entretien | Christine Jeanney, un orgueil a usage interne

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Christine Jeanney | un orgueil à usage interne


Le premier texte que j’ai lu de toi, si je me souviens bien, était un texte à forte teneur autobiographique, Signes cliniques, relation au corps et l’accompagnement dans la maladie, une sorte de basculement. Tu peux reprendre les étapes qui ont été les tiennes dans l’écriture, et qui tu étais quand ce premier texte est né ?

En fait, je crois que ça remonte un peu plus loin, je t’avais envoyé pour publie.net Voir B. et autour (l’histoire d’un peintre, la création, l’instant, la mémoire, ce genre de questions), mais c’est vrai que Signes cliniques est mon premier vrai texte, dans le sens où j’y suis sans maquillage, parce que je laisse de côté la fiction, et que depuis je n’y suis pas revenue. Dans Signes cliniques, je tentais de trouver un mot qui n’existe pas. En inuit, on dit iktsuarpok pour décrire l’attente, la hâte de vivre un événement heureux, lorsqu’on vérifie toutes les deux secondes à la fenêtre que quelqu’un qu’on aime va arriver par exemple, sauf que là ce n’était pas une attente joyeuse mais un moment de délitement du temps, élongation, rétrécissement, la veille d’une opération dans une chambre d’hôpital, quand ce qu’on voit, mange, respire, n’a pas le goût habituel, parce que demain n’aura pas la texture habituelle, on sera endormie, tailladée, réparée, mortelle, vivante. C’est un pli dans le tissu qu’on ne peut pas repasser, et on n’a pas d’autres vêtements, c’est ça ce que je voulais raconter, sans pathos, une sorte d’état des lieux qui aide à préparer la suite, et en faisant cela j’avais l’idée sans doute assez enfantine de préparer une suite pour d’autres, de leur dire voilà, le chemin ressemble à ça, il est très étrange et absurde c’est vrai, mais on peut le prendre, ne vous inquiétez pas, et je me le disais en même temps à moi-même bien sûr.

Tu as décidé vers cette époque de laisser tomber ton travail d’enseignante pour t’immerger complètement dans l’écriture. Quelles étaient tes perspectives et projets à ce moment-là ?

J’ai travaillé plus de vingt ans comme instit, et puis il y a eu burn-out. C’était physique, mais aussi moral, dans le sens où ce que je me voyais en train de faire dans mon travail avec les enfants ne l’était plus, moral — la pression institutionnelle, le langage utilisé comme instrument pour trier, les croix à cocher, etc. Ensuite, j’ai eu du temps pour moi et, comme j’ai toujours été fascinée par la fabrique de ce qui n’existait pas auparavant, à partir du mince, du négligeable, un fil, un papier, une ligne de couleur, un mot (en astrophysique, on regarde les astres dans l’espace en se demandant « pourquoi y-a-t’il quelque chose plutôt que rien ? »), j’ai commencé à écrire parce que ça nécessitait peu de moyens et peu d’espace matériel. J’ai fait avec ce que j’avais sous la main, un ordinateur avec un traitement de texte et une connexion internet.

Les plateformes de blog sont nées dans cette période et tu t’y es impliquée aussitôt. Puis tu as rassemblé tes publications numériques dans un site dédié, « tentatives » (avec S majuscule : TentativeS) qui très vite a sédimenté plusieurs chantiers. Les rubriques en sont restées stables, avec des chantiers longs qui se prolongent, comme la traduction commentée des Vagues de Virginia Woolf, mais la part vouée aux publications quotidiennes a progressivement migré vers une démarche progressivement plus arts visuels, ou images de ce que tu développes de façon plastique sur des supports non numériques, collages, textiles... tu peux revenir sur ce qui a bifurqué là, et comment s’est développée cette démarche plastique — c’est encore de l’écriture, pour toi ?

Je crois que je suis très soumise à mes conditions de vie. Peut-être qu’en vieillissant, j’ai compris aussi que le « pourquoi y-a-t’il quelque chose plutôt que rien » est un peu faussé, car il n’y a jamais rien, on ne part jamais du vide dit Deleuze, il y a toujours un réaménagement de ce qui existe déjà. Et pour moi, agencer les fragments d’un matériel disponible, que cela passe par une succession d’images pour une vidéo, ou par une succession de formes, de couleurs, de textures, de phrases, en partant d’un point initial pour en arriver au moment où on peut se dire « c’est fini », c’est une sorte d’écriture, parce qu’il y a mouvement linéaire, plus ou moins fluide, mais linéaire, une suite de gestes à accomplir, un enchaînement.

Très concrètement, je constate que lorsque je vais très bien j’écris, que lorsque je suis un peu plus tourmentée je traduis, et quand je me débats sans trouver d’issues je peins ou je colle ou je découpe ou je tisse (et je ne fais rien du tout quand ça ne va pas, on pourrait dire que créer est mon baromètre, c’est ce qui explique qu’il y a des phases d’activités quotidiennes sur mon site suivies de grandes périodes creuses, et inversement). Je ne provoque rien, j’attends l’évidence de quelque chose qui doit arriver, le moment où ça ne peut pas être évité.

Tu n’as jamais cessé de tenter des expériences collaboratives, une des dernières en date avec Philippe Aigrain, mais ton implication dans publie.net date de bien avant Philippe d’ailleurs. Par exemple avec le site Maisons témoin, écriture collaborative mais spatialisée, tu peux parler de ce que représente pour toi ce volet de ton travail.

J’ai toujours aimé travailler avec les autres, et j’aime particulièrement les duos, que ce soit en fabriquant les images numériques des Versées de Philippe Aigrain ou, toujours avec lui, en créant le texte Enfance / Adage sur le nom de Ravel, ou bien en faisant des leporellos, Los Lepos, avec Corinne Lovera Vitali, ou encore le texte rataboumboum la suite a six minutes avec Maryse Hache (qui parlait de « rebonds, d’entrelacis » pour décrire notre fonctionnement). À chaque fois, il s’agit de prendre appui sur l’autre et d’avancer, bras dessus bras dessous. Ne pas rester cantonnée à sa voix/voie seule modifie l’espace mis en commun, l’autre va perturber ce qu’on pourrait anticiper, les équilibres, les rythmes bougent, c’est vivant.

Avec le site de la maison[s]témoin, j’avais envie d’un collectif plus large, informel, dans un lieu ancré, ouvert, pluriel, avec ce mot, « témoin » (qu’est-ce qui se passe tout autour nous maintenant et quoi en faire). Le facteur temps n’a pas de prise sur le site, le rythme de publication est anarchique, et s’il vit en ce moment c’est surtout grâce à Pierre Cohen Hadria, à ses textes/écrans cinématographiques aux effets miroir.

Ton travail publié, par exemple ton Yoko Ono dans le texte chez publie.net, ou bien cet incroyable titre « MÜNRI (Méthode Üniverselle pour Ne Rien Inventer) — livre manifeste cartes postales découpable » chez Abrüpt s’affirment d’emblée comme laboratoires. C’est une démarque tu assumes ? Qui relève d’une avant-garde ? Ils s’inscrivent dans d’autres champs de dialogues, une communauté d’auteurs hors milieu traditionnel du livre ?

L’idée pour moi ce n’est pas tant le laboratoire ou l’avant-gardisme que la question de la respiration, du carcan, de ce que je m’autorise à faire en tant que fille de prolos et autodidacte, et de si je peux me débarrasser du vieux prof réactionnaire judgemental qui campe dans ma tête. C’est aussi la question du pouvoir, de qui l’exerce, et sur qui. Productivité, efficacité, catégories — à qui sont-elles utiles et pourquoi, ce que questionne entre autres Virginia Woolf en écrivant des livres qui ne sont ni des récits ni des romans ni des poèmes ni des essais mais tout cela pris dans une même trame.
Et puis j’ai été très bousculée par le texte de Kenneth Goldsmith que tu as traduit en français, L’Écriture sans écriture. Ce livre m’a ouvert tout un pan d’action, action au sens premier, il suffit de regarder différemment, de se pencher sur les mots qui existent déjà, et d’un seul coup il y a là de quoi décoder, de quoi tresser, fabriquer, de quoi se mettre en colère aussi. Dans Pénitence des pauvres d’esprit, j’ai inséré des petites annonces d’agences immobilières dites de prestige (hôtels particuliers à vendre, yachts pourvus d’héliports, de salles de basket et de piscine à effet marées). Il n’y a pas besoin d’inventer ni de caricaturer, ces descriptions sont violentes naturellement, à l’air libre.

Hors cette suppression de frontière de plus en plus délibérée avec le monde des arts plastiques, le son reste bien présent dans ton travail, mais la photographie ou la vidéo bien moins : c’est quelque chose qui s’est imposé progressivement ? Qui te permet d’envisager quoi à terme ? Je relierai cela aussi à la rareté de ces interventions de terrain, comme ce que tu as construit avec l’IMEC : tu peux revenir sur cette expérience ?

J’ai beaucoup aimé dans le cadre de la résidence à l’Imec proposer à des groupes scolaires des activités où la langue n’est pas coincée dans sa fonction de tri social (c’est ce que j’ai préféré, voir un gamin lire le poème qu’il a fabriqué grâce à Breton, Desnos, Tzara, sa fierté neuve alors que je sens bien qu’il a une mauvaise opinion — scolaire — de lui-même). Au fond, il y a toujours en moi la question de la légitimité, de quoi est-on capable et qu’est-ce qu’on nous accorde comme confiance pour aller là où on n’avait pas idée.

Pour insister dans ce dépli, où la fonction de publication du numérique reste essentielle, mais où la conception matérielle de l’objet est indissociable de la langue, tu as eu une période « petits manifestes pauvres », cette contrainte esthétique où les mots « pauvre » et « petit » enserrent l’abrupt du « manifeste », c’est une racine esthétique comme elle a pu l’être dans l’arte povera ?

C’est un choix intellectuel, l’intérêt au petit, au négligeable, une sorte de volonté de réparer l’injustice, de contrer le mépris, mais c’est très lié au corps quotidien, au matériel. Par exemple, je n’ai pas le lieu « à soi » de Woolf, j’écris ou je fabrique mes choses dans un coin du salon sur une petite table de travail. Et je n’ai pas d’horaires non plus. J’ai bien essayé le bureau fermé, ou l’ordinateur dans un endroit public à la Nathalie Sarraute, mais ça ne marche pas, si je m’installe dans un lieu à moi avec du temps à moi je ne trouve que du vide. Par contre, au milieu des gestes de la vie, les choses arrivent, donc je fais « en même temps que » (le reste). Et c’est sans doute pour ça que j’utilise peu la photo ou la vidéo qui sont plus exigeantes à mettre en place.

Tu peux nous décrire une journée ordinaire de travail de l’autrice Christine Jeanney ?

Je n’ai pas de journées type, parce que je redémarre toujours de zéro. Il y a un passage de Christine Veschambre dans Écrire, Un caractère, qui décrit exactement ce que je pense : Écrire ne peut prévoir : il est tout le temps au présent. C’est pourquoi ce qu’il a déjà fait n’existe plus pour lui. Écrire n’a jamais rien fait. Ne connaît pas le livre achevé. Écrire n’habite plus dans ce qui est écrit.

C’est ce qui se passe pour moi. Écrire décide tout seul, et je m’aligne, je n’ai pas de règles.
En écrivant Oblique, j’avais besoin de musique classique continuellement. Je ne choisissais pas la programmation, je laissais courir Mezzo et Brava, et par moment la musique a porté ce que j’écrivais, exactement comme en voiture une chanson à la radio colle par hasard parfaitement au paysage et fait cinéma.

Pour Yoko Ono dans le texte, j’avais au contraire besoin de silence, et je n’ai pas écrit avant d’avoir avalé des kilomètres de films, documentaires, comptes rendus d’expositions, articles de la presse people ou de magazines d’art, photos, témoignages, etc.

Pour Signes cliniques j’étais concentrée, comme prise dans une sorte de gestation, mais aussi déterminée à vouloir sortir d’un état de demi-sommeil, les moments d’écriture arrivaient n’importe quand.

J’ai écrit La Nuit de Rachel Cooper dans l’ordre de sa lecture, en temps réel, c’est-à-dire en même temps que mes recherches sur ce texte, et quand je n’écrivais pas je regardais le film La Nuit du chasseur par chapitres, eux désordonnés. J’ai aussi écrit beaucoup de passages de ce livre la nuit, ce qui ne m’arrive pas souvent.

L’écriture de Lotus seven était très douloureuse, et je pense que c’est à cause de ça que j’ai choisi de suivre une contrainte oulipienne dure, et ainsi, en focalisant sur le nombre de caractères par paragraphe, j’oubliais d’avoir peur et je pense avoir eu un peu moins mal.

J’ai écrit Ici même en crypté dans les jardins de l’Imec et dans sa bibliothèque. Entre chaque temps d’écriture, je partais dans les étages emprunter des revues de poésie que je lisais sur place.
J’ai écrit une grande partie de mes Petites cosmogonies dehors. Je partais marcher, je choisissais un banc, j’écrivais dans un carnet.

Pour la traduction, pas de règles non plus. J’ai traduit Le Portrait de Dorian Gray en continu, parfois dix heures par jour, je ne pouvais pas quitter le texte. Pour les nouvelles de Woolf qui se trouvent dans Des fantômes sous les arbres, je travaillais par salves. Et pour Les Vagues, c’est plutôt façon Pénélope, j’avance paragraphe par paragraphe en laissant de grands moments de ressac, je défais le lendemain ce que j’ai traduit la veille (je pense que mon inconscient ne veut pas que je finisse).

Ces derniers temps, j’écris en position d’écoute : c’est un procédé que j’ai utilisé la première fois avec La Langue de la girafe (suite à la lecture de L’Écriture sans écriture). Je décide d’un temps dédié où je commence à noter toutes les phrases entendues, radio, télé, sur des chaînes que je n’écouterais jamais d’habitude. Quand j’ai collecté assez de matière, j’agence, je réagence, je taille, je reprends, je fais les ourlets. Selon le degré de modifications que je m’autorise, ça donne les épisodes de Sismo-paragraphes sur remuenet, ou les lycopodes sur mon site. C’est une façon d’écrire complètement étonnante, je ne sais jamais quel mot va suivre le précédent. Et en même temps, c’est moi, c’est bien à moi, puisque c’est moi qui choisis de noter telle ou telle phrase, de réagencer de telle ou telle façon. Ça correspond bien à l’idée de Münri, « une méthode pour ne rien inventer ».

D’autres fois je ne contrôle pas grand-chose et je pose le résultat entre des collages ou des morceaux de cartons peints dans ma revue Et soudain. J’aime ce qui se passe à ce moment-là, sortir de la publication sur site avec une liste de diffusion, des envois par mails, adressés à.

Quatorze ans de site Internet avec activité constante et plurielle de publication, c’est une œuvre ?
Non, c’est du travail de tâcheronne. Je ne dis pas ça par modestie, j’aime les mots du travail et j’ai, comme dirait Antoine Emaz, « un orgueil à usage interne » bien développé.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 avril 2023.
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