Québec | Charles Dionne, En même temps

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l’auteur

Charles Dionne vit à Montréal. Il collabore à différentes revues et co-fonde (avec Fabrice Masson-Goulet) en février 2012 Poème sale, webzine qui s’intéresse exclusivement à la poésie contemporaine. Twitter : @dionnecharles

le pitch

Un banal accident de vélo dans une rue de Montréal. Une chemise déchirée, une roue tordue. Mais alors toute la journée s’en va de travers, les pensées aussi, tout au long de la nuit blanche qui suit. Charles Dionne dit qu’il est parti simplement de ce qui lui est arrivé, et qu’il lui était impératif de descendre dans cet instant. S’ensuivent cinq jours d’écriture, le surgissement de la ville et son bruit, une seule densité continue d’écriture, étrange comme cette poutine dévorée dans le milieu de la nuit, à 2 heures du mat.

le texte

 

La voiture jaune m’a tourné dessus et m’a projeté sous mon vélo. J’ai enlevé mon casque intact et l’ai lancé de toutes mes forces sur la femme qui sortait du côté conducteur. Je ne me souviens plus ce que je lui ai crié. Je me souviens lui avoir montré ma chemise qui s’était déchirée au niveau du coude gauche. Donné des coups de pied sur ma roue pour la replacer. J’ai dû laisser mon vélo au coin Ontario et Saint-Laurent.

Passer la vie à se rappeler que la vie c’est autre chose qu’on n’a pas besoin de se faire chier que ce n’est pas normal de se faire chier c’est pas normal de se faire chier et toujours finir par se faire chier pour faire mieux que l’esti d’autre gars que j’ai jamais vu mais qu’il faut faire mieux être meilleur donner son 100 % en plus du 10 % de trop de plus pas payé mais met ça dans ton C.V. c’est bon ça va te servir montrer que t’es chevronné que ta vie c’est pas mal juste ça avec deux trois 5 à 7 de temps en temps une virée qui va beaucoup trop loin mais qu’il faut rentrer au bureau quand même demain avec trois clients qui t’empêchent de dormir c’est quoi la différence c’est juste une odeur de bière prends une douche il y en a deux au bureau au criss de bureau dors là si tu l’aimes tant que ça ça va faire changement de se voir deux heures avant de se coucher pas se voir de la semaine et se saouler la fin de semaine pour faire passer les quatorze litres de café qu’il faut boire pour ne pas exploser l’assiette du buffet de la réunion avec sa tête devant le client qui t’empêche de dormir avec ses courriels à dix heures du soir qu’il faut lire à moitié saoul au 5 à 7 je vais lui envoyer une photo de ma queue il va penser que je me suis trompé d’adresse lundi il va aller chier je vais lui demander c’est quoi son esti de problème de ne pas me répondre.

Je reviens chez moi à vélo. Traverser le centre-ville. Il y a quelque chose de paisible. Sentir la route. En faire partie. Loin des pistes cyclables pleines de touristes qui conduisent d’une main leur bixi en pointant l’autre vers la place des Festivals assis sur leur banc laissé trop bas.

Je vais lui demander c’est quoi son esti de problème de ne pas me répondre.

Mon grand-père est revenu de l’hôpital avant que j’arrive. J’ai voulu le prendre dans mes bras comme on prend un enfant. J’ai simplement posé ma main sur son épaule. Il s’est assis seul sur son vieux divan et il a compris. Qu’il ne restait plus grand-chose de 1967. Je l’ai vu déposer son index sur sa bouche fermée. La vie est palpable, un peu, chez ceux qui la voient partir. Je ne sais pas s’il m’a appris quelque chose. Mon grand-père. Il n’y a rien, vraiment, à apprendre en banlieue. Tourner en rond dans sa cour. Le lendemain, en vélo, une voiture m’a foncé dessus. Par accident. Le propriétaire d’un dépanneur m’a offert une bouteille d’eau. Je n’avais pas soif. J’ai pris un bain brûlant. À la mi-août. Pour que mes égratignures rougissent et que je comprenne mieux où j’allais avoir mal le lendemain. Mon vélo est verrouillé loin d’une station de métro, déformé. La tête submergée dans l’eau du bain, les sons rappellent les bandes sonores de David Lynch. On ne demande pas inopinément de passer de temps plein à temps partiel au travail. Les gens s’attendent à un nouveau projet. Je n’ai rien d’autre à faire. Avoir le temps, c’est peut-être assez. Je lis tous les articles de ledevoir.com, assis sur le gros coussin que j’ai placé sur ma chaise de cuisine. Ma fesse était rouge en sortant du bain. J’ai rêvé au vélo ; pas à mon grand-père. Le cœur se serre et puis ça va mieux. Même à temps partiel, le travail me vide la tête. Et je ne sais pas encore quoi faire avec le temps qui reste. Je finis toujours par me dire que la vie, c’est autre chose. Pas ce que je suis en train de faire. C’est manger du chocolat noir. Se servir un dernier verre à 5 heures du matin. S’acheter un pick-up et vendre tout le reste. Comprendre tout le retentissement qu’a l’amour qu’on a trouvé. Sourire un peu. Serrer ses poings dans le vide en inspirant l’odeur des choses qui se rendent jusqu’à nous. Surtout pas ce que je suis en train de faire. Un coup de vieux. Soudain. Qui sort de nulle part. Il est venu avec l’envie d’arrêter de fumer d’arrêter de boire. Et moi qui m’imagine que ce serait arrêter de vivre, un peu, de perdre tout ça. J’ai envie de faire le tour de la 132 en vélo, un jour. Il faut faire des choix. Se préparer. Pas besoin de se faire frapper fort par une voiture. Le geste est assez lourd en soi. Les images qui précèdent l’impact restent imprimées partout. Le moment où j’ai compris que le pare-chocs me frapperait fait de l’écho. Et je me dis que la vie, c’est autre chose. Pas ce que je suis en train de faire. C’est manger. Cuisiner. Se servir un dernier verre à 5 heures du matin. S’acheter un pick-up et vendre tout le reste. Comprendre tout le retentissement qu’a l’amour qu’on a trouvé.

Sourire un peu. Serrer ses poings dans le vide en inspirant l’odeur des choses qui se rendent jusqu’à nous. Surtout pas ce que je suis en train de faire. Et je dois m’asseoir sur un coussin maintenant en plus. Je pense plus à mon vélo qu’à mon grand-père. Le symptôme de quelque chose de brisé, plié sous le poids. De quelque chose d’assez fondamental pour avoir un peu pitié de ce que je finis par être comme créature sociale. Je n’ai pas appelé mon frère depuis longtemps. Je suis allé chercher mon vélo. J’ai marché une heure passée à le changer d’épaule toutes les cinq minutes. Il ne roule plus. Changer son vélo d’épaule. Et je l’ai déposé dans le salon. Depuis que je travaille à temps partiel, je me permets d’éviter les cinq à sept. On me poserait des questions sur mes projets. Inédit de ne rien avoir à faire. Pour la poussière qui tombe et le créma de son café. L’aventure. Je n’ai plus de vélo le matin et j’ai terriblement honte du métro de Montréal. Toujours ce réflexe, par contre, de me lever tôt. Et commencent les journées où je n’ai rien à faire dès 7 h 45, après la douche, déjeuner, ledevoir.com, une heure sur Twitter. Déjà, rien à faire. À temps partiel, le travail n’est plus très sérieux. Je me déplace et opère des tâches de bases : l’essence d’une carrière qui avance réside dans le rôle professionnel qu’on joue après quarante heures semaine. Je n’ai plus de cette essence. La machine à café du bureau m’aide à me donner du tonus. Mon attention a commencé à glisser vers l’image de la roue arrière de mon vélo, tordue, quand on me parle de garder le contact avec le gros client de mercredi. Qu’est-ce que je vais faire dans le métro ? Vivre l’enfer de ceux qu’on ne doit pas effleurer, même à l’heure de pointe ? Et ceux qui s’appuient sur nous pour mettre la page A3 du Devoir dans notre visage. Au moins ils lisent Le Devoir. Je suis allé acheter une roue 27 pouces un quart à l’atelier de réparation de vélos coin Papineau et Ontario. J’ai tourné mon vélo à l’envers, installé sur le guidon et la selle. Et j’ai changé la roue. Pas de souvenir-choc en retirant la roue déformée et aplatie. L’image de l’accident n’est pas revenue. Ce n’était pas un vrai accident, il me semble. L’idée qui me vient en pensant à un accident est bien plus cinématographique. Juste un peu de graisse noire sur les doigts que j’ai observés un moment après avoir installé la nouvelle roue. Et l’impression que mes mains n’étaient pas assez sales. Que tout était à faire. J’ai fait tourner la nouvelle roue dans le vide. J’ai actionné le pédalier et fait tourner les pédales. La chaîne sortait de ses gonds à chaque révolution et demie.

Immédiatement approché ma tête à deux centimètres du dérailleur. Deux petites vis. J’ai rouvert mon coffre à outils et vissé/dévissé les deux en observant le résultat. Le dérailleur se rapprochait/s’éloignait de la roue. Je l’ai vissé au maximum. La chaine ne sortait plus de ses gonds. Un grand frisson me traversa. L’excitation primale d’avoir accompli quelque chose de fondamental. Je suis sorti essayer mon vélo. Il fonctionnait. Tourner en rond dans la ruelle. Je suis encore fatigué. Malgré tout ça. Peut-être à cause de tout ça. La fin de semaine commence vendredi, 17 heures. Je fume quand je bois. Je bois uniquement la fin de semaine. Je fume la fin de semaine. La fin de semaine, je bois et je fume. Les nouvelles règles de ceux qui tentent d’arrêter de boire et de fumer. Je me sens rempli de fraicheur les jeudis. Et j’apprécie de moins en moins les samedis et dimanches matin. Je ne remarquais pas la douleur dans l’œsophage avant. Il faut s’en séparer un peu pour la sentir vraiment. Ne subsiste pour moi que les films qu’on écoute à midi ou à minuit, les livres lus pour lire, les repas qu’on commence à cuisiner à 15 heures et qu’on mange à 22 heures, les sourires portés sans raison, le vent dans les feuilles de juillet, les dimanches passés enroulé autour du corps de Léa et des couvertures, la route prise pour le mouvement, les invités qui arrivent à 23 heures, le soleil à travers les rideaux blancs, les gens à qui on parle pendant trois heures et qu’on ne revoit jamais, embrasser lentement Léa, la ville, la campagne, la montagne, l’envie d’ouvrir un bar et une ferme en même temps, ce qu’on écrit sur les sous-verres des bars, les éclairs et le tonnerre sans pluie, la tranquillité d’un lac à 5 heures, l’idée d’un jour vieillir, l’alcool. L’alcool. Oui. Mais moins. L’œsophage moins triste. Tout de suite après mon accident de vélo, j’ai engueulé le chauffeur de la voiture. Et puis j’ai repris le fil de mes pensées.
Je vais lui envoyer une photo de ma queue il va penser que je me suis trompé d’adresse lundi il va aller chier je vais lui demander c’est quoi son esti de problème de ne pas me répondre.

Mais quelques minutes plus tard, j’ai compris le retentissement. Et j’ai appelé Léa. Ensuite Philip. Et ensuite Fabrice. Le temps venu, j’ai appelé ceux dont l’image s’imposait d’office. Pour rattraper la vie que je sentais glisser après coup. Le coup. Leur expliquer que c’était bon. On continuait. Je me suis permis une cigarette hors fin de semaine. Pour l’occasion d’avoir pu me relever sans blessure. Depuis le temps partiel, je ne perds plus de temps. Je ne m’intéresse plus aux parades des retours de vacances d’été. Demander comment s’est passé le séjour pendant qu’on pense à ce qu’on ferait bien pour souper. Pour ne pas travailler pendant quinze minutes. J’ai des semaines assez courtes pour ne pas m’intéresser à cet exercice. Je fais tout avec minutie et vitesse. Et je retourne chez le réparateur de vélo au coin Papineau et Ontario. Je ne sais pas encore le nom du commerce. Je n’ai jamais porté attention. Les pièces suffisent. Pas le nom de celui qui me les vend. Ajuster le dérailleur m’a occupé l’esprit. Comme peu de choses l’ont fait auparavant. Chaque jour, son image revenait. J’ai écouté trois heures de vidéos de réparation et d’ajustement de vélo sur Youtube. Tout peut être appris sur Youtube. L’apprentissage instantané. J’avais envie d’assembler un vélo à partir de rien. J’ai changé mes freins. J’ai acheté un ensemble de clés et de wrench, placé mon vélo à l’envers dans le salon et commencé. La sueur d’août qui coule dès que je me penche pour ouvrir mon coffre à outils. La graisse noire et la saleté qui s’appliquent sur mes mains, mon coup, mon visage quand je me gratte. Le silence et le vide qui m’occupent. C’était une cérémonie. Changer un câble de frein est plus facile que ce à quoi je m’attendais. Ni mystère. Ni manœuvre. Ajuster les mâchoires et les patins oblige à travailler des deux mains en même temps. Pas simplement de tenir de la gauche et de visser de la droite, mais d’ajuster, de tenir les parties, de retenir le ressort de la gauche et de visser de la droite. Tout est dans le détail. La finesse des millimètres. Contrôler la friction. Le vide autour se crée et tout s’emboîte. Sur le vélo et pour tout le reste. De grandes décisions se prennent. Je ne pense plus. Je n’ai plus besoin de penser. Je fais. Deux heures instantanées, imbriquées quelque part sur le vélo. Tout s’enchaîne avec tellement d’harmonie. J’ai rencontré Léa à vingt ans. À l’heure où l’idée que j’avais de l’avenir s’était abîmée dans un télescopage de souvenirs heureux d’enfance, de promesses faites à moitié avec moi-même, et du sentiment que rien, vraiment, n’allait aller. Le champ des possibles s’ouvre tout grand quand on veut le fermer. Léa était le retour du balancier. En plein visage. Celui qui m’a fait sourire dans la douche pour la première fois. Ce n’est pas rien. Après avoir imaginé une centaine de voyages, nous étions partis. Pour débattre de nos hypocondries des solitudes existentielles qui approchaient. Celles qui planent partout. La peur qu’il ne se passe rien. D’être un meuble. Parler de vivre ailleurs et s’embrasser sur la 132. Faire l’amour dans la voiture. Se stationner. Rouler à nouveau. Surtout, rouler. En Gaspésie, j’ai eu envie d’avoir un enfant. Lui montrer la plage de la Baie-des-Chaleurs, le temps qu’on sent passer sur la peau et la cadence de la mer qui monte. L’absence de tellement de choses aussi. Un empressement fantôme de moins. Cinq ans depuis notre premier voyage. Six ans depuis le sourire dans la douche. Mon déferlement mécanique ne l’inquiète pas. Mon travail l’inquiétait. Avant de choisir le temps partiel. Bien sûr. Difficile d’être discret lorsqu’on change les pièces d’un vélo. Je n’ai pas de garage. J’habite à Montréal. Mais je vois la soupape de notre couple qui accumule la pression chez elle. Je la laisser s’estomper naturellement. Certaines choses s’apprennent avec l’expérience. Nous connaissons nos hypocondries respectives. Un courriel m’avertissant d’un dîner de fête au bureau m’a sauvé de me préparer un lunch. La seule raison pour laquelle je m’y rends toujours. Pas question de manger en vitesse. Bonne fête mâchée au pepperoni. Sans plus. Je ne connais l’âge d’aucun de mes collègues. Deux ans. J’ai mangé une vingtaine de pizzas de fête. Pourtant rien. Facebook est plus pratique. J’aurais dû enseigner. Les communications, c’est bien, mais c’est surtout écrire les onglets de sites web et se faire passer pour une compagnie sur Facebook et Twitter. Pour un salaire qui monte lentement. Jamais. Et manger de la pizza vingt fois par année. Je suis certain d’être plus aimable depuis que je travaille moins. Je me sens plus aimable. Tout se passe si vite. Léa travaille en soirée jusqu’au petit matin. Je l’ai vu dans ses yeux. Quelque chose se brisait. En revenant du travail, si je soupe seul, je reprends mon vélo un peu après. Mon sac rempli d’outils. Je roule lentement dans les rues tranquilles des autres quartiers. Jamais le mien. Et étudie les vélos qui sont verrouillés un peu partout. Pour m’inspirer. J’ai changé ma cassette de vitesse. Temporairement. J’ai suivi les rues, jusqu’au centre-ville. Sans trop m’en apercevoir. Sainte-Catherine s’engorgeait, à minuit, devant le Métropolis. J’ai compris tout de suite le geste. Rendre hommage. Offrir ses respects. L’image de cet étrange tireur qui était venu brouiller toutes les cartes de la campagne électorale qui venait de se terminer avait occupé mes idées toute la journée. Je ne pensais pas croiser une veillée funèbre. J’ai côtoyé toute l’humanité du monde dans les cierges allumés et les fleurs sur le trottoir. Tout s’arrête quand les gens se rejoignent en silence. Leur geste embrassait doucement ceux qui murmuraient quelque chose d’insensé. J’ai changé ma cassette de vitesses pour une cassette à une vitesse. J’ai modifié mon vélo en fixe. Temporairement. Pour prévoir l’hiver. Me pratiquer. C’est un peu comme une voiture à transmission manuelle. Pas besoin d’appliquer les freins : utiliser le moteur pour décélérer. Simplement, à vélo, le moteur, c’est moi. J’ai réinstallé la bonne cassette ensuite. L’été n’est pas encore fini. Chaque fois qu’un collègue m’invite au lancement de notre dernier projet, je me promets d’accepter pour la dernière fois. Beaucoup trop de gens s’attendent à faire des rencontres importantes pour leur parcours professionnel durant ces bars ouverts au vin offert par un partenaire trouvé à la dernière minute. Pratiquer l’esquive est impossible. Léa m’a rejoint. Enfin. Les présentations terminées, le bar était à nous. Léa est un aimant. Notre relation n’a en rien abimé cette caractéristique : tout le monde finit par graviter autour d’elle. Et, avec le temps, on se met de plus en plus à reconnaître l’artiste avant la force d’attraction. En ce qui concerne notre intimité sociale : c’est dommage. Je ne suis plus du tout intéressé par l’intérêt des autres. Depuis que je connais Léa. Une habitude que j’ai perdue naturellement et qui me permet de participer à de telles soirées pour une raison claire et de tergiverser ailleurs qu’ici. Le royaume des cartes d’affaire qu’on me donne et que je chiffonne dans mes poches, des dents rouges à 17 heures, des promesses de prospérités sympathiques et du compte-rendu en direct sur Twitter dont tout le monde se fout. Les gens galvaudent leur vie à force de la répéter à tout le monde dans ces endroits. Je les comprends. Dans cette ambiance s’est insufflée la certitude d’être quelqu’un, ou d’être destiné à le devenir. Et ils regardent de haut tout le beau monde qui paie pour entrer. J’étais sur la liste aussi. Ne perdons pas notre calme. Avant. Plus maintenant. J’ai quand même ridiculement trop bu. Discuter de manière complètement impertinente pendant quinze minutes du vin offert par la soirée avec les employés du bar. Danser dans le corridor des toilettes avec Léa. Ne pas me présenter comme son conjoint au pauvre collaborateur invité qui lui sous-entendait de grandes espérances d’aventure érotique pour étudier ses techniques sans finesse. Embrasser langoureusement Léa en plein milieu d’une phrase. Nous servir nous-mêmes alors qu’il ne reste que nous et les employés. Fumer une cigarette. Et murmurer d’avance encore « plus jamais ». C’était mal, boire hors fin de semaine.

C’est bon ça va te servir montrer que t’es chevronné que ta vie c’est pas mal juste ça avec deux trois 5 à 7 de temps en temps avec une virée qui va beaucoup trop loin mais qu’il faut rentrer au bureau quand même demain avec trois clients qui t’empêchent de dormir.

Le centre-ville fait preuve de plus de classe la nuit, en semaine seulement. J’imagine des complets-cravate prendre la décision de dormir au bureau. Et d’aimer avoir à prendre cette décision. Le vrai travail. S’employer à faire quelque chose. Se sacrifier. Les rues sont vides et nous portent. Saoul, il faut crier dans les rues désertes de 2 heures du matin un mardi. Au centre. Sans regarder. Et je portais encore ma chemise et ma cravate. Faire comme si tout ça n’avait pas d’importance et dormir la tête pleine d’une nuit sans rêve. Rien. Marcher pour marcher. Serré mon nœud de cravate sur mon front. Demander au taxi si on peut fumer. Ne pas pouvoir. Manger a quelque chose d’extraordinaire à 2 heures du matin. La foule du Chez Claudette comme lever le voile sur les coulisses de la nuit. L’envers du décor de ceux qui dorment. La poutine vaut la peine d’être prise en photo pour Instagram. #Poutine. Mais je n’ai pas travaillé le lendemain. Mon bureau : ma chaise et mon coussin. Toujours ce réflexe, par contre, de me lever tôt. Et a commencé une journée où je n’ai rien eu à faire dès 8 h 45, après la douche, déjeuner, ledevoir.com, une heure sur Twitter. Déjà, rien à faire. Une heure en retard sur mes habitudes. Le vin ralentit les choses. Léa a dormi longtemps et je me suis imaginé faire quelque chose d’important. J’ai pris mon vélo à l’heure des travailleurs. Jusqu’au coin Papineau Ontario. Premier client à venir connaître par cœur les pièces en série et usagées. Tout. Le propriétaire ne veut pas me prendre comme apprenti. Ça ne fonctionne plus comme ça. Je ne le crois pas. Nous aurions pu vivre quelque chose. Une rare relation. En faire un film. Au cœur d’une société où l’habitus a été détruit par les téléphones intelligents, deux hommes se rencontrent. Il n’a pas voulu. Il m’a parlé au moins. Pas de sa vie et de ses problèmes. Des pièces de vélo que je n’arriverais pas à changer moi-même. De vieux outils qui n’existent plus. J’ai voulu le rassurer en lui parlant des vidéos Youtube. Que je savais certaines choses. L’autoroute de l’information. Il n’aurait pas compris. Une autre génération. Une autre époque. Chaque année, les nids de poules sont plus profonds. Ce qui me permet de voiler mes roues. D’ajuster mon vélo plus souvent. Et de comprendre ce à quoi servent les rayons des roues. Avec une pince ou une clé à molette, on peut tourner les gonds à la jonction des rayons et de la roue de métal. Ajuster la tension. Diriger la torsion. Recadrer. Je n’ai pas d’atelier. Je dois toujours déposer mon vélo à l’envers dans le salon. La cérémonie de l’intervalle recommence. La vie, puis rien – l’intervalle –, puis la vie recommence. Le silence et le vide qui m’occupent chaque fois. Je ne pense plus. Je n’ai plus besoin de penser. Je fais. Une heure instantanée, imbriquée quelque part sur le vélo. La mécanique du siphon. Léa m’a demandé si j’avais envie de voir quelqu’un d’autre. L’idée claire d’une vie heureuse traverse mal les mailles de tout ce qui se met sur nos chemins respectifs. Les craintes remontent. D’avoir l’impression de vivre quelque chose d’impossible. D’endurance plutôt que d’amour. Qui est impossible. Répondre est inutile. Elle le savait en me posant la question. Je le savais en répondant. Ce n’est pas la première fois. C’est l’image crasse de tout ce qui est possible de faire dans son dos. Que l’amour soit taxidermie pour ceux qui passent devant nous. Pour décorer le H&M et le cinéma Beaubien. C’est une sensation qui s’imagine facilement. Qui colle. Qui revient. Et ça fait peur. J’ai repris mon sac, mes outils et mon vélo. Rouler la nuit. Dans un quartier que je connais mal. Les pièces des commerces de vélos sont toutes les mêmes. La couleur change. Je roulais lentement. Discerner dans l’obscurité des lampadaires les pièces qui sortent de l’ordinaire. Les rues résidentielles ne sont pas toujours calmes. Il faut attendre. J’ai remarqué le guidon de course blanc qui scintillait un peu plus. Retenu par le genre de nouvelles pièces en deux morceaux et quatre vis, ma clé universelle de vélo a été suffisante en moins de cinq minutes. J’ai rangé la pièce dans mon sac à dos. En silence. Et poursuivi ma route. Trouvé des pédales invisibles la nuit. Noires. Dès que le vélo a fait plus de cent kilomètres, les pédales deviennent difficiles à retirer. Leur nature mobile, qui tournoie sans cesse, complique les choses. Et le pédalier qui tourne aussi. Dehors, à genoux, la nuit. Tout ça était plus difficile. Après une heure, je ne roulais que pour rouler. Prendre les ruelles et les rues désertes pour éviter les feux de circulation, les « Stop » et les voitures. Léa ne revient pas avant 4 heures. J’ai toute la nuit. Je me suis couché à 2 h 30. Dormir moins de cinq heures n’est pas un problème. Toujours léger. Seulement si je me suis endormi sobre. Saoul. C’est différent. Mon corps devient pâteux. Mes yeux surtout. Ma bouche aussi. La lourdeur de l’alcool. Son poids. Mais je n’ai plus besoin d’aller au bureau. Ou presque. Les douches froides fonctionnent. Pas besoin d’être congelées. Commencer chaud – bouillant si on veut – et graduellement frissonner.

Laisser l’eau froide couler sur la nuque. Se savonner d’un coup partout sous l’eau chaude. Se rincer sous l’eau froide. Rares sont les fatigues qui y survivent. Faut-il, seulement, avoir le courage de prendre une douche froide. Le matin, ce genre d’ascèse est difficile. Une douche froide.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 avril 2013.
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