Juliette Derimay | Les feux rouges

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L’AUTEUR

Juliette Derimay, est née dans le Nord en 1970 avant d’aller vivre avec ses parents en Algérie, étudier à Nancy, commencer à exercer en tant que professeure de mathématiques dans les Vosges puis à Dunkerque et de partir s’installer en Allemagne pour une douzaine d’années.

Actuellement, elle vit, lit et écrit tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie, y travaille également dans un labo photo de tirages d’art et en profite pour construire doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres.

Son premier livre, Voyage en Irréel, paru en 2021 a été écrit avec le photographe Nicolas Orillard-Demaire.

Son site : Les Enlivreurs.

LE TEXTE

De rouge à route, il n’y a qu’une lettre, le temps d’une réflexion de feu rouge. Un bon début. Avec la route, la graine à faire germer, était choisie, restait à trouver où la semer. Habitant en Savoie, je l’aie déposée au bord d’une route de montagne. Ma route ou plus sûrement celle de Blaise, personnage central du chantier en cours. Blaise part en road trip de l’Espagne en Écosse après la perte de sa main droite, dans l’espoir d’apprivoiser, un peu, sa nouvelle vie de manchot. Souvent il pense à Jeanne, restée dans les montagnes, dans sa maison à côté du noyer.

 

Juliette Derimay | Les feux rouges


Une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesses, les yeux perdus loin de ce qu’ils regardent. Le feu est rouge. Bientôt vert. Rouge et vert, couleurs complémentaires. Au sol les nuances se dispersent dans le clinquant humide du goudron, les phares font briller la rue vide devant elle, un bout de pointillés blancs, un angle de trottoir et une sensation de ville, parce qu’elle sait que la ville est là, à cause de la rue, des hauts murs des immeubles, des devantures éteintes. Inertes. Portes closes, volets clos, vies encloses. Vide et silence. Dans la voiture, l’odeur de ses vêtements mouillés, le bruit du moteur au ralenti. Elle n’a pas mis la radio ni la musique, rien pour guider ses pensées, elle préfère les laisser apparaître comme elles veulent, aller où elles veulent, par le chemin qu’elles veulent, entre les gouttes ou avec elles. C’est le dernier feu rouge, bientôt la fin de la ville, de ces lampadaires qui brûlent pour personne à cette heure-ci du matin. Bientôt, plus d’autres lumières que celles de la nuit. Aucun feu rouge là où elle va. Aucun feu rouge dans toute la vallée. Quelques ronds-points qui sentent fort la subvention et c’est tout pour le moderne de la circulation. Après ce dernier feu rouge, encore une poignée de lampadaires et bientôt ne resteront plus que les phares pour faire exister un instant le sombre du bitume et les panneaux réfléchissants. Les panneaux en émail à l’entrée des hameaux, eux, ne réfléchissent pas, ils s’écaillent lentement en plaies noires, lettres blanches sur fond bleu, plus haut dans la montagne. Après ce dernier feu rouge, encore une route bien lisse, sans trous et sans crevasses, pimpante sous ses bandes blanches. Mais déjà les bas-côtés reparlent du vivant. Feuilles mortes, terre, herbes jaunies et raplaties par la neige, boue venue avec la pluie, et la silhouette sombre de quelques troncs, sévères et glabres, pour remplacer les murs d’immeubles et les vitrines. Quelques minutes plus loin, un asphalte plus clair, plus rustique, avec des franges aux ourlets et des accrocs dans la veste. Sans bandes blanches, même pas une au milieu. Pas une route du soir, plutôt une salopette, une route de travail. Parfois des renfoncements de bas-côtés plats pour qu’on puisse s’y glisser et croiser celui d’en face malgré l’étroitesse du ruban. Le temps d’un geste, d’un mot ou d’une longue conversation vitre baissée. Partout ailleurs, le bas-côté du côté amont est une profonde rigole, un canal, une goulotte, ici on dit cunette. Pour l’eau des averses et de la neige qui fond, l’eau qui dégringole et rugit pour fêter grosse pluie, orage d’été ou flotte têtue de plusieurs jours. Les cunettes récupèrent ce que la route rejette. La semaine dernière, un cadavre de blaireau imprudent, il avait dû se retourner dans sa course pour voir si la voiture le poursuivait encore, comme le font toujours les blaireaux. Odeur rouge du sang et odeur lourde de la mort, odeurs complémentaires. Mais les cunettes récupèrent surtout ce que la pente rejette. Feuilles mortes d’automne, branches cassées, pierres et parfois déchets de livreurs ou de touristes indélicats. Les gens d’ici ne jettent pas, ils ramassent, maintenant que la modernité a amené les poubelles. Ils ont la fierté du chez eux. Avant, ils ont beaucoup brûlé, enterré et jeté. Jeté chez le voisin. Casseroles cabossées, vieilles roues de motos, tuyaux percés, rouleaux de fil de fer, semelles de godasses et bouteilles vides marquent les limites de propriétés mieux que les bornes des géomètres. Il suffit de gratter sur quelques centimètres ou de tirer sur ce qui dépasse à la fin de l’hiver, tant que l’herbe n’y est pas. Cette herbe intrépide qui grignote maintenant le domaine des voitures, elle qui s’est installée jusqu’au milieu du chemin. Plus de goudron, plus d’asphalte, plus de bitume, plus de gris. Les pneus font un bruit différent, ils chassent des petits gravillons et des bouts de branches, ils plotchent dans les flaques, grattent par endroits quand le moteur s’insurge contre la pente et grogne. Le pâle brun tacheté de la terre compactée est piqueté de cailloux, parfois de pierres raclées en hiver par le chasse-neige. Deux lignes parallèles, espacées comme ses roues. Sur les côtés les herbes jaunies sont les restes des audacieuses qui ont voulu s’aventurer trop près et se sont fait rouler sur les doigts tout au long de l’automne. Bientôt la fin de la première montée, le virage serré au coin du noyer qu’il faut savoir négocier en douceur, sans faire voler les cailloux, sans creuser une rigole que l’eau ruisselante s’empressera de détourner en ravine. Rares sont ceux dont la conduite sait prendre soin du chemin comme elle le fait cette nuit, elle qui sait sans la voir la présence rassurante des cassis endormis pour l’hiver. Marche arrière sur le replat où elle coupe le moteur et les phares, comme d’habitude. Pas de lumière mais ses pieds savent, et les nuages complètent. En passant, ramasser sous le balcon quelques bûches pour le feu. Lorsque la lumière se lèvera tout à l’heure après quelques maigres heures roulée en boule immobile sous la couette, elle pourra tendre les mains vers le chaud qui craque et crépite, vers le jaune, l’orange et le rouge. Le rouge de la chaleur du feu. Elle aura au moins cette chaleur-là. Chaleur du feu, chaleur humaine, chaleurs hier encore complémentaires. Aujourd’hui elle est seule. Aujourd’hui l’absence a remplacé sa présence, la chaleur de son bras autour de ses épaules, la chaleur de ses mains, le rouge de ses joues sous la sueur, la chaleur de son sourire. Aujourd’hui elle a froid. Aujourd’hui elle n’a plus que l’image persistante et glacée, dans le virage du noyer, de deux feux rouges qui se délavent dans la nuit, qui repartent vers la ville.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 octobre 2022.
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