs, le même papier peint vert olive, la même odeur de renfermé, la même saison.

Mélissa
imprime son absence.

Je ne l’aperçois pas. Celle qui ne parle jamais. Hormis quelques rares onomatopées. Voire une monosyllabe, si on est vraiment chanceux, ou patient. Avec elle je mourrais pour un oui ou un non. Je n’ai jamais pris autant de temps avec une patiente. Tous ignorent pourquoi elle ne parle pas. La moitié du personnel soutient qu’elle est schizophrène. L’autre, qu’elle a été abusée sexuellement dans son enfance. J’ai décidé d’abandonner le pourquoi. D’être là, simplement. De l’écouter se taire. L’envie me démange parfois de lui arracher les mots avec des ventouses. De lui serrer les cordes vocales comme on presse les fruits pour en extraire le jus. Mais le plus souvent je ne dis rien moi non plus. Je m’assois devant elle. La contemple colorier les horloges sans dépasser. L’interroge : quel sport elle aime, quel bleu elle adore, quel repas elle dévore. Lorsqu’elle me répond par un raclement, la paume timide devant ses lèvres pour retenir la clameur qui ne manquerait pas de surgir, lorsqu’elle exprime un bruit même animal, je deviens dingue. Enhardie par le croassement. Je me précipite sur ce fil qui dépasse, habitée d’une hâte irrépressible de tirer dessus. D’apprendre le fin fond de sa gorge. De connaître la couleur de ses os. Ce qui meurt dedans et les étoiles. Je m’emballe, moteur allumé, intenable. Je lui pose une autre question, deux autres, deux questions en une, du type aimes-tu la musique et Richard Desjardins ? Je m’enfarge dans ma propre voix, je tire ma langue, marche dessus. L’huître se referme, sombre dans son espace-temps incorruptible, loin de cet hôpital où elle demeure pourtant depuis trois ans. Inaccessible et désengagée du monde, comme les coraux.

La mort
incrimine les vivants.

J’apprends que Mélissa est décédée. Je n’ose demander comment. Par respect pour les secrets. Maman fut son dernier mot. Et le seul. Je retiens mes larmes de perler : je suis psychiatre. Je participe à la réunion d’équipe la bouche coupée. Plus tard, à des lieux de Sept-Îles, je penserai encore à celle qui ne parle jamais. À l’énigme de son mutisme. À ses pupilles de poivre. À son existence pour moi nécessaire comme portage.

Les autres
nés ici s’enracinent.

L’infirmière-chef effectue son rapport, avec un ton de lectrice de nouvelles. Comme les patients correspondent au territoire qui les environne. Même déraison. Mêmes embardées. Mêmes aspirations. Dehors l’ondée s’accumule dans leurs corps. À l’hôpital on ne peut que rêver de l’extérieur. Je discute avec certains des sentiers de Magpie, prononcée comme une tarte aux airelles. Les coques qu’on y cueille. Le truc de les tremper dans l’eau douce pour leur faire pisser du sable. Les cachettes des chanterelles. Je leur raconte ce pays qu’ils perçoivent mieux que moi, mais ne peuvent plus habiter. Sortie d’une heure chaque jour, accompagnée. Je prescris les temps de sortie. Culpabilité de mes cuisses qui se sauvent de l’hôpital en soirée, alors que les patients y suent, y baignent, y jouent aux cartes, s’y brossent les dents, s’y masturbent.

Moi
je dessine un besoin d’épaules.

Je tente de me mettre à leur place. Sentir l’aiguille pénétrer mes fesses. L’Haldol et l’Ativan m’injecter la paix. Suinter dans ma chair. Rejoindre mes neurones. Se lier à mes récepteurs de dopamine. Le mot dopamine m’ennuie. « Mes » importe. Mes vérités. Mes ans. Mes choix. Ce qui relève de l’intime : mes synapses. Le plancher se rapproche. Je m’avale. Sommeil de brique, mes poumons braconnés par la substance. J’ai rapidement cessé cet exercice d’exposition en imagination aux maux des patients. Pour survivre dans ce système, il faut toucher sans traverser. Autrement on reçoit l’injection pour de vrai. Je préfère que la raison passe tout droit. Être miroir et écho. Invitation aux reflets.

Le bureau
réanime mes pistons.

Enfin une consultation ! Je cherche des patients, la garde est tranquille, presque suspecte : aucun parasuicidé à l’urgence du monde. Je feuillette les notes : homme de trente-cinq ans, vingt ans en détention, comprenant enfance et adolescence. Sorti de prison il y a quelques jours. J’appelle la secrétaire pour savoir où se trouve le « bouton panique » dans mon nouveau bureau. Pressez-le et les agents de sécurité doivent débarquer en quelques secondes. En pratique, on parle de minutes, ce qui laisse amplement le temps d’étrangler tout psychiatre au cou un peu mince, la jugulaire invitant les poignets.

Deux peaux dans le bureau
maxime : ne pas plier sous les 4x4.

L’évaluation se déroule mal, pour lui, pour moi. Il me quémande des opiacés. Je refuse, en lui expliquant l’ensemble des risques associés à ces médicaments, dont il abuse ouvertement. Il hausse le ton, devient tonique. Les tatouages, la stature, le poids qui double le mien, me font un effet bœuf. Je ravale ma salive et ma peur. Je demeure posée, le ton calme mais ferme, et l’intime de quitter le bureau. Il s’exécute sans mot dire. Je recommence à respirer. Je suis fière de moi. De ne pas me transformer en pusher. Je trépigne de raconter cette aventure, de partager ma joie. Il n’y a personne alors je me lave les mains. Je rassemble mon corps courte paille, mes yeux, ma tête, qui étaient tombés. J’écris mon rapport qui élude la sueur, les tremblements trahissant le péril de périr à Sept-Îles. Ci-gît Ouanessa, qui refusa de prescrire de la dope. Puisse Dieu l’accueillir parmi les purs.

La poussière sur Sept-Îles le logement l’hôpital l’urgence l’aile psychiatrique Mélissa la mort les autres moi le bureau deux peaux dans le bureau
éliment la virginité.

La drogue n’a pas besoin de moi. Poursuit son chemin comme une grande, avec des milliers d’intermédiaires, de trafiquants, d’intoxiqués, jusque dans l’unité psychiatrique où le personnel débusque des amphétamines confondues avec des bonbons. Mickey Mouse gribouillé sur le comprimé, l’air de se moquer de celui qui ingurgitera cette cochonnerie vendue dans les cours de l’école primaire. À la brunante la ville se mue en un immense rave duquel je me trouve exclue, molletonnée dans mon quartier de riches, là où le roulis des coquillages se substitue au beat techno et métal hantant les tavernes déglinguées du boulevard Laure. Je développe peu à peu une proximité avec ce vacuum qui laisse les aubes écrasées et flottantes, poussière d’amiante sur les fins de semaine. Je me déplace chaque samedi et chaque dimanche pour évaluer des patients pleins de paille dans les yeux et les narines. Gâchis des gâchettes.

Retour à l’urgence
termine un chapitre.

Ils accostent sans souvenir, le corps voûté comme les algues, les pupilles injectées de tout le sang des ours, les dents vomies, en dépression respiratoire n’ayant d’égal que la psychique. Tous je signe leur congé. Bon courage et le dépliant du Rond-point, c’est tout ce que je peux, la psychiatrie démunie contre plus futée qu’elle, cette marée noire de dope qui débarque par bateaux et trains et courants d’air, les cheminées bourrées de fumée de crack.

L’urgence découvre une seconde urgence !
mine le sublime.

Les plus corsés : cinquante tentatives de suicide à leur actif, les termes « trouble de la personnalité limite » en gras dans le dossier et sur le front, riant au lendemain des lacérations et des cigarettes écrasées sur les avant-bras. Je ne sais pourquoi je les aime. J’aime leur sourire à la limite de la tristesse, leur âme en pâte à modeler, mobile aux moindres sursauts de l’interlocuteur, giclant : valide-moi et je te suivrai au bout du monde. Aujourd’hui madame le bout du monde sera ce centre de désintoxication on ne discute pas on se quitte heureux pour la seconde ça recommencera peut-être demain je me tuerai le cinq septembre ça vous donne le temps de changer d’idée et on cessera un jour de recommencer à mourir vous pourriez faire du yoga ou ouvrir un restaurant alors tout finira : les avant-bras repousseront.

La fin du monde
infime mais ça compte comme un cri.

Comme les fugues à trois heures du matin pour découvrir la femme aux hanches de diamant le cerveau halluciné carburant aux pouvoirs de télépathie de sauver la planète de tous ses torts l’ère glaciaire le big-bang les boissons énergisantes le franglais le cancer les tickets de stationnement les trous noirs et les sacs en plastique.

Le racisme
brime le meilleur.

Terre sciée en deux, Sept-Îles et la réserve autochtone Uashat, séparée par un mur de la honte à la hauteur de celui d’Israël. Tu sais docteur il y a nous il y a eux. En cette guerre de pronoms je m’obstine à dire je, à me sentir du côté des humiliés par humilité et chair de métis. Il ne veut pas de médecin blanc alors j’avance. Il me demande s’il peut fumer ça dépend si tu veux te tuer il répond non il a raison la vie est belle comme les caribous. Peux-tu m’apprendre à parler comment dis-tu bonjour au revoir comment dis-tu médecin ? Il me dévisage ébahi je n’ai pas l’accent alors on recommence à soigner les plaies de quatre siècles tandis que pétaradent les solutés je pars en voyage avec plus seul que moi et on échange des crevasses.

Je reviens de beaucoup.

La vie
reste le dernier geste.

Alors on se reconnaît le droit d’échouer. Comme les baies l’on devient impuissants. On n’arrête pas les eaux de couler. On l’accepte. On recommence le trajet : Sept-Îles, le logement, l’hôpital, etc. On réécrit le même poème. Le même récit traverse hiver, glace, giboulée, congère. On ne sauve ni sa mère, ni son père, ni son frère. Ni tel patient, ni les glaciers. Ce n’est pas la première fois que quelqu’un meurt ici. On ne s’habitue pas aux suicides. À vingt-neuf ans on a tout vu on a regardé la folie dans les yeux on a mémorisé des miroirs on a mangé les arêtes obligatoires. On n’a pas régurgité.

Puis la question ralentit. On repose en chemin. Viendra cette clémence : marcher dans ses pas sans les détruire.

On mange des chicoutais. On boit du thé du Labrador.

Un goéland nous apprend tout.
Les épinettes réparent nos racines.

 



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1ère mise en ligne 25 juillet 2013 et dernière modification le 18 septembre 2021.
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