Pierre Bergounioux | Liber

de l’étymologie du mot livre, ou l’écorce sous les feuilles


Ce texte, écrit pour le Salon du livre de jeunesse de Montreuil, est un des premiers textes de Pierre Bergounioux que j’avais mis en ligne sur remue.net, bien avant qu’il devienne le site collectif qu’il est aujourd’hui.

Ces discussions sur la nature du livre imposent aujourd’hui de revenir à son étymologie. Ce texte de Pierre fait partie des repères indispensables, l’autre étant le chapitre éponyme dans les 40 Petits Traités de Pascal Quignard, Folio, tome 1 (et les retrouver tous les deux dans cette vidéo du regretté Qu’est-ce qu’elle dit Zazie).

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Photo du haut : Qébec, Pointe-du-Rocher, 30 août 2009, écorce de bouleau : l’étymologie du mot livre.


Pierre Bergounioux | Liber

 

Le mot liber, en latin, désignait la partie vivante de l’écorce. Il a passé sous cette forme, et avec le même sens, en français. Comme cette partie de l’arbre servait à écrire, liber en est venu à s’appliquer au livre. Mais il avait d’autres significations, dans la vieille langue mère : il signifiait socialement libre, affranchi de charges et de servitudes. On l’employait parfois au singulier, pour désigner l’enfant. Enfin, c’était le nom d’une vieille divinité que l’on a confondue, plus tard, avec Bacchus. Horace, dans ses Odes, s’en sert pour parler du vin.

L’étymologie est une science du passé, de la lettre morte, des paroles gelées. Elle ne saurait déchiffrer la signification de l’heure toujours neuve qu’il est. Il se trouve, pourtant, que les divers sens qui s’attachèrent, jadis, au mot liber flottent encore autour de livre. L’occasion était trop belle pour la laisser passer.

Puisque le livre a rapport à l’arbre, qu’il désigne sa partie vivante, cette couche de l’écorce par laquelle s’effectue la circulation de la sève, le passage de la vie, je parlerai d’abord de ce qui me semble constituer le trait majeur de l’époque actuelle : à savoir la disparition de la société agraire traditionnelle, du monde bocager, lacustre, immobile, vieux de deux mille ans, que les vingt dernières années ont balayé. Tout finit à la ville, prophétisait un économiste du siècle passé, qui était aussi philosophe. Nous avons vu s’accomplir la prophétie.

La vie s’est concentrée dans l’espace réduit, rationnel, fonctionnel des zones urbaines. Ce qu’elle a gagné en efficience économique, elle l’a payé d’un immense désenchantement. L’heureux hasard qui rassemble à l’origine du livre l’ivresse et la délivrance, la sève et l’enfance, ce même hasard veut que François Bon se trouve à cette tribune. Il est celui qui a décrit avec la plus grande vigueur, pour l’avoir subi en personne, le brutal processus d’urbanisation qui a marqué les dernières décennies. C’est ici-même, en Seine Saint-Denis, qu’il a écrit un des livres noirs à couverture blanche qui portent son nom : Décor ciment. Il a représenté, avec la puissance suggestive qui n’appartient qu’à l’oeuvre d’art, les nouvelles structures du monde matériel et l’oppression mentale qu’elles exercent sur ses occupants. Lorsque les barres, les tours, les blocs, les dalles, les parkings, les centres commerciaux en tôle gaufrée, les voies rapides ceinturées de glissières couvrent la surface du sol, ils ensevelissent le territoire où l’imagination enfonçait, depuis le fond des âges, ses racines et puisait son aliment.

Je ne prétends pas que le vieux monde, l’étendue ouverte, sylvestre, virgilienne dans laquelle les gens de mon âge ont fait les expériences cardinales, celles de l’enfance, de l’adolescence, de la première fois, fut meilleur que celui-ci. Il était, lui aussi, dominé par la nécessité. Il avait pour fondement le travail de l’homme, celui, constant, épuisant, que l’on tire de la machine corporelle, de soi. Il a eu sa part de misère et ses maux. Il a connu la parcimonie, la rareté, l’immobilité, l’ignorance. Le même philosophe économiste qui annonçait le triomphe de la ville a eu un mot pour le stigmatiser -"l’idiotie rurale" .

Seulement voilà. Si rude que fût la nécessité, c’est-à-dire la contrainte économique - et elle l’était au suprême degré à ce stade désormais révolu de notre histoire - , elle restait immergée dans ce qu’on pourrait appeler la totalité de l’existence. Et j’entends par là tout ce par quoi nous sommes autre chose que des agents économiques mus par le calcul explicite du gain pécunier. Ou, pour dire les choses autrement, la sphère de l’activité économique, le monde de la production et de la circulation ne s’était pas détaché de la création. On ne lisait guère. On n’en avait pas le temps ou la force après qu’on avait passé tout le jour à travailler. On n’avait pas l’argent qu’il fallait. Parfois, même, on n’en avait pas la capacité. On était illettré. J’ai connu des gens d’un certain âge, lorsque j’étais enfant, des femmes, surtout, qui ne savaient pas lire. On leur avait mis un travail manuel entre les mains à l’instant, à peu près, où elles en avaient eu l’usage. On n’avait pas de quoi, pas le choix. C’était ainsi. Mais ces femmes étaient admirables, des êtres accomplis, parce qu’elles avaient puisé dans "le grand livre du monde", comme dit Descartes, les enseignements, les clartés, la finesse, la sagesse qu’elles n’avaient pu se procurer à l’école, dans des volumes de papier imprimé.

Longtemps, le soin de vivre fut si pressant, dévorant, qu’il excluait l’usage des livres. Mais alors les choses tenaient à l’esprit et au coeur ce langage dont Bachelard a montré, dans de magnifiques études, les échos qu’il éveillait en nous. Le temps me manque pour citer, comme j’aurais aimé le faire, certaines pages qu’il a écrites sur les leçons plénifiantes que l’âme tirait de l’air, de l’eau, de la terre et du feu. Celles et ceux qui vécurent à l’écart, qui disputèrent leur existence au vieux sol, dans le vent, sous les pluies et la canicule, ceux-là furent hommes et femmes autant qu’il est en nous, c’est-à-dire au monde, aux quatre éléments qui en forment la substance. Et c’est cela que nous avons perdu sur le chemin qui mène à la ville.

Je n’imagine pas sans effroi l’âme que fait aux enfants d’aujourd’hui l’aride décor de ciment où ils sont enfermés. Jamais les ressorts de l’expérience élémentaire, heureuse, poétique, les oiseaux et les sources de l’illumination rimbaldinenne n’ont été si complètement absentés qu’en cette heure des heures juvéniles où l’on fait provision d’émois et de merveilles pour sa vie à venir.

Avec les"tendres bois de noisetiers", c’est l’expérience du règne végétal, la gamme la plus délicate des sensations qui manque, désormais, à la perception du monde -l’écorce fine, le premier liber-.

La jeunesse n’est plus cette "ivresse sans vin" dont le souvenir étourdissait encore le vieux Goethe. Le liber d’Horace s’est évaporé sans laisser de traces.

L’élément brut, irréductible, gratuit qui se trouvait autrefois mêlé au travail et à la vie en a été chassé par l’emprise totale du profit économique sur toutes les formes de l’existence. La douceur d’un paysage, la lumière, l’odeur de la terre, la voix du bois, le silence, rien que le silence pouvaient faire contrepoids au pire labeur, maintenir, autour de ce qu’on qualifie de réel, un large halo de songes et de contes, une effusion, un horizon de possibles, bref, une liberté que les murs de la ville ont étouffée.

Des acceptions primitives du mot liber, un seule a survécu : le livre. Mais elle combine toutes les autres. C’est à la chose de papier de dispenser l’ivresse , la sève, la liberté que la réalité contemporaine a exilées. Il y a un goût amer au temps que nous vivons. Mais il contient, comme chacun des moments dont notre histoire est faite, une requête intemporelle. Il exige que nous tâchions à réaliser, quoiqu’il advienne, la forme entière de notre condition. Quand les choses qui exaltèrent Rimbaud, l’oiseleur, l’enfant-fée, ont déserté le paysage, c’est au livre qu’il appartient de prodiguer aux enfants leur dû imprescriptible d’images, d’errances, de rêves et de beauté.

Qu’il s’y emploie, deux faits l’attestent.

Le premier, c’est l’extraordinaire floraison du livre de jeunesse, l’attention que les éditeurs ont accordée depuis quelques années à ce secteur de leur activité. Les fastes élémentaires, les merveilles, s’ils ont quitté le paysage, avec les choses auxquelles ils s’attachaient , n’ont pas pour autant abandonné le champ de l’expérience, disparu de l’existence. Ils se sont réfugiés entre les plats de couverture des ouvrages imprimés. Ils veillent toujours dans cette partie de la réalité qu’on appelle un livre, dans ce miroir qui s’ouvre et réfléchit le monde tout entier.

Mais pas plus que la forêt de jadis, les bêtes, la mare, le chemin, le gnome ne livraient spontanément leur histoire et leur secret, le livre ne s’entrebâille de lui-même aux yeux de ceux qu’il a vocation d’enivrer, d’instruire et de délivrer. Et c’est le deuxième fait : l’existence d’un lieu distinct, d’un salon du livre de jeunesse, comme une persistante et mystérieuse lisière au coeur de la cité.

Rien ne se perd ni ne meurt. Nous portons le passé dans notre profondeur présente. Les cinq sens de liber rayonnent encore autour du mot livre.

 

© Pierre Bergounioux, 1998.


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1ère mise en ligne 31 août 2009 et dernière modification le 11 octobre 2013
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