sur Peggy Viallat-Langlois | François Bon, main armée de couteau

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Parce que souvent je l’avais vue en photo : une main peignant avec couteau (et lorsqu’il s’agit de papier et non de toile, d’un « pinceau-sabre »). C’est une des premières questions que je lui ai posées, d’où il venait, ce couteau. Et réponse immédiate : acheté sur une brocante, donc lesté de son propre passé secret, inconnu, mais le même depuis 2001. Elle n’est pas la première, ni la seule : autrefois on disait plutôt truelle à peindre, et Titien la pratiquait déjà, Courbet lui a donné ses lettres de noblesse, et j’aime cette remarque un peu étrange que des Rembrandt ou des Franz Hals y sont passés plutôt à la fin de leur vie. La truelle pour son bord flexible, et ce couteau de ménage, avec sa large lame et son manche ouvragé à l’ancienne, qu’avoue-t-il de l’attaque des matières, de leur mélange sur la planche palette, de leur dépôt et de l’épaisseur fouaillée sur la toile ?

Et si tout commençait au visage ? Bien avant d’échanger avec elle, je connaissais son visage, objet récurrent de ses toiles, mais dans cette distorsion, cette affirmation de présence. Là encore, l’autoportrait de Courbet : fantasme ou matière de peindre avant d’être l’affirmation de soi comme image. Ou le lent vieillissement progressivement plus fantasque de la cinquantaine d’autoportraits connus de Rembrandt. Ou les distorsions d’après Photomaton de Francis Bacon. Mais si c’était à considérer d’abord comme une sorte de dramaturgie : et si c’était la toile, dans l’autoportrait, qui vous traversait pour rejoindre ce qui vous hante ? À preuve les images où elle figure elle-même devant ces toiles qui la montrent : fiction d’elle-même, dispositif qui nous contraint à la position de spectateur à égalité de la peintre, nous contraint à la toile autoportrait non pas comme fidélité d’une représentation mais sa mise en théâtre, sa dramaturgie. Et qu’on vienne se placer nous-mêmes dans la position de spectatrice où elle était — mais qui nous donnait, plus que l’échelle, l’excès de la taille, le débord du regard — et plus de point d’origine possible pour le regard, comme si chaque point de la toile supposait un point précis pour le regard. La distorsion du visage alors non pas quelque chose qui appartienne à ce visage ou les archétypes qu’il emploie (ce que regarde ce visage, ce qu’appellent ou crient les lèvres), mais la mise en cause même du comment voir, et comme alors on plonge jusqu’aux ombres tues de soi-même (elle dit ne pas s’appuyer sur une seule photographie pour ces autoportraits, mais d’en scotcher plusieurs sur le bord de la toile) ? Un dispositif corps fait pour ouvrir à la matière-monde, là où le désarroi et la force résistive du monde, là où il nous empoigne et où nous nous accrochons de toute notre peau et muscles à l’aventure tempétueuse où il nous emporte comme sans issue, passe par ce visage comme surgi à nous de trop près, sans aucune rétention de la chair ni de la présence, de la même façon qu’on se débat dans un rêve : il n’y a pas chez elle de peinture sage.

Et si tout commence ainsi par la répétition du visage (ce que la toile voit de la peintre ?), quels visages tourbillonnent pour chacun de nous dans le dedans de la peau lorsqu’on place ses mains sur son propre visage, quelle foule on appelle en nous-mêmes pour résister à cette foule qui vient lorsqu’elle nous fait traverser le sien ? Demandez-lui pourquoi des boxeurs, et le visage tuméfié, le cerveau égaré, les coups jusque dans la désaffection des yeux, et elle vous répondra laconiquement : « Cerdan et une nouvelle de Jack London (Le steak) ». Et donc on comprend que corps, lutte, coups, affront de soi-même par l’égalité à l’autre dans le combat, ne tiennent probablement pas à la nature du sujet — ses boxeurs — mais à l’aventure de la peinture même, et que toutes ces harmoniques, la figure littéraire que représente Jack London, mort si jeune au terme d’une œuvre aussi proliférante et liée à l’aventure dans le monde, ou Piaf dans Cerdan — tiens, mort presque au même âge dans un accident d’avion — mais Cerdan immergé dans l’aventure photographique, la profusion des images et en quoi cette profusion, disant les gestes archétypes, disant le visage iconique, ne rapproche pas du boxeur dans sa solitude et sa terreur, à elle on ne demandera pas de s’expliquer plus.

Comme s’il avait fallu la cabosse boxeurs pour aborder le visage d’autant plus digne qu’il subit très lourd, cette suite de femmes militantes, celles qui donnent sens aux combats d’aujourd’hui et comment ça vous traverse. Héritage à construire en amplifiant, détournant une représentation codée, écrasée par le fait même que ces femmes témoignent de luttes reléguées par le récit dominant — ainsi Kathleen Kleever (née 1945), Dolores Huerta (née 1930), Lee Miller (1907-1977), Angela Davis (qu’elle dit « avec trop de lumière qui accroche ») ou le nom même de Ruth Bader Ginzburg, et la galerie n’est pas close. Le geste répété, à force de la série, et des séries dans la série, des études successives, des archives qu’elles appellent, de dire l’autre, voire multiplier l’autre parce qu’une chose échappe faute de pouvoir empoigner à chair nue celle vers qui on va, le dessin d’après archive qui lutte contre ces codes hérités, assumés ou pas par le modèle, quand bien même pour nous ce sont autant de parcelles d’une seule vérité, dans la répétition même — devient réflexion démultipliée de soi-même dans le monde, notre part chacune et chacun de responsabilité individuelle, comment prendre avec les dents (mais l’action, les paroles, les images) notre part dans cette instance permanente du combat de vivre et sa dignité à construire, la part de chamboulement qu’on prend sur ses propres épaules et ce que cela veut dire quand on n’a que cela pour soi : le temps ouvert devant la toile, les couleurs, et la main armée de son couteau.

Est-ce qu’il s’agit de choix ? Pas à ce niveau-là. Acceptation ? D’autres diraient obsession, mais c’est qu’ils parlent du dehors. La toile, parce qu’on l’affronte au quotidien et que c’est soi d’abord qu’on traverse pour rejoindre les rives plus hostiles ou âpres, c’est ce par quoi Montaigne introduit sa démarche : je suis moy-mesme la matiere de mon livre. La main armée de couteau cherche obstinément en quoi le corps traversé réouvre le monde. Elle convoque, c’est une tête de mort, ce sont des chiens, ce sont des enfants. Mais c’est le même mouvement d’attraper, de s’y fondre et puis jeter. Une obstination à conquérir dans la même vitesse ce qui n’a pas été trouvé, et si c’est trouvé on glisse à autre exercice : il suffit de recommencer à se peindre soi-même, le faire en plus grand, changer constamment d’échelle, oser affronter le plus grand que soi.

C’est ce geste qui m’interroge, et sur quoi il ouvre. Je vois ses têtes de mort, je pense à un vers d’Agrippa d’Aubigné : Le lieu de mon repos est une chambre peinte / De mil os blanchissans et de testes de morts, et voilà qu’une tête de mort brodée m’arrive au courrier. Cette violence même et la grandeur d’ouverture du XVIe dans ses guerres et le bouleversement de ce qu’on comprend du monde lui convenant certainement plus que toute autre époque pour dire la densité qui ici se délivre, les contrastes, la chair, le danger et le cri, le déni ou la rage, la provoc même. Ce qu’il y a de si ancien dans ce qu’elle convoque et rejoue, le moderne une grimace de fer, un rire ou une danse.
Ainsi les chiens. L’animalité à conquérir en soi-même qui nous pousse à constante quête dans l’animal même. Les chiens que je porte en littérature, dans le ravin du consul de Malcolm Lowry, aux bêtes étranges hurlant dans les contes fantastiques, à ceux qui se battent dans Koltès, sont souvent métaphore de l’ordure, du cadavre qu’on s’arrache. Ses chiens à elle sont comme civilisés, ou atrophiés par leur contact avec l’utilisation de loisir qu’en fait une société malade : ils n’ont peut-être même pas l’animalité des boxeurs.

Et les enfants, tout aussi obsessifs, et semble-t-il depuis un nombre bien moindre de modèles, mais elle sait les nommer, elle les accompagne, l’expérience justement de comment ne pas tricher, de comment respecter au plus près l’être en devenir, contraindre la peinture à se retenir ?
Mais la galaxie qu’elle dresse assemble toutes ces composantes, que seul son visage rassemble, ce que voit de sa peinture le visage qu’obsessivement elle peint, et dans ces composantes la peinture même. Ainsi le rôle que tient là Francis Bacon.

Probablement qu’elle répondrait : Bacon et les autres. Elle répondrait que l’histoire de l’art ne se divise pas, et que Germaine Richier pourrait probablement se joindre à cette assemblée des femmes (ou de leurs regards) qui forme le cœur neuf de cette exposition. Mais Bacon travaillait aussi sur son propre visage (« la chair sans les os » dit Gilles Deleuze à son propos), Bacon a inauguré aussi l’usage du Photomaton, ces photographies codées et quasi muettes, comme point de départ de sa traversée vers les ombres, mais lorsqu’elle reprend à son compte ce que Bacon hachure, distord, déstructure du portrait d’Innocent X par Velasquez, est-ce que son défi n’est pas dans le fait que, de 1958 à 1961, Bacon produira quarante-cinq variations de cette toile, introduction définitive — non pas du temps — mais du geste récurrent dans la peinture, et l’inabouti de ce qu’elle désigne, à ne jamais pouvoir posséder son modèle (le thème déjà présent dans Le chef d’œuvre inconnu de Balzac), l’écosystème de toutes les tentatives est aussi l’œuvre elle-même, autant que la somme des réalisations prises l’une séparément des autres ?

Pour qui écrit, les peintres sont l’école première du regard. On y revient comme à une leçon. Une activité mentale dans l’affinité même d’écrire. On a besoin essentiel de ce compagnonnage. Parfois élagué jusqu’à l’abstrait, parfois armé de tout un grouillement. Mais, danse ce qui me lie à la peinture de Peggy Viallat-Langlois, peindre ne se dissocierait pas de son expérience même : c’est le dispositif de se montrer soi avec ce qu’on peint, mais c’est la bagarre matière elle-même. Le peindre au couteau implique un voir au couteau. Tenir dans la matière humaine qu’elle délivre, parce que cette matière jamais ne gomme le dire associé à ce flux, et notamment dans ces femmes militantes à qui elle rend aujourd’hui visage et tension de vivre, mais qui nous forcent à cheminer vers leur nom, leurs actes, et la question même de la responsabilité individuelle qui est nôtre dans le poids terrible d’une histoire qui marque le pas, et que redresser même la tête ne suffit pas à infléchir dans la grande nuit qui nous entoure.

C’est donc un flux de temps. Entrer dans l’atelier du peintre ce n’est pas d’aujourd’hui : le chevalet, la lumière, les toiles en attente ont toujours été en littérature métaphore de nos livres en cours, des turnes où on les écrit, du bazar sur nos tables autour de ce qu’on dessine par des mots. Le numérique avance en grande vague dans notre histoire qu’il secoue, dimension à la fois supérieure et à la fois livrée à tous les dangers de l’économie mondialisée, de la voracité des puissants, de l’asservissement à la consommation forcée. Mais quelle conjuration, que l’atelier du peintre via le numérique à notre disposition chaque soir, de même qu’on lance une à une nos lacérations de phrases dans le flux pour témoigner qu’on résiste.

Depuis plusieurs années, le geste numérique de Peggy Viallat-Langlois est pour moi cette affirmation d’une échelle variable et discontinue du temps quand il est associé à des forces, les convoque et les distord. À distance, mais au quotidien je vois les esquisses, y compris ce qu’ensuite elle rejette ou refuse. Je vois les muscles, la taille des toiles, ce qui éclate et me happe dans ces séries le temps qu’elles aboutissent ou rompent — animaux compris, et les écorchés, les viandes. C’est l’idée du travail délibérément inscrite dans la time-line de la toile qui se fait, avant que libre elle marche seule, la matière écrasée au couteau emmenant définitivement ce qu’elle a fixé de forces, de dires, de fantasmes et de douleur — elles ne sont pas apaisées, jamais, ces toiles, et comment le seraient-elles si c’est cela même que dit le visage dans son appel à l’autre, ou ce que nous cherchons du nôtre par notre appel à celui de l’autre, et que ce rêve de paix au dedans, qui nous porte, est justement ce qui fait trembler le lire, l’écrire et le peindre.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 avril 2023.
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