Arnaud Maïsetti | Quand la nuit vient [version 2]

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Personne ne pénètre ici, même avec le message d’un mort.
– Mais toi, tu es assis à ta fenêtre et tu rêves du message quand la nuit vient.
Franz Kafka, Un message impérial

Ah ! songer est indigne.
Arthur Rimbaud, Comédie de la soif-

 

l’auteur

Arnaud Maïsetti, avec quelques autres, restera pour ce qui n’a pas été donné à ceux de ma propre génération, pourtant pas un grand écart : auteurs qui se seraient imposés de toute façon, mais pour lesquels le web a été l’outil même de l’invention d’écriture, l’atelier, l’expérimentation, l’archive. Chaque lecteur de son site Carnets /inaccessible ce soir, mais reviendra vite/) le sait bien, comme les lecteurs de ce Affrontements et des autres travaux numériques d’Arnaud sur publie.net, où il est présent depuis la fondation.

On rappelle qu’Arnaud Maïsetti (sur Twitter @amaisetti) vient de terminer son parcours d’étudiant puis d’enseignant à Paris VII, après une thèse consacrée à Koltès, qui reste une présence centrale dans son travail. On retrouve ici, jusque dans la structure, le permanent travail sur Rimbaud, sur une approche de la ville telle que les surréalistes l’empruntaient à Lautréamont – et l’attention de plus en plus marquée d’Arnaud Maïsetti pour les questions de dramaturgie du texte, où son implication grandissante dans le théâtre n’est pas étrangère. FB.

le pitch

Une prégnance de la voix narrative, la continuité d’une avancée par blocs, et la fragmentation par images en zooms resserrés, métros, couloirs de facs, mains de qui vous parle, visage d’un mort, pour une même recherche dans ce qui nous lie au monde et nous en sépare à la fois, où naissent l’écriture et les rêves les plus aigus et sensibles.

Nous avions mis en ligne une première version de ce texte (les 12 premiers fragments) – le texte continue d’avancer, s’amplifier et se récrire (l’amplification contraignant à cette réécriture en amont). Plutôt que remplacer la première version, celle-ci se présentera comme un nouveau récit...

le texte

 


 le sommeil
 la chambre
 les universités
 le métro
 les mains
 les arbres
 le journal
 les papiers
 l’amour
 la crise
 les guerres
 enfance, 1
 les larmes
 l’amour, 2
 la rue
 enfance, 2
 les pensées
 la lenteur
 son nom
 les pensées, 2
 les manifestants
 les pensées, 3
 la chaleur, le silence, la solitude
 les pensées, 4
 la musique
 les pensées, 5
 la photographie
 les pensées, 6
 enfance, 3

 

LE SOMMEIL


Toujours c’est aux carnages qu’il pense avant de s’endormir. Dès qu’il ferme les yeux, il lui en vient dix, cent, mille. Pas besoin d’effort, c’est là, dès les yeux fermés. Les corps tombent, tout va bien. Et quand le sang coule, il dort déjà.

Dans ses pensées parfois c’est lui qui frappe, parfois c’est un autre qu’il voit de près, de dos, son bras qui va s’abattre : de l’autre côté du bras, les corps transpercés qui s’effondrent, le cri qui dure après la chute, les foules qui replient en désordre, courent, se bousculent, les hurlements. Tout cela l’apaise tant.

La chambre autour du lit est là. Et la fenêtre aussi, les rideaux qui laissent passer la noirceur de la nuit mal éclairée. Lui il dort. Si on s’approche, on ne le voit pas sourire. On ne voit rien. Sur son visage aussi il dort.

Le lendemain, sous la douche, le métro, dans la rue pour aller, ou les cafés, il y pensera parfois. En regardant les gens, persuadé qu’eux aussi, tous, ne peuvent pas trouver le sommeil sans penser aux carnages. C’est ainsi qu’il se sent lié à eux.

Cette pensée est passagère. Elle s’efface dans l’indifférence générale qu’il éprouve habituellement à leur égard. Mais dans le secret que tous partagent avec lui, il se sait légitime d’habiter le même monde qu’eux.

Quand il termine son café, qu’il dépose les pièces de monnaie sur la table, c’est cela qu’il paie aussi, l’indifférence au prix du repos, le secret inavouable qui, le soir, les enveloppe dans une même image : quand la nuit vient, les corps massacrés en silence.

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LA CHAMBRE


Il ne s’habille pas pour dormir. Il n’a jamais froid, ici : le chauffage poussé jusqu’à l’étouffement, les couvertures chaudes. Il y a les murs levés autour de lui, et le toit au-dessus de sa tête.

S’il a choisi cet appartement, c’est à cause de cela : au dernier étage, on n’entend personne marcher au-dessus du plafond, il n’y a que le ciel. À tous les autres étages, il aurait eu la sensation du tombeau. C’est aussi pour cette raison qu’il est nu ; dans les tombeaux, allongés, ils sont habillés.

La chaleur des appartements dessous monte jusqu’à lui. Il n’y a pas de vue. Il n’est pas là pour la vue. En face, c’est d’autres immeubles, les mêmes que le sien, les mêmes.

Parfois il voit le type en face fumer sa cigarette à heure fixe. Le soir, on ne remarque qu’un point rouge. Mais quand il fait nuit tard, on peut voir la couleur de ses yeux. Il évite de les croiser, ce n’est jamais très agréable de se regarder à distance dans ce miroir tendu au-dessus de la rue.

Une fois pourtant il s’en souvient, le geste lui a échappé. Il était assis à son bureau, écrivait, et sans raison, il a tourné la tête : il l’a vu, le voisin, qui fumait, et le regardait, lui.

Alors paume ouverte vers le voisin, sa main s’est levée, et légèrement il l’a remuée. Le voisin a répondu par un geste de la tête, unique. Lui est resté ainsi, quelques secondes, puis s’en est voulu amèrement.

Il avait résisté jusqu’alors, et ce simple geste avait tout détruit, tout pour toujours. Le voisin aussi, peut-être, avait pris mesure de l’irréparable : il avait disparu derrière ses rideaux.

Alors lui était demeuré seul, stupidement là, lié à l’autre dans sa solitude, l’autre dont il ignorait le nom et qui n’était même plus là pour partager cette solitude. Ce qu’il avait échangé, il l’ignorait aussi. Peut-être était-ce la solitude de l’autre, dont il sentait le poids désormais que seul, il se tenait là, sous la nuit qui ne tombait pas.

C’est par des signes comme ceux-là qu’il savait qu’il appartenait.

Ensuite, il avait eu envie d’une longue douche, brûlante, plus brûlante que la chambre, et aussi de dormir, vite.

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LES UNIVERSITÉS


Il passe devant parfois. À chaque fois le souvenir s’éloigne. Ce n’est pas si ancien pourtant. Sans doute, s’il entre, comme une bouffée d’air cela reviendrait. Tout serait resté à la même place. Il s’en boucherait le nez sans doute aussi, comme devant un cadavre de bête on reste immobile avant de regarder à l’entour et chercher où l’enfouir un endroit qu’on ne trouve pas.

Les longs couloirs, les fenêtres hautes qu’on n’atteint pas du regard, les angles droits qui débouchent sur les mêmes couloirs creusés de mêmes fenêtres et sur les murs des toilettes les inscriptions obscènes, tous ces bruits de fond comme un endroit de passage où l’on ne ferait que passer tout le jour. Des cours, des paroles qu’il avait sans doute dû entendre, des mots qu’on lui avait appris aussi, rien. Mais le bruit des passages, oui. Mais l’image des couloirs vides aussi, oui : des couloirs soudain pleins quand l’heure sonne puis quelques secondes après de nouveau vides. Mais la sensation du poids du jour surtout : oui, il s’en souvient – comme au fond de la gorge, ce qui jamais ne s’expulse.

Deux ans seulement passés là, ce n’était pas grand-chose, et pourtant. Une fois, il avait rencontré quelqu’un qui y était depuis plus longtemps, tellement longtemps qu’il avait fini par y enseigner.

C’était un soir, chez des gens qu’il connaissait vaguement et qui l’avaient invité, il y avait du monde. Par ennui, et par curiosité, ce qui revient souvent au même, il avait laissé l’autre parler. Toute la soirée, l’autre avait parlé.

Ensuite, il avait quitté la soirée avec le souvenir des mains du type, et celui de sa voix, sa voix placée, sûre, en contrôle pour produire cette mélodie naturelle. Ce qu’il avait dit, ce type, il l’avait oublié immédiatement.

Des études aussi, il s’en souvient seulement comme de quelque chose qu’il a oublié. Mais c’est un oubli précis tout de même, fabriqué par les longs couloirs et par les foules de passage sous les fenêtres. Cet oubli était enveloppé d’une colère aussi, d’une violence.

Les heures passées assis, à entendre parler, ce n’était rien d’autre que des heures passées ici, et non ailleurs. Ailleurs, il ne savait pas où, il ne savait pas comment, mais c’est comme si ici ne cessait de l’appeler là-bas, où il n’était pas. Il n’aurait jamais su qu’ailleurs aurait été tant désirable sans l’épreuve de l’ici : ailleurs n’aurait sans doute pas même existé.

Il avait appris au moins cela, pendant ces heures : la colère, la violence intérieure, muette et immobile. La colère contre rien, la violence sur le temps qui passait toujours semblable, et l’immobilité des minutes qu’il traînait d’une salle à l’autre.

Le savoir mort de ceux qui le tenaient comme d’un bien, il savait que c’était un prétexte pour organiser les circulations dans ces lieux, les jeux de pouvoir, et plus haut aussi, dans les sociétés humaines. Les livres qu’on lui faisait lire n’avait rien à voir avec les livres qui avaient été écrits, et c’étaient pourtant les mêmes : personne de dupes pourtant, sur l’usage qu’on en faisait. Lui il les lisait, on lui posait des questions, et il répondait, il avait parfois juste, il avait parfois faux. À chaque fois, le sentiment de répondre à côté. À chaque fois, la colère de n’être pas ailleurs.

Il en avait éprouvé une profonde haine, sans acte, toujours de silence, plutôt comme une nausée qu’on retient dans la bouche avec la salive, et qu’on avale parce qu’elle n’est pas assez âcre. Il n’en tirait nulle gloire, aucune supériorité. Seulement un jour le jeu lui avait paru trop cynique.

Il avait découvert dans quelques livres, pas beaucoup, la peine de vivre nommée enfin. C’était une saison, une seule, il avait lu ces livres coup sur coup, et surtout un, avec le stylo à la main, qui soulignait. Le livre appelait. Le livre disait tout le contraire de cette vie, et le contraire aussi de l’endroit où on enseignait le livre. Ce n’était pas pour cela, au fond il le savait, qu’il avait un jour quitté ces couloirs ; c’était simplement parce qu’il n’y avait pas vraiment de raison valable de continuer à s’y rendre.

Il se souvenait pourtant qu’un soir, dans les derniers jours de sa vie d’étudiant, il s’était promis que, l’instant où il en sortirait, il ne passerait plus devant cette façade sans cracher sur le sol.

Quand il se souvient de cette promesse, il a un peu honte de lui : honte d’avoir accordé un soir une telle importance à ces longs couloirs d’ennui.

La seule chose qu’il conserve, c’est la tendresse pour les inscriptions obscènes. Et il s’éloigne persuadé d’être au moins du bon côté des murs.

Il essaie de se souvenir des livres, au moins, qui avaient tant compté : mais cela aussi, il l’avait oublié. Sauf un, le livre qui était devenu illisible sous les coups du stylo – il ressemblait un peu alors aux inscriptions obscènes sur les murs qui semblent griffonnés avec les ongles, les dents, et qu’à force d’être recouvertes, les écritures ne laissent voir d’elles que les griffures, la trace, et jamais l’empreinte.

On a l’impression que le mur ne tient plus droit que par ces mots rongés, creusés en lui comme des caresses en formes d’insultes.

Le livre aussi avait fini par compter moins que les mots écrits sur lui, qui étaient devenus à leur tour illisibles et avaient fini à leur tour par compter moins que ce mouvement qui les avait produit.

Alors il pouvait bien pleuvoir sur le livre, ça n’aurait rien changé, seulement gonflé davantage les feuilles et dessiné sur les griffures d’autres cernes, d’ailleurs c’est sous la pluie aujourd’hui qu’il passe devant la façade, pas besoin de cracher.

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LE MÉTRO [1]


Les deux types sont au fond de la rame, vide, sauf lui qui est assis de l’autre côté. C’est tard, très tard, sans doute les deux types pensent qu’ils sont seuls. Ou alors ils l’ont vu, assis, de l’autre côté de la rame, et l’ont jugé inoffensif, pas même bon à ce qu’on lui fouille les poches ou qu’on l’insulte. Il est aussi peut-être trop tard pour cela.

De là où il est, il voit tout, et s’il cherche à se recroqueviller davantage ou être invisible, il regarde, il regarde.

Les deux types avec leurs chiens parlent haut, une langue incompréhensible, un français haché avec des insultes, des fins de phrases laissées en suspens, et le tout emporté dans la vitesse de leur parole. Le métro s’arrête, ils se taisent un peu, personne ne monte, et quand il repart ils recommencent leur manège.

L’un semble avoir le dessus, et l’autre se défend mollement : le premier veut absolument le faire maintenant. Il sort un petit objet en plastique, transparent, et demande à l’autre, qui le refuse, un briquet.

Chamailles.

On marchande.

À l’issue de la transaction (mais de quoi, impossible de savoir, lui au fond de la rame n’a rien compris, et c’est allé si vite : il regarde), l’autre lui tend le briquet, s’assoie et regarde son ami allumer la pipette en plastique, inhaler à grandes lampées la fumée noire du caillou.

Quand il a fini, il redresse la tête, ses longs cheveux, en tresses collées par la saleté retombent sur ses épaules, puis ils portent ses mains à ses yeux, rouge de sang.

Il sourit à quelqu’un qui n’est pas là.

L’autre, le Noir, prend le tube, inhale aussi, mais moins, consciencieusement, comme une tâche à laquelle il s’assigne maintenant que c’est son tour.

Au fond, assis, lui ne dit rien, il continue de regarder, il attend quelque chose, qu’ils se métamorphosent peut-être. Mais rien, c’est un long silence. Ils sont très calmes alors.

Quand le Noir parlera à son ami aux longs cheveux, c’est avec tendresse et grande fermeté cette fois, et lui, au fond, comprendra que c’est ce type tranquille qui, des deux hommes, tenait la main.

D’ailleurs, lorsque le métro s’arrête à une station anonyme où personne même le jour ne descend, c’est lui qui dit de sortir, et les deux s’en vont, avec leurs chiens, et le métro soudain n’est plus que cela, un métro qui va, tard, sous la ville.

Puisque ce n’est pas sa station à lui, il reste, assis dans la rame vide, recroquevillé et mélancolique sans savoir pourquoi, agacé ensuite parce qu’il a oublié de descendre trois stations avant.

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LES MAINS


C’est ce qu’il aime le plus, les mains. Quand il est au café, qu’il attend, et même qu’il marche, c’est ce qu’il regarde chez les gens.

Il n’aime pas les toucher, il n’aime pas qu’on les touche. Il aime seulement les mouvements des mains, les terminaisons du corps, et cette liberté qui leur semble concédée, sans raison.

Les mains qui évoluent sans celui qui les possède tracent dans l’air des dessins pour trancher la phrase ou l’animer, ou au contraire, dire le contraire. Les mains, comme un secret au grand jour, avouent celui qui les porte.

Et puis, cela passe le temps. Regarder des mains d’hommes, de femmes, c’est sans désir. C’est simple aussi, des mains posées au bout d’un homme, d’une femme : c’est toujours la même forme, ce n’est jamais la même densité. La main, c’est plein d’histoires aussi. Il suffit de savoir regarder dans la forme d’une main pour approcher la vie de celui qui la possède, une main ne ment pas, non.

Adolescent, tombé sur le poignet, il s’était cassé quelques doigts. il en avait gardé une raideur sur certains, et conservé cette habitude de plier et replier ses mains, pour mesurer la résistance.

Jamais plus pour lui de geste naturel réalisé dans le prolongement de la volonté, jamais plus de geste sans l’effort, ou la pensée du geste. La douleur avait disparu, mais pas la pensée maintenant qui y reste attachée.

Alors quand il regarde les mains des gens, c’est avec nostalgie de la main libre, mais sans envie : cette tristesse quand on sait que le passé a eu lieu et qu’il est désormais fiché à nous comme une blessure sans cicatrice, ou comme un souvenir d’un événement dont il ne reste rien, rien sauf dans le corps sa marque qui fait durer le temps.

Il juge toujours les autres à leurs mains, non pas à leur soin qu’ils y apportent, mais à leur manière d’habiter le geste.

Les mains des pianistes, par exemple : leur fragilité, leur violence, sidèrent évidemment.

Mais les mains des vieillards, davantage peut-être.

Ses mains à lui, il n’arrive pas à les regarder comme celles d’un autre. Il ne sait jamais si cela le sauve ou le condamne.

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LES ARBRES


Ici nous intervenons sur les arbres.

Le panneau sur le trottoir l’avait surpris, et il avait souri. Des hommes sur la chaussée s’agitaient au matin au pied de la rangée d’arbres : le soir tout était fini.

Le lendemain, on avait retiré le panneau, et rien sur les arbres, rien de vraiment visible, sauf qu’on avait remué de la terre autour des pavés et cimenté le trottoir.

Les arbres dans la ville, il les voit surtout l’hiver, les branches mortes qui montent, et au tout début du printemps, quand soudain ils explosent sur le sol en taches d’ombre. Mais sinon, c’est toujours pour lui d’une grande vanité : la plus grande peut-être.

On a planté des arbres le long des routes, là où sans doute il y avait eu des arbres en désordre avant la ville, des arbres qu’on avait rasés pour construire la ville. C’est dans l’ordre qu’on avait planté ensuite les arbres, alignés, et tous au même moment pour qu’ils puissent avoir la même taille plus tard. Ou alors on les avait plantés de cette taille, et eux ne pousseraient plus.

Les arbres dans toutes les villes ont la même taille et la même forme, alignés à même distance.

Est-ce qu’on sait leur nom ? Est-ce qu’ils portent le même nom dans la forêt ? Puis il pense aux forêts. Il n’en a jamais vu, évidemment. Des bois, oui. Des bois plantés comme des villes qu’on jardine, avec des rangées nettes et des longs chemins comme des rues qui se croisent. Oui, beaucoup. Mais des forêts, avec des arbres qui poussent trop haut et tuent ceux qui les entourent, avec des arbres qui pour prendre l’air du ciel empêchent qu’on respire sous eux, des arbres qui tombent parfois sous leur propre poids, avec du bruit, non, jamais.

Ils pensent aux forêts, lentement, au bruit que cela doit faire, les arbres morts. Il y pense quand l’hiver il regarde les branches mortes, ou quand, au printemps, on les rénove pendant les heures de bureau.

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LE JOURNAL


Tous les jours il lit le journal, le matin autant que possible puisque si midi passe, le monde a basculé déjà ailleurs, c’est un autre présent. Le journal, c’est d’hier, et le matin lui appartient.

Il le lit surtout pendant les temps morts des transports, ou quand il doit attendre, quand il n’y a rien à faire entre deux choses à faire : le journal passe le temps. Dans ce passage, ce qu’il lit, il ne le sait pas très bien, c’est peut-être le passage lui-même.

Les nouvelles pourraient venir d’ici, ou d’ailleurs, il ne voit rien autour de lui qui leur ressemble, ne lit rien qu’il ne découvre et lui révèle le monde. Ces nouvelles pourraient avoir été écrites de longtemps, ou pour plus tard, simple question de nuance.

Il comprend que c’est là qu’a lieu le présent, là qu’il s’écrit, et qu’il s’est toujours écrit, là dans les journaux qu’on l’a inventé sans doute. Peu importe ce que le présent disait précisément, il le disait toujours avec les accents d’un même relatif scandale dans l’organisation de la réalité, d’un même désenchantement quant à la possibilité de l’infléchir, et avec la même certitude pourtant improbable qu’à force de temps le présent pourrait devenir celui qu’on aurait choisi.

Cela se lisait tous les jours depuis toujours, et c’est ce qu’il lit encore tous les jours, depuis tant d’années.

Dans les journaux, on mesurait le temps, on en fabriquait la disparition aussi. Pour remplir le journal de nouvelles, on ne pouvait pas se permettre de compter sur le temps long des choses qui adviennent imperceptiblement.

Enfin, pour lui qui connaît quelques journalistes, c’est surtout une façon de comprendre la réalité qui se fait et se défait chaque jour.

Des événements historiques, il n’en a pas connu beaucoup. Des avions qui s’écrasent à la télévision, et des victoires sportives, c’est bien peu.

Pour le reste, il a l’impression que les journaux ne cessent d’annoncer un chaos qui ne vient pas vraiment. C’est donc presque toujours une déception de voir que le gouffre dans lequel on était inévitablement appelé, on l’évite à chaque fois : qu’on n’est jamais au rendez-vous du chaos, de l’histoire.

Le chaos reviendrait bien sûr (il est si désirable), les jours, les mois, les années suivantes. Mais peu à peu, il craint qu’on perde foi en lui. Aujourd’hui, il n’est pas sûr d’y croire d’ailleurs, et comme toutes les promesses, il se surprend d’être déçu le jour de leur formulation, sûr qu’elles ne seront jamais tenues.

Peut-être le chaos passera-t-il sans qu’on le remarque, tandis qu’on sera trop occupés à en inventer d’autres ?

Peut-être est-il passé déjà ?

À cette pensée, il ouvre les pages Sport, les résultats sont tout aussi décevants, mais au moins irréversibles, sûrs et certains, et les défaites les plus terribles ne sont toujours que des veilles de victoires. Même si les victoires n’apportaient plus de joie, seulement le soulagement d’avoir évité la défaite.

Défaites et victoires étaient dérisoires dans la marche du monde, comme tout ce qu’on lit dans les journaux : et comme cette dérision vaut les autres, elle est peut-être la marche même du monde.

Le soulagement des victoires, comme le chaos, est toujours provisoire. Pour le savoir, il faudra lire le journal, demain, qui nous donnerait des nouvelles du jour d’hier qu’on passait à attendre.

Lui, chaque matin, empêche midi de venir trop tôt.

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LES PAPIERS


Aucune ruse pour en venir à bout, et il en a pourtant essayé des dizaines. Les papiers que l’administration demande, impossible de comprendre comment faire.

Répondre immédiatement, mais il n’a pas toujours les justificatifs sur le moment, il faut les demander, et alors tout devient d’urgence relative, et la loi qui soutenait l’édifice perd toute efficacité.

Les classer selon leurs degrés d’urgence dans un grand carton posé sur la table basse à l’entrée, mais cet endroit dans la chambre était vite devenu le lieu où poser les papiers, quand ils arrivaient, et formaient ce tas qui le juge méchamment lorsqu’il est assis au bureau.

Ou bien fixer un jour hebdomadaire qui serait celui des comptes à apurer. Mais ce jour était devenu le huitième de la semaine, celui qui reste après la vie quand il faut prendre le temps de prendre ce temps.

Alors il avait abandonné, laissé le hasard de la volonté faire, c’était une erreur bien sûr. Mais qu’y faire ?

Il fallait de toute manière s’y résoudre : c’est le sens de ces papiers qui restait une énigme.

Il s’interdit de tomber malade pour cette raison seule.

Quand par malheur il doit consulter un médecin, c’est là qu’il réalise combien l’ordre du monde ne fonctionne pas. Les papiers qu’on lui demandait n’existaient jamais, et ceux qu’il possédait n’étaient d’aucune utilité véritable.

Il rêve parfois devant le génie qui avait fabriqué cette réalité sociale, mais il envie peu la science de ceux qui savent la décoder. Il sait bien que ceux qui le prétendent mentent, qu’au mieux on peut arriver à la déjouer. C’est toujours elle, la réalité sociale, qui l’emporte. Lui ne sait ni décoder, ni déjouer, il reçoit les papiers, c’est tout, et semble de moins en moins comprendre comment cela fonctionne, et ce qu’on attend de lui.

Il retire de grandes fiertés quand il parvient à donner le change de cette organisation forcené. Ces moments sont rares. Il en a acquis le désir de l’invisibilité : celui d’être absent de tous les registres, de toutes les réclamations. D’autres soirs, plus féroces encore, il pense le contraire. Il imagine un agencement totalitaire et enfin efficace : une seule carte magnétique qui réunirait toutes les informations nécessaires à l’administration, une carte mise à jour en temps réel assemblant carte de crédit et carte d’assurance, carte de transport, carte maladie, carte de réduction, carte d’électeur, carte pour tout ce qui se rapportait de près ou de loin à une vie sociale.

Bien sûr, c’était cette carte qu’il perdrait, même dans son imagination. Les frissons étaient réels, alors il renonçait à cette idée.

Ce matin, il se décide à regarder dans le grand carton où sont amassés les papiers importants. Il contemple le tas de feuilles où est sans doute déposée une part de sa vie, celle qui est la plus tangible, celle qui le fait exister aux yeux des autres, celle qu’il saisit le moins. Il verse une bouteille d’eau entière sur elle.

Le téléphone sonne.

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L’AMOUR [1]


Le train était parti à minuit vingt-sept, peut-être minuit trente-sept, il ne savait plus maintenant.

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LA CRISE<


L’ordre normal des choses depuis qu’il était enfant, c’est ce que partout on nomme la crise, et c’est toujours source pour lui d’un étonnamment profond, amusé, perplexe surtout.

La crise, ce n’était pas ce moment inattendu et brutal quand tout se renverse soudain et se crispe, non, c’était juste l’histoire de son présent depuis toujours et jusqu’à sa mort, il n’y a pas de raison de penser le contraire.

De la crise comme une force, on ne voit pas les effets ; comme du vent, on ne voit que les branches tremblées légèrement dans le ciel : le vent lui-même, on ne le voit pas ; la crise, c’est toujours ce qui organise le mouvement de notre temps, son immobilité, le moteur de l’histoire, la crise.

Les journaux rappellent souvent le mot, mais personne pour se souvenir du mot qui dit le contraire, alors à quoi bon ?

Dans une gare minuscule, il y a longtemps maintenant mais c’est vif dans sa mémoire, il avait vu un homme, tout au bout du quai, avancer, lentement, au bord des rails en contrebas, et lentement, lentement, tituber, plus lentement encore.

Soudain, dans un tremblement de tout le haut du corps, alors que les jambes s’étaient figées, il avait basculé, enroulant son corps comme au-dessus de lui, et sans un cri, tombé sur les rails.

Lui s’était précipité mais il était loin, et d’autres plus rapides étaient venus auprès, certains pour voir, certains pour aider.

Il était resté à distance finalement, et avait regardé.

Le type, allongé, en convulsant, semblait vouloir rassurer ceux qui s’étaient approchés de lui ; il avait porté les bras, tremblants, vers eux, le visage incapable d’articuler les mots, et tout son corps semblait dire : c’est provisoire, ne vous en faites pas, j’ai l’habitude, c’est une crise, j’ai l’habitude : cela ne va pas durer.

Cela n’avait pas duré.

Il s’était relevé, un peu faible, mais il avait réussi, seul, à remonter sur le quai, et s’était assis contre un pilier pour reprendre des forces.

Il disait que cela lui arrivait, que ces crises n’étaient pas graves, qu’il fallait les laisser passer.

Le type était resté dans sa mémoire, il y pense comme un souvenir d’enfance dont on ne sait pas si c’est un rêve, une légende qu’un autre lui aurait racontée, ou un désir de fable.

Il peuple tout cela de détails et cela l’aide à comprendre un peu la vie, parfois.

Quand il marche le long d’un quai, il se souvient du visage de cet homme, décomposé, les yeux, les lèvres, le front, tout qui remue, et la menace d’un train qui pouvait passer.

Il se souvient aussi des bras et des mains tordus, des poignets retournés, mais qui, tendus vers les gens, possédaient encore la civilité, la pudeur, l’assurance : tout cela est provisoire, j’ai l’habitude, ne vous en faites pas, pardonnez-moi.

La crise sur le visage, comme une décharge, et le corps qui ne répond plus, qui doit laisser faire la crise le ravager le temps qu’elle s’exécute, le temps qu’elle s’épuise d’elle-même, le corps qui ensuite, se relève après la crise toujours un peu plus faible.

Quand il passe dans la ville, l’image lui revient de notre histoire basculée sur les voies, secouée dans ses tremblements, les rictus, et l’œil qui se ferme et s’ouvre seul, les lèvres tirées, et la crise qui passant de moins en moins cette fois ne passe pas, alors le corps qui continue les secousses comme si c’était son mouvement propre, disant, à ceux qui viendraient pour le secourir, ne vous en faites pas, ne vous en faites pas, j’ai l’habitude, cela va passer, et rien ne passe, alors on s’éloigne, rien ne passe sauf bientôt avec la vitesse d’un train qui ralentit emporté dans son poids quelque chose, est-ce le monde qui va à sa rencontre, l’éventrera sans le voir, le corps qui peut-être après le passage continuera d’être remué dans ses secousses, et dira, ne vous en faites pas, j’ai l’habitude, à personne qui l’entendra.

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LES GUERRES


Rien de plus lointain que ces guerres. On les livrait pour nous, c’est ce qu’on disait, lui il pense : pas pour moi en tout cas.

Il ne connaît pas le nom des pays où on fait la guerre – le nom qu’on leur donne n’est pas le leur, c’est ceux qu’on leur a donnés, et beaucoup de ces guerres se sont livrées à cause de cela, justement.

Des déserts au bout desquels il y a des villes remplies comme des pays entiers, il ne connaît rien, n’en a aucune image. Il pense : je n’irai jamais dans ces endroits du monde qui n’existent que pour cette raison là, désigner des endroits du monde où je n’irai jamais. C’est là qu’il y a la guerre.

Dans des déserts qui ressemblent à des montagnes, et aussi loin des villes que possible pour qu’il n’y ait aucune image, il n’y a pas de cause à défendre. Il n’y a pas de territoire à conquérir. Il n’y a pas d’ennemi non plus. Il n’y a presque pas de mort. Quand il y en a un, c’est une tragédie. Quand il y en a un, en face, il y en a mille, ce n’est qu’un chiffre. En face, ils ne meurent pas, comme nous, assassinés, non, eux sont neutralisés. Eux ont de la mort l’idée de l’espérance, nous, de la catastrophe, personne ne pourra l’emporter sur l’autre, l’espérance sur la catastrophe, personne.

Tout mourra, et de l’espérance ou de la catastrophe, rien.

On ne sait même pas les noms des batailles, qui, avant, avaient au moins cette utilité de pouvoir nommer ensuite les rues, les gares, les ponts. Il n’y a même pas de bataille, mais de vastes opérations. Lui, ici, il pense aux opérations, au théâtre d’opérations, comme dieu voit les fourmis.

Il pense aux fourmis, qui sont dans l’ignorance de dieu.

Mais il ne sait pas pourquoi, quand un meurt là-bas, c’est plus qu’une défaite, et il reste longtemps à regarder le visage de l’homme qui est mort, dans les journaux, quand il diffuse sa photo, ou son nom, et son âge.

Il sait bien pourquoi, alors il regarde le visage.

Il cherche à deviner la peur qui l’a saisi juste avant la mort, et se demande si lui savait pourquoi il mourrait, à cet endroit du monde sans nom, abattu par des hommes qu’il n’a jamais vus que sur des cartes. Il reste longtemps et se demande s’il aurait été capable de cette peur, souvent il se dit que oui, et parfois, mais c’est plus rare, c’est plus solide pourtant, il se dit que non, qu’il en aurait été incapable.

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ENFANCE [1] – LES IMMORTELLES


Enfant, il se souvient des immortelles, l’odeur sur les doigts, et, immédiatement après l’odeur : la soif. Les champs d’immortelles.

Il ne connaissait pas le nom, il l’a su bien après, quand il en était loin. Et le nom des immortelles nommait aussi l’enfance soudain déchirée de lui. Car ainsi nommée, elle s’éloignait dans le passé pour toujours, et même c’est le nom qui faisait existait le passé : il ne posséderait plus que le nom des fleurs et plus jamais l’odeur des fleurs.

S’il peut se souvenir de l’odeur, il ne peut pas la nommer, la décrire : comment décrire une odeur ? Enfant, il se souvient de la chaleur sur les immortelles et qu’il lui appartenait.

Maintenant, quand il pleut en plein été, c’est sur la ville et lui la regarde tomber en attendant qu’elle passe.

Enfant, les champs d’immortelles, il s’en souvient comme de la mer, c’était étrange d’y marcher : jusqu’aux mollets son corps plongé dans le bleu, le vert, le vent qui fouettait sur la peau toute une odeur salée.

Enfant, il disait à sa mère en ouvrant le poing : tiens, je t’ai fait un bouquet d’immortelles.

Mais il ne savait pas que cela s’appelait des immortelles, alors peut-être qu’il faisait seulement le geste de tendre les brindilles, et les mains noires, qu’il souriait dans l’ignorance du nom.

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LES LARMES


C’est souvent. Il suffit de si peu. D’abord, il résiste, et quand il cède, sait accorder le temps qu’il faut au ravage. Ensuite, il efface son visage.

Il pense toujours que c’est la dernière fois, que plus jamais il ne sera capable d’une telle tristesse, que ce sera à l’avenir, oui, au-dessus de ces forces. Dans le calme qui suit le ravage, il se dit qu’une telle tristesse passe avec l’âge et le temps, que ce sont des restes d’enfance qu’il évacue. Mais il se trompe, et c’est souvent ensuite que de nouveau il pleure.

Il se souvient des premières larmes d’adulte versées – il s’en souvient très bien, et de l’endroit où il était, et devant quoi il se tenait, de comment il s’y était livré, et du mystère aussi.

Au fond de la salle de cinéma, il avait eu à subir d’abord les conversations devant lui qui l’avaient accablé. Il avait attendu le début du film tranquillement, dans cet agacement. Il était fatigué, peut-être, mais pas davantage que d’autres jours, et comme toujours depuis quelques années, c’était la fatigue qui le maintenait en éveil. Préoccupé, sans doute, comme toujours, comme tous, par mille pensées qui empêchaient mais fabriquaient les tâches de cette vie.

Le film avait commencé.

Est-ce que c’était à cause de la musique à l’ouverture du film, cette musique précisément qu’il connaissait si bien, dont il avait appris à entendre chaque nuance et les mouvements de poignet sur un piano imaginaire, et les maladresses du pianiste, le contretemps dans la reprise du tempo qui n’appartenait pas à la partition et que lui seul sans doute à force d’écoute avait patiemment su déceler, infime, qu’il avait su accepter comme un secret ; ou était-ce parce que cette musique s’était posée sur des images qui ne lui appartenaient pas ; ou bien encore à cause de ces images justement, l’angle de cette rue qui s’ouvrait, le montage des premiers plans, le lent mouvement latéral, les murs de la ville qui faisaient naître des souvenirs qu’il n’avait pas vécus et dont il éprouvait soudain l’absence, plus violemment encore leur disparition ; ou parce que la fatigue cette fois l’emportait ? C’était là le mystère, auquel il s’était livré entièrement et sans résistance sur le champ.

Il avait pleuré, silencieusement, durant tout le film ; du film, il n’avait ainsi gardé aucun souvenir véritable – un film comme tissé d’images de sa propre tristesse (le film ne l’était pas, semble-t-il, triste). Les images posées là-bas, qui racontaient l’histoire, n’avaient été qu’un levier. Et lui, sans bruit, avait pleuré des larmes dont il ne pensait pas être capable, doucement.

Quand le film s’est arrêté, les larmes aussi immédiatement ; la lumière a fait recommencer les conversations accablantes. Il était sorti vite, comme toujours.

Lentement, il était rentré à pied, c’était loin : pour essayer de comprendre. Il s’était perdu en chemin, peut-être pour se donner plus de chance. Quand il s’est couché, il avait repensé au film et les images lui venaient, la voix d’un garçon sur ces images, le lent déroulé d’une histoire qui s’abattait sur lui pour lever la tristesse et pour l’en consoler.

D’où les larmes venaient, il ne voulait plus le savoir. Où elles allaient ? C’était tous les jours une leçon : là, le mystère même.

Maintenant, c’est parfois un couple de vieillards dans la rue qui se tiennent la main (s’embrassent), ou l’orage et la pluie forte (la course d’une jeune fille et son rire sous le déluge), ou le sens des coïncidences (un mot parfois, lu à la volée), cela suffisait pour le ravage.

Sensible, il ne l’était pas vraiment, et tant de choses par ailleurs puissantes le laissaient indifférent. Le ravage tenait au minuscule, et au vol. C’était quand il assistait, de loin, malgré lui, et sans y avoir été autorisé, à ce que la vie interdisait en lui, pour lui. C’était l’interdit, sans conséquence, sans jouissance. C’était la profanation de la joie.

Il en allait de cette tristesse comme d’une forme de mort : on était certain de sa fin parce qu’on était une part d’elle.

Un jour viendrait peut-être où il ne l’éprouverait plus, incapable de la voir, ce sera signe alors de l’avoir accomplie en lui, d’être incapable de voir la vie de son dehors et déjà mourir sans doute.

Pour le moment, la tristesse lui garantit au moins cela : la preuve qu’il se tient au milieu des hommes comme derrière une vitre et qu’il veille pour eux l’innocence de leur vie, et sa menace, puisqu’ils ne savent pas, eux.

S’il appartient, évidemment, à la vie des hommes, ce n’est que sous l’image du voisin derrière les rideaux, ou des carnages qui font dormir : un secret, rien de plus. Il ne sait rien du secret de ce secret, et si un jour il lui serait révélé. Il craint ce jour.

Car un jour peut-être il apprendrait à ne plus pouvoir pleurer – comment savoir si cela le sauverait, le condamnerait ? C’est pourquoi à chaque crise de larmes, silencieuse et violente, il est parfois terrifié que ce soit la dernière ; et parfois, il l’espère.

Toujours, le ravage le maintient en vie, en secret, dans cette vie où le front posé sur la vitre, il regarde : il regarde la jeune fille courir dehors sous la pluie et il regarde sur le reflet ses propres larmes, il regarde tout cela à la fois comme une seule chose qui le fonde. Quand tout cela est terminé, que ne reste de la profanation que de l’eau morte sur son visage, il pense à chaque fois : c’est peut-être fini.

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L’AMOUR [2]


Lorsqu’il passe devant le fleuve, il s’arrête, il cherche un caillou, n’importe quelle taille, qu’il lance dans l’eau. Il le regarde plonger, les remous s’apaiser, puis s’en va.

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LA RUE


C’est tous les jours. Hier par exemple, la mort d’un homme au pied de son immeuble, de froid, et tout à l’heure, les enfants qui mendient. Il a appris à se protéger intérieurement de la rue parce que sinon il s’effondrerait. Alors il regarde ces terreurs de loin, sans curiosité, avec parfois la colère froide d’être celui qui passe et tourne au coin de la rue, comme tous ceux qui passent et tournent au coin de la rue.

Bien sûr, l’homme, au pied de son immeuble, mort de froid, bien sûr l’enfant, pieds nus, qui tend les mains, bien sûr les centenaires enroulés dans les poubelles du métro, tout ce théâtre vivant des corps, les tragédies minuscules qui se jouent dans nos villes, bien sûr tout ce spectaculaire qui nous enveloppe, l’assurent de sa place ici-bas, le préviennent aussi, protègent – lui disent : tu es de ce côté des murs de la rue, celui qui t’en préserve.

Mais c’est peut-être ce qui le maintient à distance, à distance de lui d’abord.

C’était il y a quelques années, il avait pris le train très tôt et revenait dans la ville, le matin à peine levé dans la gare déjà grouillante. Il s’était dirigé vers la sortie, l’une des immenses portes qui organisent le passage vers le dehors.

Il faisait déjà chaud, c’était au printemps, les premiers jours de ciel clair, d’aube moite.

Il attendait le bus, sans pensée, avec cette légère nausée quand on reprend pied sur le sol après des heures de train.

Le bus ne venait pas, ils étaient nombreux à attendre. Tout près, à dix mètres, un peu derrière lui, juste à gauche de la porte principale, il remarque un type, un vieillard en guenilles, en lambeaux de vêtements comme des couches de peaux mortes, le visage tordu d’une étrange douleur, comme d’une qui ne le quittait jamais, qui ne le quitterait plus.

Alors, lui, légèrement à côté de l’abri bus, commence à le regarder, presque en cachette, parce que la douleur sur son visage lui donnait une puissance étrange, et le mot qui lui venait, il ne saurait dire pourquoi, c’était antique. Le vieux avait ce visage d’un de ces vieux philosophes chiens, de ceux qui insultaient les passants, ceux qui annonçaient la fin du monde tous les jours de toute leur vie, ceux qui parlaient seul, à quelqu’un d’absent plutôt, ceux qui sont habillés dix ans d’une même veste, des mêmes chaussures, qui dorment sur les journaux de la veille, investis d’un savoir sans objet, savent lire sur les mains ou dans les yeux, et toujours l’alcool dans le sang : non pour l’alcool mais parce que cela empêche d’avoir faim.

Ce vieillard s’était retourné, son visage épuisé, simplement et définitivement détruit. Il s’était accroupi, lentement. Puis, il avait baissé son pantalon et les yeux grands ouverts dans le vide, sans tristesse ni aucune émotion, il avait déféqué là, sur le sol, en plein jour et sous le ciel, auprès des gens qui continuaient de passer à côté de lui sans le voir pour rejoindre la grande ville et les circulations, l’ordre avancé des choses.

Le bus était arrivé.

C’est ce jour-là, immédiatement, qu’il avait réalisé qu’on avait basculé dans autre chose, que c’était autre chose maintenant, et qu’on avait franchi – que c’était sans retour. Le soir, il avait repensé à ceux qui étaient passés auprès du vieillard, il n’avait retenu aucun visage sans doute parce qu’il était l’un d’eux.

Il avait eu honte d’eux tous évidemment, mais surtout, il sentait sur lui un manque terrible, et c’est seulement plusieurs jours après, quand il avait dit l’image à d’autres qui avaient ri (d’un rire terrible qui avait redoublé la honte) : ce qui lui manquait par-dessus tout, qui aurait pu rendre cela acceptable, compréhensible, et sans quoi tout ceci était un immense trou dans lequel s’abîmait la ville autour, c’était le nom du vieillard, qu’il ne connaîtrait jamais.

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ENFANCE [2] – LA FOI


En rentrant de l’école, enfant, il pensait à Dieu ; il y penserait longtemps. L’école était adossée à l’église, et la pensée était simple : dans les moments d’ennui qui était la qualité même du temps ces années-là, il n’avait qu’à lever la tête – par la fenêtre, la petite église de pierre noire formait l’horizon.

La pensée avait eu le temps de grandir, de s’installer, de prendre une place. Il avait mesuré lentement cette pensée en lui, il la savait différente des autres enfants qui à cet âge pensent à Dieu comme à une histoire ou un devoir d’école. Lui avait de cette pensée la certitude de la décision, et loin des fables qu’on leur racontait, il avait pour Dieu la croyance d’un géographe pour la mer rien qu’en voyant le fleuve.

La pensée était incontestable, il la savait sûre à cause de la tristesse qui l’entourait. Dieu existait, puisque la pensée que Dieu existait s’était posée en lui chaque soir en rentrant de l’école. Elle n’avait pas de forme, pas de contenu, pas d’image. Elle n’avait aucune conséquence, ni sur la conduite à tenir, ni sur la morale à envisager, ni même sur le sens des choses. C’était comme sur les romans qu’il lisait : le nom de l’auteur, et ce qui l’unissait avec les mots qui étaient écrits au-dedans du livre était de même nature qu’entre le monde autour de lui et Dieu.

On pouvait savoir la vie de l’auteur du livre, cela n’aidait pas à comprendre l’histoire, ni à l’aimer. Cela faisait rêver, un peu, sur la naissance de l’histoire, ou quand on savait l’auteur mort, on rêvait sur les histoires qu’il avait pu faire naître chez d’autres. Voilà tout.

La pensée avait duré toute l’enfance, simplement. Puis elle avait pris durant l’adolescence les teintes de la colère et de la force.

Elle s’était nourrie de la colère et de la force quand dans l’adolescence, la vie autour manque, et que le désir de la vie augmente.

(Dieu était la colère même, la colère contre lui, la colère contre les hommes, enfin la colère contre Dieu : celle de n’être pas Dieu, peut-être, de n’être pas le Dieu qu’il aurait fallu être pour rendre la vie acceptable).

La pensée de Dieu s’était soudain mêlée à la colère et la force, et le manque – et le désir contre lui s’était levée comme un contrepoison. Du contrepoison, le désir contre Dieu possédait toutes les énergies, la fièvre d’abord, rapide, excessive, qui brûle. La fièvre était l’autre nom de ce qui naissait en lui, qui recouvrait tout comme une solitude.

Fatalement, la solitude n’avait laissé aucune chance à Dieu, et Dieu avait reculé en lui, s’était éloigné.

Il avait cru cela longtemps – que Dieu s’était éloigné – mais maintenant, il savait bien que c’était autre chose, de plus considérable et définitif.

Seul maintenant, et pour toujours, il vivait maintenant avec la pensée qu’il était seul, ce qui rendait impossible la pensée de Dieu. D’autant plus que Dieu était dans les autres, et ces autres qui se disaient de Dieu étaient impossibles, qui suivaient la Loi comme une morale, quelques dogmes anciens en conduite à tenir pour jours présents, l’enseignement d’une vie passée à justifier une vie bâtie de toutes pièces dans l’arbitraire d’une tradition inventée en d’autres lieux pour d’autres temps.

Seul, il voulait l’être d’autant plus si Dieu était dans ces autres, si Dieu était ces autres-là qu’il se refusait à être – refusait plus que la mort.

Quand on lui demande aujourd’hui s’il croit en Dieu (dans la conversation, la question vient toujours, elle prend des formes différentes, toutes plus ou moins obscènes, mais la question arrive toujours, parfois cachée par d’autres, toujours incontournable ; elle vient bien après celle de son nom, un peu avant celle de son désir), il avait su trouver une réponse.

Oui, Dieu avait existé, pourquoi le nier ? et c’était certain, puisque la pensée l’avait peuplé enfant comme celle que la terre était ronde, et les fleuves coulés vers la mer. Puis Dieu avait cessé en lui, mais la pensée n’en avait pas été moins vraie, ou davantage fausse, seulement elle n’était plus là maintenant.

On ne comprenait pas bien, quelle importance au juste ?

C’était comme d’un amour perdu : on ne conclut pas à l’absence de l’amour après la fin d’un amour, on dit simplement : cela a eu lieu et cela est fini. De son existence, on est sûr, aussi sûr que de la vie. Non, on ne conclut pas à la mort à cause du passé. Ce qui commence après est une forme de deuil qui s’oublie et marque le temps. Le passé et les lieux du passé résidaient tout entiers enveloppés dans l’amour perdu jusqu’à s’y confondre.

Oui, et de l’enfance, il n’avait plus d’autre souvenir que l’ennui, et Dieu. L’ennui, sa teinte d’oubli quand l’enfance se confond à un rêve obsédant, aberrant, troué, était la forme qu’avait pris Dieu en lui. Avec cette nuance de colère et de force qui s’était ajoutée, la vie avait fait de la pensée de Dieu une cicatrice dont on peine à reconstruire la blessure, l’accident.

Devant les églises maintenant, c’est d’hébétude qu’il passe. Quand il entend parler un homme de foi, il ne comprend aucun de ses mots ; souvent il est heureux de ne pas en être. Ça parle d’espérance, et jamais de colère ; et d’amour, dans leur bouche cela veut dire pitié, oh ! cela l’écœure plus que tout. Ça parle de ciel, mais de la terre jamais, et il sait bien pourtant que c’est là qu’est Dieu, recouvert de poussière que nos villes ont accumulée sur lui. Et lui marche sur la terre, qui pour dire le contraire ? Alors il sait où est la croyance et où le passé, de son enfance et de sa colère, il sait les sources et que les fleuves parfois s’enfoncent et que la mer vient de la pluie.

Ainsi, quand il regarde le ciel, c’est pour la pluie, rien d’autre.

Il n’attend plus rien de Dieu, comme un homme n’attend plus rien de son enfance, ou comme un amant n’espère rien du corps de celle qui dort dans une autre ville, qui a oublié son nom et son visage et son corps.

S’il croise des enfants, ou près du fleuve, il pense à Dieu et ne le sait pas. C’est dans la colère que Dieu dure encore, il ne le sait pas non plus, et dans la force, dans l’équilibre fragile des forces qui parfois l’emportent, mais toujours la solitude, toujours, qu’il piétine, la terre et sa poussière, les fleuves emportés toujours plus loin des sources dans la soif.

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LES PENSÉES [1]


Que la mer était pleine d’oiseaux morts.

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LA LENTEUR


On lui reproche souvent sa lenteur. Les gens qui le connaissent mal lui en veulent et prennent cela personnellement ; les gens qui le connaissent mieux la tolèrent, ce qui est pire sans doute. Chaque geste, chaque mot, chaque pensée lui prend le temps de l’exécuter. Lui aussi a dû l’accepter, à la longue. Cette lenteur était aussi la lenteur de l’apprendre.

Il a compris peu à peu que ce n’était pas une question de durée. Simplement, la pensée en lui était en avance sur son corps, et qu’on ne perçoit que le corps, c’était le piège. À mesure que la lenteur s’imposait aux autres, la vie qui remuait en lui lentement se faisait plus vive – cela aussi, il avait fallu l’accepter, et le taire, malgré la violence.

Il a appris des ruses. Maintenant, le plus souvent, il se tait. Maintenant, quand il faut faire le geste, il le refuse, laisse un autre que lui, ou donne l’impression qu’il ne le fera pas : on le laisse tranquille. C’est ce qu’il cherche : qu’on le laisse tranquille.

De cette lenteur, il tire une sorte de position dans le monde qui l’isole : une forme de retrait. Il ne le regrette pas, il ne s’en réjouit pas, il a appris à habiter ce temps retard comme un espace où mieux percevoir les choses, comme en puissance à chaque instant : chaque instant en devenir incessant, interminable, inachevé.

Les jours de grande chaleur sont pour lui. Comme la chaleur ralentit tout, les pensées et les corps, la nuit le sommeil si lent à venir, et le jour les déplacements d’une ombre de la rue à une autre, il sait, lui, habiter et la pensée et son corps, et la nuit lente et le jour plus lent encore : il sait, il étend sur tout cela son empire.

Puisqu’il ne prend jamais de vacances, ne quitte jamais cette ville, il emprunte les mêmes rues que la chaleur de l’été a dépeuplées doublement : les gens de cette ville l’ont quittée pour s’entasser sur des plages plus brûlantes encore ; les touristes qui la découvrent sont déçus : lui évolue dans le marais des choses, ici, et pour l’unique fois de l’année, il est là.

Habituellement, sa lenteur est signe aux yeux des autres d’une absence. Il arrive qu’on parle de lui en sa présence comme s’il n’était pas là. On évoque devant lui les tâches qu’il doit faire, qu’il devait déjà faire, et qu’il ne fait pas ; il n’a pas le temps de répondre. Il n’a jamais le temps de répondre, ni de faire, ni le temps d’avoir le temps.

Il pense à cette expression qui traîne toujours autour de lui comme un lit défait avant la nuit : il n’a pas le temps. Il n’a pas le temps d’avoir le temps, voilà ce qu’il pense, mais il n’ose pas le dire.

Il jouit d’une supériorité sur ceux qui l’entourent : il voit intensément le temps passer sans lui, il le voit traverser les choses et emporter ceux qui le laissent en arrière, et lui demeure, lui le reçoit après tous, et son corps qui va venir dans le temps retard vient se déposer dans le creux des secondes qui se sont vidées, s’échappent, sont pour lui maintenant que tous s’en sont servis et qu’il peut s’y installer de toute sa force.

Il a un nom pour cela, qu’il garde pour lui, et une image : la foudre au ralenti.

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SON NOM


Souvent il l’oublie, son nom, et quand on lui demande, c’est avec un temps de retard qu’il le donne. Il le lâche plutôt, comme une concession accordée à l’organisation du monde, son nom lâché comme autrefois on l’a lâché sur lui avec tout l’arbitraire de ces actes qui font nécessité et force de loi.

La loi qui l’a nommé lui sert désormais à se nommer et c’est toujours pour lui un geste étrange que de se révéler aux autres par un nom si lointain de lui : exister pour les autres quand dans ce nom il lui semble si peu exister.

Quand on l’appelle aussi, dans la rue, il ne se retourne pas tout de suite, ce pourrait être le nom d’un autre, c’est d’ailleurs le nom d’autres.

D’autres que lui portent aussi son prénom, et si d’autres que lui portent son nom, peut-être que d’autres portent à la fois son prénom et son nom, il ne sait pas.

Ce n’est pas le nom de famille le plus commun, et personne dans les dictionnaires ne le porte.

Personne dans l’histoire ne semble l’avoir porté.

Son prénom au contraire lève immédiatement cette banalité que possèdent tous les prénoms ici. Mais dans un autre pays, il sait bien qu’il sera imprononçable et immédiatement oublié, qu’il signe une appartenance à son pays mieux qu’une carte d’identité. Ce prénom n’a pas d’équivalent ailleurs – sans doute que dans un pays étranger, il serait plus commode d’en changer. Il rêve de vivre dans un pays étranger, avec ce prénom.

Son nom a des accents étrangers, comme tous les noms, mais de quels pays ? Personne pour le dire. Il l’épelle quand pour des formalités administratives on lui demande de l’énoncer clairement. C’est parce qu’il est capable de l’épeler rapidement qu’il sait que c’est son nom, et qu’on ne lui conteste jamais le droit de le porter, ou de prétendre le posséder.

Ce nom était celui de son père, de son grand-père, et plus haut encore, bien plus que le sien : ceux-là le portaient mieux, comme un visage. Lui porte son nom comme un manteau sous le soleil.

Il ne vit pas dans la même ville qu’eux, son père, son grand-père, ces autres au même nom. C’est d’une rue à l’autre ici qu’il le fait passer dans des rues que n’ont vu aucun de ceux qui ont porté ce nom. C’est pourquoi ce droit de le porter, bien souvent, lui semble bien mal acquis.

Étrangement, et cela l’étonne lui-même, jamais pourtant il ne voudrait le perdre ou l’échanger.

Pas seulement à cause des ennuis avec l’état civil, les papiers à remplir dont il ne viendrait jamais à bout, mais à cause de ce qui le lie à ce nom, et parce que plus sûrement ce nom le possède, que dans ses rêves il le porte aussi, même s’il s’en étonne tout autant, et même si, dans ses rêves encore, il l’oublie quand on lui demande et qu’il y répond avec un temps de retard.

Il ne passe jamais devant un monument aux morts sans s’arrêter, et regarder de près les noms sur la pierre comme s’il cherchait le sien. Il ne s’y trouve pas. Tous ses ancêtres auraient donc survécu ? Non, bien sûr : seulement ils ne sont pas morts là. Ils ne sont jamais morts là.

S’il le trouvait, il poserait peut-être la main sur la pierre comme on ferme les yeux d’un jeune mort. Ou pour chercher le secret du nom, de ce que le lie à ce nom, et qu’il ignore.

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LES PENSÉES [2]


Qu’il y a du vent, parfois, qui apporte la poussière des déserts d’Afrique, qu’elle tombe rouge quand il pleut, que les gens râlent parce qu’il faut nettoyer la voiture, que cette poudre rouge reste sous les ongles, qu’on l’emporte chez soi.

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LES MANIFESTANTS


Comme il vit près d’une grande artère de cette ville, il les voit souvent passer, les Manifestants. Les pour et les contre.

La tendresse qu’il éprouve envers eux. Ceux qui réclament et se battent, ceux qui s’acharnent contre ceux qui jouissent de privilèges que ceux qui décident ont choisi au nom de tous d’attribuer à ceux qui ont déjà tout ce que ceux qui n’ont rien réclament. C’est évidemment incompréhensible, et à la fois fatale. Penché à la fenêtre, il regarde cela passer : la fatalité et son aberration.

Il faudrait autre chose.

Il y pense souvent, penché à la fenêtre, sur eux.

Il reconnaît sa propre faiblesse, sa lâcheté, sa colère morte, sans but. Parfois il envie ceux qui savent la conduire, mais c’est rare parce qu’il sait bien que non, que la colère est sans but et que là est sa vérité. Puis, tout ceci qui passe affermit la vague organisation du monde qui passe avec les Manifestants comme ce qui les lie entre eux, et les conduit.

Il voudrait des sociétés secrètes plutôt, et entendre de près les paroles secrètes des complots.

Dans les manifestations, tous hurlent en même temps des slogans que quelques-uns prononcent à haute voix dans les haut-parleurs. Il regarde mieux comment cela fait, de hurler à l’unisson pour se défaire de sa voix, mais fort, si fort. De crier ensemble qu’on est ensemble, et de s’annuler soi-même, se mêler. Il regarde avec tendresse ces gens qui choisissent de participer à ce qui est plus fort qu’eux seuls.

Bien sûr, parfois il a si honte.

Mais en général, tout cela est inoffensif : c’est ce qu’il y a de plus regrettable.

Chaque samedi, les Manifestants hurlent les mêmes slogans, d’un bord à l’autre. Ils occupent le terrain, à tour de rôle, et le terrain, d’un samedi à l’autre, occupé ainsi, est bien trop défiguré pour qu’on puisse finalement savoir à qui il appartient, ni même ce qu’il définit comme bornes ou comme usage.

Le soir, les papiers sur le sol dans l’air tremblé des cris maintenant disparus (il faut bien manger, s’occuper de sa famille), jonchent en désordre comme après une débâcle, prennent toute la place – mais il n’y a eu ni combat ni cadavre. C’est là que lui aime sortir remuer la poussière et les papiers déchirés sur les trottoirs, les mots qui se forment seuls, les affiches arrachées à moitié, les étranges visages qui se laissent voir derrière, ces reflets véritables, des miroirs qui persistent et auxquels il tournent le dos.

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PENSÉES [3]


Le passé est comme le malheur, il est partout (contre lui : exercer sa puissance, s’en aller.)

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LA CHALEUR, LE SILENCE, LA SOLITUDE


Il a entendu dire (l’a-t-il lu ? Entendu ? Un ami ?), qu’à la mort de Georges Orwell, on avait retrouvé un papier plié en quatre dans ses affaires, où était écrit, de sa main, ceci :

« Dans le futur,
– tout sera climatisé.
– il y a aura de la musique partout.
– on ne sera jamais seul.
– … »

Il ne sait pas si c’est vrai.

Il ne sait pas de quel futur il était question, si c’est maintenant, si c’est déjà passé, si cela va arriver. Il ne sait pas si c’était un vœu ou une condamnation. Il espère que ce n’était pas un plan. Il pense que c’est le dernier mot qu’Orwell a écrit juste avant de mourir. Il croit parfois que c’est l’écriture de ce mot qui l’a terrassé, et cette image a remplacé l’idée que tout ceci pourrait être une fable.

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[pensées4]

 

LES PENSÉES [4]


Qu’on sait pourquoi le monde s’organise selon la loi de l’offre & la loi de la demande : le deuxième commerce du monde est le trafic de drogue, derrière le trafic d’armes ; on a de ces raffinements.

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LA MUSIQUE


Il ne se l’explique pas, cet abri de la musique. Comment elle le sauve et de quoi, il l’ignore aussi. Autant il déteste au-delà du raisonnable celle qu’on fait passer dans les magasins ou les parkings souterrains (la ville est un parking souterrain avec de temps en temps un peu de ciel), autant la musique qu’il choisit et écoute dans ses oreilles le protège si bien qu’il ne saurait faire sans désormais.

Oui, impossible de sortir sans maintenant – sinon, il est désarmé, sans protection, et la ville, autour, vide, vidée plutôt : les corps évoluant alors à ses yeux sans raison ou mus par des forces sans logiques et grotesques, corps dérisoires, tristes surtout, errants. Ainsi pendent de ses oreilles ces deux minces fils blancs reliés à sa musique, et la musique, assez forte en lui, est son refuge qui règle sans qu’il en prenne conscience son pas, et ce qui équilibre ses trajets, le monde lui-même, le rythme du vent sur sa peau, et le ballet des corps longeant la surface de cette ville selon l’ordre établi par la musique en lui.

La musique repeint pour lui seul les contours de la ville : dessine selon le bruit au-dedans de lui des imaginaires féroces pour lui seul, ou d’une douceur dont lui seul peut jouir : dans les salles d’attente, dans les rues, dans les magasins et les parkings souterrains, la musique à ses oreilles recompose le réel.

Bien sûr qu’elle l’isole, elle est même faite pour cela, car pour lui seul.

Quand il fait grand froid, la musique doit être plus forte encore, évidemment. Et dans la chaleur terrible des mois sans vent, il a besoin de ces musiques minimales, répétitives, des boucles dans lesquelles s’installer, interminables. Finalement, il a appris à aimer la musique pour autre chose qu’elle-même : plutôt pour l’usage qu’il pourrait en faire au-dehors, dans les rues, les salles d’attente.

C’est le premier geste quand il rentre chez lui : que la musique emplisse l’espace de la chambre, sinon elle n’existe pas. Il y a des musiques pour dedans comme il y en a pour le froid, ou la chaleur, et des musiques pour le soir, d’autres pour l’insomnie aussi, qui l’accompagnent ou la provoquent. Quand il faut aller dans tels quartiers, il y a des musiques aussi, il prend soin de les choisir. Et quand il faut accomplir telle tâche, c’est telle musique alors qui en lui le soutient, déclenche aussi le mécanisme du corps qui va l’effectuer – sauf pour l’amour, qui ne supporte que le silence total, comme le noir.

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LES PENSÉES [5]


Tant qu’il y aura la paix, il y aura l’attente que quelque chose de réel pourrait finir par nous arriver.

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LA PHOTOGRAPHIE


Autre chose le laisse désarmé, sans protection et stupide au milieu de cette ville, lui-même insensé parmi tout ce qui l’entoure : c’est quand il est sans appareil photo. Avant, un petit, un minuscule qu’il glissait dans sa poche, ne le quittait jamais. Maintenant, c’est directement son téléphone qui ne lui sert plus qu’à cela : saisir à la volée ce qui vole et l’entoure, ces choses sans lesquelles lui-même évolue inutilement entre chaque chose qui vont retomber, inertes, à ses pieds.

Il suffit qu’il l’oublie chez lui pour que manque autour la densité du temps passé dehors, du temps inutile maintenant qu’il va, dehors, sans pouvoir le retenir, qu’à chaque minute passe sous ses yeux évidemment ce qu’il ne verra plus jamais. Parfois l’appareil n’a plus de force entre ses doigts, et c’est pire : il le tend sur ces choses autour de lui, et rien. À en pleurer vraiment.

Il a appris à voir la ville : prendre autour de lui ce qui passe pour qu’en surgissent la ville et le temps passé en elle – prendre tout, non pas n’importe quoi pourtant. Prendre justement ces déraillements invisibles du réel qui l’exaucent, ces imperceptibles déplacements des formes et des figures qui déplacent sa perception ou sa densité, la soulèvent, fait levier entre lui et la réalité, des tremblés du réel d’autant plus tremblés qu’entre ces mains imprécises, et à cause du froid qu’il fait souvent ici, à cause de la très faible qualité de l’appareil, c’est tremblé que le réel apparaît, toujours.

L’appareil produit des images pauvres, mais il ne cherche rien dans l’image – au contraire, tout tient dans le cadre : dans le cadre est la position du regard, et le découpage du réel, dans le cadre est toute l’énergie de celui qui l’arrache au cadre plus vaste d’où il vient, dans le cadre enfin est déposé comme un reste du réel qui donne à voir l’absence de tout ce qui autour continue, bat en dehors du cadre puisque le cadre dessine un contour à partir duquel on peut reconstruire tout autour ce qui fait tenir droit le cadre.

Alors très vite c’était devenu une façon d’aller ici-bas au réel, d’en peupler le manque : plutôt de s’en affranchir et de se dire ce n’est pas le réel qui fait défaut, c’est le regard. Du regard posé partout ainsi, non pour fouiller ou pour documenter, non, mais pour vérifier l’excès de réel partout, il a fait sa règle, dérisoire, étrange, secrète.

C’est une inscription sur un mur, à l’entrée d’une impasse, un de ces grafs terribles qui réécrivent le monde à la surface même de l’écriture normée du monde : il s’en souvient bien. Puis, descendant dans le métro, c’est une affiche arrachée qui laissait voir une affiche derrière elle arrachée aussi, laissant voir derrière elle une autre, et ainsi de suite, on ne pouvait pas compter les peaux mortes qui se succédaient et finissaient par laisser voir la véritable image de cette ville, toujours en recherche d’elle-même, en recomposition, dont le passé est une imminence pourvu qu’on le cherche sous ses dépôts, oui plus qu’une allégorie, sa chair même, éventrée évidemment, obscène, si désirable. Ensuite, c’était chaque jour ainsi.

Les lettres sur les murs, les lumières qui tombaient ici ou là pour fabriquer des ombres, des morceaux de ciel entre deux immeubles sales, des immeubles sales sur le ciel, des rues, le soir très noir, des panneaux abattus, des singularités, des monstres d’images sans auteur que le hasard avait précisément posées là, folies qui semblaient pourtant d’une nécessité vitale et réglée comme une loi naturelle : tous les jours livrés en pâture, qui le saurait ?

Cela avait fini par lui tenir lieu de journal : chaque jour, deux ou trois de ces images, quelques mots pour légende (pas de notation de lieu, surtout pas, puisque c’était de partout, de nulle part) – seulement du temps brut, la seule trace tangible que le temps avait passé sur lui : la preuve, il avait été celui qui en face de cela s’était tenu autrefois. Sur chaque image, il y a celle, invisible, de celui qui s’était derrière elle pour la saisir, et c’était lui – juste image de son propre passé élaboré jusqu’à maintenant où il le perçoit.

La seule chose qu’il ne peut pas prendre : le visage des gens, leurs corps. Il ne sait pas pourquoi.

Bien sûr, comme la musique, l’appareil le tient à distance du monde, et entre lui et l’expérience du réel, il y aura toujours cela qui fait écran. Mais précisément, comme la musique, cet écran lui permet de doubler l’expérience du réel par celui qui la recompose : percevoir à la fois le réel et son expérience en redouble l’intensité et la perception même. Oui, sans cela, pire que désarmé, c’est une chose au milieu des choses qu’il est, incapable de voir ou d’éprouver.

Puis, c’est toujours quand il est ainsi désarmé qu’autour de lui les signes affluent, et les monstres, les beautés terribles, le sublime des collusions entre le hasard et la main de l’homme, l’effarement. Peut-être que c’est parce que, sans, son regard plus affûté encore à l’égard de ce qu’il allait manquer ne manque rien — parce que sans, il possède déjà la nostalgie de l’événement à venir, qui n’est que ce qui viendrait, et qu’un regard suffit à transformer en événement. Il revient avec l’appareil dans les mêmes lieux qu’il avait vu se charger d’une intensité terrible : et rien, évidemment. Que l’attente stupide qu’en cherchant à provoquer il fait fuir. Il prend une photo pourtant, pour vérifier l’absence du signe : il ne la manque alors jamais.

En général, la photo vérifiait quelque chose comme le monde. Devant elle ensuite, au repos du monde, en retrait du signe quand il le laissait s’afficher sur l’écran de l’ordinateur, ça s’échappait, tout s’échappait. Ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est quand il tend les bras pour prendre – ou plutôt, la seconde avant, quand il voit le signe : ou plutôt, parce qu’il ne voit jamais le signe, quand il croit voir et va prendre, qu’il va intercepter le signe qu’il anticipe. Le signe se loge pile entre le moment où il regarde et l’instant pris ; il sait cela, qu’il n’y a rien de décisif là, qu’il n’y a qu’un déséquilibre, des intersections, des fuites d’animaux effrayés quand, à mille pas, on ose à peine respirer.

Puis il y a d’autres moments, des moments qu’il choisit, pour lesquels il laisse l’appareil photo dans son sac ou chez lui. Ce sont d’autres moments laissés passer devant lui et auxquels il fait grâce, ou (au contraire) à qui ces moments lui font grâce. Parce que dans ces moments particulièrement choisis, sacrifiés, ce qu’il sacrifie est le temps lui-même accordé à ces moments éprouvés dans le manque futur – et qu’à ce manque il se livre entièrement dans l’instant, puisque ces moments il ne les revivra plus jamais, n’en possédera jamais l’image. À choisir entre le souvenir d’une expérience qu’il n’aura pas vécue en la tenant à distance de l’appareil, et le manque d’un temps profondément éprouvé mais qui ne laissera aucune trace, est-ce le sacrifice de l’un pour l’autre, ou de l’un par l’autre, il ne tranche pas. Il accorde à ces moments la douleur et la joie de cette perte ; ces moments sont les plus sacrés, celles où la beauté pourrait le terrasser.

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LES PENSÉES [6]


Qu’on passe plus de temps aux yeux des autres absents qu’en leur présence nous permet de les retrouver sains et saufs ; c’est ce qui explique la nuit qu’on soit seul.

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L’ENFANCE [3]


Veiller aussi tard que possible, garder les yeux ouverts jusqu’au sommeil qui emporte sans qu’on le sache, jusqu’à l’effondrement.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 28 août 2013.
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