Anne-Sophie Barreau | La Bel Air

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l’auteur

Anne-Sophie Barreau est née en 1973 à Angers et vit à Paris où elle est aujourd’hui journaliste indépendante. À lire sur publie.net : Retour Pôle Emploi.

Entre 2008 et 2010, elle a travaillé pour la coopération française au Burkina Faso. Depuis son retour d’Afrique, elle fait de fréquents séjours à San Francisco.

Sur Twitter : @asbarreau.

Aussi sur nerval.fr, d’Anne-Sophie Barreau : Buttes-Chaumont.

le texte

Il faut sans doute une parfaite connaissance du territoire que la fiction arpente pour y établir un texte de telle maestria, mais le territoire ici ce n’est pas seulement la Californie et la vie qu’on y mène, c’est l’Amérique comme mythe et donc ce qui en passe par le cinéma, les acteurs, et l’imaginaire de la ville même. Et il suffit ici de se concentrer sur une voiture à vendre pour que resurgisse tout cela du même geste...

 

Ce matin, j’ai vendu la Bel Air. Entre le moment où la petite annonce a été publiée et celui où j’ai vu la voiture lentement s’éloigner de la maison, tout est allé très vite, trois jours à peine. Cela ne pouvait pas mieux se passer car une fois ma décision prise, je n’avais aucune envie que les choses s’éternisent. Le temps où je ne voulais surtout pas entendre parler de vente, préférant imaginer la Bel Air pour toujours au fond du garage plutôt que de devoir m’en séparer, n’est en effet pas si loin, qui sait donc si je n’aurais pas été capable de changer d’avis. Pourtant, à considérer sans plus d’émotion, comme je le fais à présent, l’emplacement du sous-sol laissé libre depuis que la voiture n’y est plus, je n’en jurerais pas. Mais inutile de revenir là-dessus. Avant, je n’étais pas prête, c’est tout. C’est récemment, sans que je puisse vraiment expliquer pourquoi, que j’ai senti que quelque chose changeait, que je parvenais peu à peu à faire la part entre ce que cette voiture représentait pour moi et ce qu’elle était réellement. Il y a quelques heures, l’homme à qui je l’ai vendue s’est installé au volant puis est parti. Ce soir, je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve, ce n’est plus mon affaire à présent.

La première fois, quand les voisins m’ont vu sortir du garage au volant de la voiture, ils n’en sont pas revenus. Il y avait de quoi en même temps, pour eux, cette voiture n’avait jamais eu qu’un seul conducteur, Ramon, mon mari. Ils n’ont pas seulement été surpris, ils ont eu peur, vraiment peur je crois, je l’ai tout de suite vu à leur visage incrédule, presque hostile, une chose incroyable quand on connaît les rapports excellents que nous entretenons, et à leurs corps comme soudain frappés de paralysie. Sans doute s’interrogeaient-ils sur mon aptitude à la conduite autant que sur ma santé mentale. Comment leur en vouloir en réalité, n’aurais-je pas été saisie de la même perplexité ? Quand une vieille femme, que l’on n’a jamais vu conduire, s’y reprend à plusieurs fois avant de réussir à sortir une voiture en marche arrière d’un garage et, une fois sur la route, ne parvient pas davantage à rassurer sur sa maîtrise du véhicule, sans doute y a-t-il quelque raison d’être inquiet. Ceci dit, le fait que je n’ai pas conduit depuis longtemps n’expliquait pas seul ma maladresse. Avant de mettre le contact, il m’avait en effet fallu batailler pour ne pas laisser l’émotion m’envahir au moment où je m’étais assise sur le fauteuil au skaï usé, ce fauteuil qui était toujours celui de Ramon, éloigné des pédales exactement ce qu’il fallait pour ses jambes, et que j’avais dû – comme il m’en avait coûté alors, c’était comme de braver un interdit – légèrement avancer pour être à mon aise. Alors oui, après cela, j’aurais très bien pu décider de ne jamais mettre la voiture en marche et rester là, triste et heureuse à la fois, la tête enfouie dans mes bras posés sur le volant. Je m’étais pourtant décidée à démarrer.

Je reviens à mes voisins, ils ne sont pas du genre commère, il ne faudrait pas croire cela, c’est même tout le contraire, simplement nous étions connus dans le quartier, nous avons en effet été parmi les premiers à nous y installer, et à la mort de Ramon, certains ont commencé à se faire du souci pour moi. Je ne pouvais plus faire un pas dehors sans avoir immédiatement l’impression d’être surveillée du coin de l’oeil. Ce jour-là, je leur ai fait peur, mais aucun n’a osé venir me parler. Ils ont eu raison car mes progrès par la suite ont été spectaculaires. Moi qui n’avais plus conduit depuis l’époque où j’avais passé mon permis, j’ai en effet retrouvé mes automatismes en un rien de temps non sans avoir ceci dit repris quelques leçons de conduite. Et qu’importe que les différentes voitures au volant desquelles je me suis installée à ce moment-là n’aient plus grand-chose à voir avec la Bel Air, le plus important, c’était de retrouver les sensations d’avant et que je ne craigne pas surtout de me retrouver au milieu de la circulation. Bientôt, je n’avais plus souffert d’aucune inhibition au volant de la Bel Air, je crois même que j’étais plus à l’aise, car ses proportions, plus larges et basses que chez les modèles récents, me ramenaient en terrain connu. Mes voisins avaient fini par s’habituer à me voir au volant de la voiture.

Au début, je n’osais pas m’éloigner. Je sillonnais les rues autour du quartier, cela suffisait à mon bonheur. J’aimais par dessus tout descendre Mission Street et lever les yeux vers les enseignes aux lettres monumentales des vieilles salles de cinéma aujourd’hui fermées, El Capitan, New Mission, Crown, Tower. Cet itinéraire, combien de fois au début de notre mariage, à l’intérieur de la Bel Air déjà, l’avons-nous fait ? Et combien de films avons-nous vus dans ces salles ? Je me rappelais les avant-bras et les mains de Ramon sur le volant, leur couleur mate puissamment éclairée par la lumière du soir, j’entendais El Capitan ! claquer dans l’habitacle quand, découvrant l’enseigne, Ramon ne pouvait s’empêcher d’en prononcer joyeusement le nom à voix haute, et qu’importe que tout le monde ou presque dise The Cape, pour lui, la salle n’a jamais eu d’autre nom, je revoyais son visage de profil, et aussi la chemise propre et repassée qu’il mettait pour l’occasion parfaitement accordée à une tenue que j’avais de mon côté aussi choisie avec le plus grand soin. C’était quelque chose de sortir pour aller au cinéma. De toutes les salles, El Capitan était notre préférée. D’abord, il y avait cette façade dans le style espagnol, majestueuse, opulente, qui chaque fois provoquait le même éblouissement. Puis à l’intérieur, le soin extrême apporté à chaque détail, la powderoom vers laquelle les femmes se hâtaient spontanément et comment, en réalité, aurait-il pu en être autrement quand, en face de sa propre image reflétée et décuplée par les miroirs, ennoblie par l’élégant mobilier art déco et la lumière tamisée, on pouvait, l’espace de quelques secondes, s’imaginer à son tour héroïne de cinéma. Puis dans la salle, le plafond décoré au pochoir, le lustre géant. Et le plus beau, c’est que rien de tout cela n’était intimidant. Les couleurs, beaucoup d’orange, de rouge, y faisaient beaucoup sans doute. L’endroit ne cherchait pas à épater, il était avant tout chaleureux. Quand les rideaux de velours lentement s’écartaient, que la salle soudain plongeait dans le noir, nous avions vraiment la sensation d’être chez nous. Ces films que nous avons vus à El Capitan, je peux spontanément en citer quelques-uns de mémoire, là tout de suite, je pense à Mogambo avec Ava Gardner et Clark Gable, et aussi à Pat and Mike avec Katherine Hepburn et Spencer Tracy, tiens c’est drôle, je choisis comme par hasard des films qui réunissent des couples de cinéma mythiques, sans doute dois-je alors confesser que je n’aime rien tant que ces films-là, et si les idylles qui se nouaient à l’écran se prolongeaient dans la vie, c’était encore mieux, Tracy-Hepburn, Bogart-Bacall, ces couples-là, c’est sûr, m’ont beaucoup fait rêver. Ramon se serait gentiment moqué si je le lui avais dit. Pourtant si cet imaginaire s’ouvrait en grand, lui, Ramon, n’y était pas pour rien. Me retrouvant à proximité du cinéma, j’aurais pu laisser la mémoire seule faire son oeuvre. Mais à l’image de la Bel Air qui m’emmenait à El Capitan comme autrefois, c’était de signes tangibles, concrets dont j’avais soudain éprouvé le besoin. En descendant au basement, j’avais trouvé de vieux numéros du San Francisco Examiner, ceux que Ramon avait archivés au fil du temps, et extrait au hasard quelques exemplaires de la pile des années 1950-1955, une étiquette manuscrite figurant en haut de l’étagère l’indiquait. Si j’avais pris les numéros tout à fait au hasard, mon choix en revanche s’était porté délibérément sur ces années-là, les premières de notre mariage, les plus fastes aussi pour El Capitan qui alors affilié au réseau Fox West Coast, proposait une programmation de premier choix. Numéros d’août 1952, novembre 1953, octobre 1954. J’avais ouvert ces journaux d’instinct au milieu car c’était là dans mon souvenir que se trouvaient les programmes de cinéma. Mais je n’arrivais bien sûr jamais tout de suite sur la bonne page, mes yeux d’abord balayaient celles qui précédaient ou suivaient, sur lesquelles me frappait, je l’avais presque oublié, la vision de publicités grand format pour toutes sortes de choses – réfrigérateurs, postes de télévision, congélateurs, voitures, vêtements, accessoires, compagnies aériennes vantant leur offre sur long courrier « See Europe now ! » ou, moins loin à destination de New York, mais ce n’était pas moins excitant tant l’Est avait toujours semblé très loin jusque là – avant de se poser enfin sur la liste des cinémas. Et c’était d’abord le nombre des salles qui me frappait : une quarantaine rien qu’à San Francisco, le double si on y ajoutait les suburban theaters d’East Bay, de Marin et de Peninsula, auxquels s’ajoutaient les Drive in qu’il nous est aussi arrivé de fréquenter – je nous revois assis dans la Bel Air entourés de dizaines d’autres voitures – sans que cela nous conduise à délaisser El Capitan. Les films annoncés dans le San Francisco Examiner : Tyrone Power dans Diplomatic Courrier, Marilyn Monroe, Ginger Rogers, Fred Allen, Zsa Zsa Gabor, Paul Douglas et Mitzi Gaynor dans We’re not married, Charlton Heston et Jack Palance dans Arrowhead, Jack Webb dans Dragnet. J’ai fermé les yeux et me suis souvenue soudain qu’à la sortie de Diplomatic Courrier Ramon m’avait appris que Tyrone Power descendait d’une lignée d’hommes de théâtres anglais. C’est drôle, on tire un fil et tout vient. Il m’aura fallu deux ans pour en être capable, deux ans pour que les souvenirs que j’avais jusque là soigneusement tenus à distance ne me dévastent plus et au contraire m’apaisent et me consolent. Le cinéma El Capitan que nous avons connu a disparu depuis longtemps. À la fin des années 50, en dépit de la location de la salle un temps à une église évangélique, les difficultés financières et plusieurs cambriolages ont eu raison de lui. Au début des années 60, il a été démoli puis transformé en parking. Aujourd’hui, il n’en subsiste plus que la façade et l’enseigne. Levant les yeux vers elles depuis la Bel Air, les souvenirs sont revenus instantanément.

Peu à peu, je suis allée de plus en plus loin. J’ai voulu tout voir de cette ville que je ne connaissais plus après toutes ces années où je n’avais pour ainsi dire pas ou très peu quitté Excelsior. Et pour cause, nous y avions notre maison, nos sorties, et moi mon travail, institutrice dans l’école du quartier. Autant dire que toute ma vie était là. Et qu’à la mort de Ramon, en dépit de tout ce qui aurait dû pourtant m’encourager à sortir, rien n’avait changé. Jusqu’à ce que la Bel Air en décide autrement. J’étais d’abord restée en ville. Généralement, j’allais sur les hauteurs, contemplant la ville depuis Noe Valley, puis une fois redescendue je suivais le tracé du tramway jusqu’au Ferry Building avant de m’engouffrer dans les quartiers du centre, Chinatown, North Beach, Russian Hill. Bientôt, je m’étais enhardie, j’avais voulu aller de l’autre côté de la baie, empruntant les ponts, tantôt le Golden Gate Bridge, tantôt le Bay Bridge, me retrouvant à Sausalito et San Rafael ou à Oakland et Berkeley. Un jour enfin, et c’était dit sans doute, j’ai pris la direction de San Juan Bautista. Ce n’est pas tout prêt San Juan Bautista. Il faut compter une heure et demie par le freeway, beaucoup plus si on longe la côte par la Route One avant de prendre à l’est à hauteur de Watsonville. Comme j’avais déjà goûté aux charmes des villes côtières lors de mes précédentes excursions, j’avais pris l’échangeur qui menait au freeway sans trop me poser de questions. Une fois au milieu de la circulation, j’avais bien failli le regretter. Des voitures qui se ressemblaient toutes n’en finissaient pas de surgir et de me doubler à vive allure, leurs conducteurs, une fois à ma hauteur, me jetant souvent un regard noir se teintant d’une expression supplémentaire de réprobation lorsqu’ils découvraient mon grand âge. Parfois heureusement il s’en trouvait d’autres qui me souriaient, et cela instantanément me rassérénait, car ceux-là étaient bienveillants comme ravis de me voir au volant de la Bel Air. Au moment où j’étais partie, un épais brouillard enveloppait le sud de San Francisco. Mais à peine m’étais-je éloignée de la ville que le rideau cotonneux avait disparu d’un coup et laissé la place à un ciel radieux. Je n’aurais pas dû être surprise. Pourtant, j’avais été prise au dépourvu exactement comme un visiteur qui vient pour la première fois. C’est dire comme j’avais perdu l’habitude de sortir.

C’était jour de mariage à San Juan Bautista. Jour de mariage mexicain. Le hasard était troublant. J’avais garé la Bel Air près des anciennes écuries, où si n’est là ?, et fait à pied les quelques mètres qui me séparaient encore de l’église, croisant sur mon chemin, le long des maisons en adobes de l’ancienne Mission, quelques invités en train de discuter par petits groupes. La cérémonie n’avait pas encore commencé ou bien elle était terminée. Sur le parvis, il y avait foule, des femmes surtout, joyeuses, fières et apprêtées, les robes aux couleurs vives vibrant sous le soleil radieux, beaucoup d’enfants aussi courant dans tous les sens, délivrés de la poussette désormais vide que leurs mères continuaient à tenir d’une main. En les regardant, sans doute étais-je à la recherche déjà de visages plus anciens, tout cependant demeurait encore étrangement flou. Sur le parvis, nulle trace en revanche des mariés. J’étais entrée dans l’église. C’est là bien sûr qu’ils étaient et j’avais été frappée qu’il ait fallu ces quelques pas, ce passage du dehors au dedans – cette familiarité que m’avaient immédiatement inspirée les lieux – et que mes yeux se posent sur eux, les mariés, pour qu’enfin la mise au point soit possible. La cérémonie était terminée. Les mariés se prêtaient joyeusement au rituel de la photo. D’autres, qui comme moi peut-être n’avaient aucun lien avec la famille, pouvaient bien être là et regarder ce qui se passait, personne ne les remarquait. Beaucoup de photos avaient été prises. Le couple seul, le couple avec les parents du marié puis de la mariée, le couple avec les frères et soeurs – tous bâtis sur le même modèle les frères, des colosses -, les oncles et tantes, les cousins et cousines – l’une d’elles jeune, mais déjà consciente de ses charmes et de l’effet qu’elle produisait sur l’assistance rejoignant le groupe in extremis après une entrée très théâtrale -, le couple avec des amis, la mariée avec les demoiselles d’honneur, c’est bien simple, ça n’en finissait pas. À chaque fois les mariés souriaient comme s’il s’agissait de la première photo, mais ce n’était jamais le même sourire, ça n’avait rien de mécanique, ou plutôt l’expression était la même, mais se parait de légères nuances en fonction de ceux qui prenaient la pose à leur côté, et c’était comme la suite logique de ce qui avait précédé, quand avant même la photo, on avait vu les mariés heureux d’accueillir de nouveaux invités auprès d’eux et exprimer leur joie différemment selon qu’il s’agissait de la famille ou des amis, tantôt tout en retenue, tantôt beaucoup plus exubérants. Aucune ombre au tableau, mariage parfait avais-je pensé, et j’avais imaginé la suite, le repas, les mariés gracieux passant de table en table, la mère de la mariée veillant à l’intendance, les femmes faisant mine de se jauger, mais en réalité devenues amies en un rien de temps, les hommes, verbe haut, précis, convaincus, les enfants tenant de nouveau difficilement en place, les chants, les familles des deux côtés fraternisant.....j’avais imaginé cette suite et en même temps, comme en décalque, c’était bien sûr notre mariage que je revivais. Même lieu, même soleil radieux, mêmes hommes et femmes venus là exprès pour nous. À les voir tous si émus, à commencer par son oncle et sa tante, on aurait vraiment dit que les parents de Ramon étaient là. Et c’était tout comme en effet. Car si ni son père, ni sa mère – restés au Mexique et qu’il n’avait plus revu depuis qu’enfant il était parti habiter aux États-Unis chez son oncle – n’étaient présents, aucun membre de sa famille d’adoption en revanche ne manquait à l’appel. La femme et les enfants de son oncle bien sûr, mais aussi leurs amis, Mexicains pour la plupart arrivés en Californie dans les années quarante. Tous sans exception considéraient Ramon comme l’un des leurs. Quand je l’ai connu, j’ai d’ailleurs moi aussi immédiatement été adoptée, et pas seulement parce que j’étais sa petite amie, on m’avait prise comme j’étais. Le jour du mariage, l’affection que l’on nous portait sautait aux yeux, c’était des gestes, des regards surtout, par exemple cette petite tape dans le dos virile et paternelle qu’avait reçue Ramon de la part de son oncle juste avant de rentrer dans l’église et qu’avait accompagné un regard complice et bienveillant dans ma direction ou bien l’attention que m’avait prodiguée la tante de Ramon et d’une façon générale toutes les femmes qui se trouvaient là. Ces marques d’affection, elles me les auraient témoignées quoiqu’il arrive, je n’en doutais pas, n’empêche, elles avaient valeur de symbole dans les circonstances particulières de ce jour-là. C’était bien d’une seconde famille dont j’avais en effet moi aussi éperdument besoin quand la mienne, opposée à ce mariage, avait choisi de ne pas venir. C’est que dans la petite bourgeoisie dont j’étais issue, c’était plutôt mal vu de fréquenter un Mexicain, qui plus est un Mexicain qui n’avait pas fait d’études. Au début, mes parents avaient fait des efforts et réussi, sans doute parce qu’ils pensaient que l’histoire ne durerait pas, à tolérer Ramon, mais quand nous avions annoncé que nous allions nous marier, ils avaient soudain tombé le masque, c’était trop, beaucoup plus qu’ils n’en pouvaient supporter, ils m’avaient prise à part essayant de me raisonner, de me dissuader de commettre cette folie. Moi qui avais brillamment réussi mon concours d’institutrice, qu’allais-je donc faire avec un homme comme Ramon ? Comme ils répugnaient à dire ouvertement ce qu’ils pensaient, ils usaient de grossiers artifices de langage qui ne faisaient que rendre plus pathétique la situation. Et invariablement à la fin, ils devenaient fous furieux de me voir si calme et résolue en face d’eux. Car j’avais décidé de ne pas leur tenir tête, je savais très bien que cela n’aurait servi qu’à aggraver encore davantage les choses. Je les laissais parler, mais j’enregistrais tout soudain consciente que nous ne vivions plus dans le même monde. Au bout d’un moment, je montais dans ma chambre où là seulement je m’effondrais. Un point de non-retour avait été atteint le jour où je leur avais tendu le faire part de mariage. Nous avions emménagé dans la foulée à Excelsior.

Le jour du mariage, le seul à prendre des photos fut le photographe professionnel ami de la famille de Ramon contacté pour l’occasion. Après la cérémonie, il nous avait fait poser devant l’église seuls ou entourés de la famille de Ramon. J’ai par la suite souvent regardé cette série de photos, scrutant l’expression sur le visage de Ramon, le mien et ceux de toutes les personnes qui étaient avec nous ce jour-là. Les pensées, les impressions qui me venaient associaient dans un même élan la fixité de l’instant et le mouvement de la vie, ce que nous étions tous devenus par la suite. J’ai souvent regardé ces photos donc, mais pour une autre raison aussi, parce que dans la chronologie de ce jour-là, elles précèdent un moment qu’aucune image étrangement n’est venue enregistrer, mais dont le souvenir est resté particulièrement vif. Alors que d’un signe le photographe nous avait fait comprendre que la séance était terminée, Ramon m’avait en effet pris la main et entraînée sur la place que nous avions traversée en courant presque, et la famille de Ramon qui nous suivait aussi. C’était gai, un peu fou, certains s’exclamaient « mais que fait-il, que fait-il ? ». Notre course s’était interrompue à proximité des écuries, là où autrefois s’arrêtaient les diligences qui empruntaient le Camino Real. La Bel Air était garée là. Fièrement, Ramon avait lancé « elle est à nous » et c’était bien plus à l’assistance plutôt qu’à moi qu’il s’adressait, car moi, il le savait, j’avais immédiatement compris. Je la connaissais cette voiture, c’était le modèle d’exposition présenté dans le garage de son oncle en 1950. Elle n’avait d’ailleurs à ce moment-là encore aucun nom, ce n’est qu’en 1953 que la gamme des Chevrolet Bel Air est officiellement née. Quand nous rendions visite à l’oncle de Ramon, plusieurs fois j’avais dit, mais comme cela en passant, que cette voiture me plaisait et que je nous voyais bien sillonner les routes de Californie au volant de la Bel Air. Au moment où elle avait été remplacée dans le garage par un autre modèle, j’avais supposé que l’oncle l’avait vendue ou alors gardé pour son usage propre. Mais non, elle était là devant moi, le jour de notre mariage. L’oncle avait forcément fait un prix à Ramon, mais il ne l’avait certainement pas eue non plus pour une bouchée de pain cette voiture. J’avais pensé, émue, à tous ces mois où, dollar après dollar, Ramon avait économisé sans que je n’en sache rien. Ensuite, c’est peu dire que la Bel Air a roulé et que nous avons été heureux sur les routes de Californie.

J’ai encore continué quelque temps à faire mes petits tours. Mais, comme si San Juan Bautista en avait été la quête ultime, le coeur n’y était plus. Et un matin, après avoir écouté une émission à la radio, j’ai pris ma décision. Il y était question de ces personnes âgées qui continuent à conduire en dépit des risques avérés ou supposés qu’elles font courir aux autres automobilistes en raison précisément de leur grand âge, de ce que cela signifie pour elles de pouvoir encore aller et venir librement, mais aussi du moment où à la demande de leur famille ou de leur entourage le plus souvent, elles doivent y renoncer. Autant dire que je m’étais sentie concernée. J’avais réalisé que je n’avais pas le moins du monde envie que mes voisins décident à ma place car un jour forcément, même usant de toutes les précautions oratoires possibles et inimaginables, ils y seraient contraints. Je voulais moi-même en décider. Le moment n’était-il pas venu, n’avais-je pas fait ce que je voulais ? Le temps que j’essuie mes larmes, la Bel Air n’avait plus roulé. Puis sur le tard, elle était devenue ma voiture, j’avais pu de nouveau avec elle parcourir les lieux de mon histoire.

Les choses n’avaient pas traîné, moins de trois jours donc. Il était bien propre sur lui ce jeune dont au départ je n’avais vu que la silhouette floutée à travers la vitre semi-opaque de la porte d’entrée. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à ce style depuis que ma voisine m’avait dit que ceux qui achetaient et restauraient des vieilles voitures étaient plutôt du genre baroudeur, elle en voyait régulièrement à Oakland où le parking devant un vieux dîner leur servait de lieu de rassemblement. Bien propre et bien poli aussi. Quand je lui avais demandé pourquoi il achetait cette voiture, il m’avait répondu qu’il se mariait et que le jour de la cérémonie, ils auraient sûrement fière allure lui et sa jeune épouse dans la Bel Air avec à l’arrière la plaque « Just married ».



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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 septembre 2013.
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