Franz Kafka | du suicide de Don Quichotte

éditer Kafka, chantier ouvert : à propos des Cahiers In-Octavo, 1917-1918


Cahier G., 18 octobre 1917.
Peur de la nuit, peur de la non-nuit.

Cahier G., 19 octobre 1917.
Absurdité (mot trop fort) de la séparation entre personnel et étranger dans le combat intellectuel.

[...]

Je dévie. Le bon chemin passe par un fil qui n’est cependant pas tendu en hauteur mais ras du sol. ll semble plus destiné à faire trébucher qu’à être emprunté.

[...]

Le malheur de Don Quichotte ce n’est pas son imagination mais Sancho Pança.

Est-ce qu’une oeuvre comme celle de Franz Kafka se divise ? C’est le cas chaque fois qu’un auteur nous semble à la fois extrême et aussi vitalement nécessaire. Pareil pour Proust, Artaud, Baudelaire, à chacun sa propre liste : elle sera toujours brève.

La particularité haute de Kafka, c’est la brièveté de l’oeuvre publiée (non mineure – voir Deleuze pour le terme), puisqu’au contraire une sorte de bras armé, à preuve cette lettre de Walter Benjamin en 1915 (?), tout déçu d’avoir raté une lecture de Kafka à Zürich à 2 jours près. Un des mystères c’est ce refus de Kafka lui-même : pour chacun des trois grands romans, il sait le début, le milieu, la fin, mais les scènes intermédiaires sont interchangeables. Dans Dickens, dans Dostoievski, ses plus hauts modèles, le roman est une composition linéaire, implacable d’être linéaire. Lui, il casse la hiérarchie du droit, et c’est l’emprisonnement fantastique peut-être le plus fort de ces trois livres, L’Amérique, Le Procès, Le Château. L’impossibilité théorique de Kafka à les reconnaître comme trouvant par cela même leur accomplissement esthétique – et la justification par là de Max Brod à les publier.

L’autre particularité de Kafka, c’est l’écriture en continu. Venir à sa table et écrire, même s’il ne vient rien et qu’on écrira : Rien. Quitte à faire suivre, le lendemain : Rien. Écrire avec un tremblement intérieur sous le front. Écriture indépendante de son statut ou de son adresse : cahiers avec aphorismes ou observations, conversations, lectures, bribes répétées de tentatives.

Récurrence qui devient le plus central de son mode de composition : un homme écrit dans une pièce avec fenêtre, on peut dénombrer au moins 14 débuts de récits à configuration identique, dont son premier texte non détruit, Fenêtre sur rue (1909), des ultra-courts et d’autres moins, un récit publié (La Métamorphose) et le roman : Le Procès. Idem pour autre récurrence : un homme sur une route marche, quittant un village indéterminé ou s’en approchant.

Cahier G., 20 octobre 1917.
Vu avec le regard maculé par le terrestre, nous sommes dans la situation de voyageurs qui ont eu un accident de train dans un grand tunnel, à un endroit où on ne voit plus la lumière du début mais où la lumière du bout est si infime que le regard est constamment obligé de la chercher et qu’il la perd constamment, tout en sachant que le début et la fin ne sont même pas sûrs. Mais tout autour de nous, dans le désordre des sens ou l’acuité des sens, nous n’avons que des monstres, et, suivant l’humeur et la fragilité de chacun, un jeu exquis ou kaléidoscopique et épuisant.

Que dois-je faire ? Ou : À quoi bon le faire ? ne sont pas des questions de ces régions.

Certaines ombres de défunts ne s’occupent de que de lécher les flots de la rivière des morts parce qu’elle vient de nous et a encore le goût salé de nos mers. Dégoûtée, la rivière alors regimbe, elle se met à couler à rebours et ramène les morts à la vie. Mais eux sont tout heureux, ils entonnent des actions de grâce et caressent la rivière courroucée.

À partir d’un certain point il n’y a plus de retour possible. C’est ce point qu’il faut atteindre.

[...]

Soir. Promenade jusqu’à Oberklee.

De l’extérieur on va toujours imprimer victorieusement des théories au monde et tomber du même coup dans la fosse, mais seulement de l’intérieur le maintenir calme et vrai.

Kafka en 1917 ? Il a 34 ans. L’Europe qui s’effondre dans la pire boucherie sans remède. La tuberculose qui s’aggrave, séjour à la montagne (Zürau) avec sa soeur Ottla – photographie ci-dessus (prise à cette magnifique page biographique). La relation avec Felice Bauer qui va toucher à sa fin, quelle autre issue ? Il lit Kierkegaard. Les aphorismes des Cahiers In-octavo en sont l’écho. Après le choc Felice, il écrira Le Procès.

Cahier G., 21 octobre 1917.
Au soleil.

Le silence et l’amenuisement des voix du monde.

Le soir, du chemin menant à Zarch.

[texte Sancho Pança repris dans Pléiade tome II, p 541] [1]

Cahier G., 22 octobre 1917.
Cinq heures du matin. L’une des actions les plus importantes de Don Quichotte, plus pénétrante que le combat contre le moulin à vent, c’est le suicide. Don Quichotte mort veut tuer le Don Quichotte mort ; mais pour le tuer il a besoin d’un endroit vivant qu’il cherche alors avec son épée de façon aussi persistante que vaine. Pris par cette occupation, les deux morts traversent les époques dans une roulade qui ne se défait pas.

[...]

Le soir dans la forêt, lune croissante, journée confuse derrière moi (carte de Max sur ses maux d’estomac).

C’est ce qu’il y a de fascinant dans Kafka : le fil continu entre les notations quotidiennes et les lancements répétés d’une même trame, fine comme une lame. Le texte traditionnellement dit La vérité sur Sancho Pança, p 541 du Pléiade, résulte d’une dizaine d’incises sur Don Quichotte : et si c’était leur constellation qui signifiait [2] ? La nuit suivante, Kafka écrira son célèbre Silence des sirènes, et, dans les jours à venir cette variation sur Prométhée littéralement collée au texte sur la charrette et l’homme qui ne sait pas où il va.

Le Journal, comme tellement d’autres grandes oeuvres, est l’histoire de ses éditions : magnifique premier choix et traduction de haut vol dès 1935 par Pierre Klossowski (on le trouve chez des bouquinistes, hâte d’avoir le droit de mettre ça en ligne un jour – choc immédiat pour Michaux par exemple [3]). Puis l’édition de référence par Marthe Robert en 1956 chez Grasset, celle qu’on trouve en poche, celle qu’on offre et réoffre constamment. Enfin l’édition Pléiade, avec ajouts et découpes de Claude David.

Paraît chez Rivages, ces dernières semaines, une transcription des Cahiers In-octavo 1917-1918. Des deux extraits ci-dessus, à date du 20 octobre 1917, Max Brod n’a rien retenu dans la première édition du Journal, celle qui a servi de base à Klossowski et Marthe Robert. Journée vide... Significatif : la remarque du 23, Couché tôt, a été collée à la suite du texte écrit le 21, La vérité du Sancho Pança pour marquer, même dans la coupe, le contexte du Journal.

Quelle importance ? Trois points :
 Max Brod accomplit, sitôt publiés les 3 romans, un geste considérable d’édition en imposant un choix significatif (les 660 pages traduites par Marthe Robert) de ce qui devient un livre-mine, le Journal, gardant l’éclatement, la pluralité et les récurrences, les notes sur le quotidien et les lectures, les observations, mais résultant évidemment d’un tri et d’un tamis. Aujourd’hui, nous savons plus radicalement notre dette à Kafka : oui, il est temps de reprendre la suite des Cahiers et d’en proposer une édition à meilleure résolution, comme on dit du télescope Hubble. Ces Cahiers 1917-1918 nous le prouvent. Le travail intérieur, les notes sur le sommeil ou la mystique, indissociablement mêlées au travail sur le mythe, Don Quichotte, les Sirènes, Prométhée – et que nous voilà avec dans les mains Don Quichotte se tuant lui-même, roulant à travers les siècles dans une étreinte sans solution.
 Kafka est chronologique, mais totalement chronologique. La grande édition Suhrkamp des oeuvres complètes propose, pour chaque grande époque liée à un roman, la totalité des lettres, des récits et fictions, et des notes de journal. L’édition Pléiade Gallimard a préféré replacer en avant une notion de genre : tome 1 les romans, 2 les fictions courtes (1300 pages de fictions courtes, dans quel état est mon volume...), 3 le journal sans les fictions, 4 et 5 (?) les lettres – édition toute à refaire, comme paraît ces jours-ci un Borges refait (avec poèmes admirablement repris par Jacques Ancet ?
 Le travail de l’écrivain n’est pas hiérarchisé ni divisible. C’est le processus éditorial qui établissait cette hiérarchie, en fonction de ses prismes techniques. Cela vaut aussi pour Maupassant : dans notre pratique d’écriture contemporaine, avec l’outil du numérique, on est pleinement écrivain, de la même façon dont Balzac, Flaubert, Dostoïevski, Kafka et d’autres nous laissent traces de leur écriture au quotidien (la fonction de la lettre chez Flaubert n’appartient jamais au seul domaine privé). La publication web nous apprend à lire de façon neuve cette non-hiérarchisation : l’oeuvre manuscrite de Kafka est un blog gigantesque. Travailler notre propre matière dans sa non-stratification temporelle nous oblige et à éditer autrement les oeuvres qui déterminent notre présent.

Rien de plus : à chacun de nous de remettre tout Kafka à plat chronologiquement dans sa tête, et tant pis si pour cela 5 ou 6 livres ouverts à la fois sur la table. Ce billet parce que :
 Rien de plus urgent que de réouvrir, chacun de nous, le chantier Kafka, indépendamment de la stratification éditoriale héritée. On sait que la récente main mise de sauvegarde de la bibliothèque nationale israélienne sur les archives Max Brod qui servaient de litière pour chat va faire apparaître – non pas de révélation ou de nouveau roman – mais encore un nouveau taux de résolution pour notre connaissance de Kafka.
 Prendre au sérieux l’idée très simple, pour les auteurs d’aujourd’hui, malgré pressions diverses qui ne participent que du monde momifié, que l’écriture blog ne change rien : on est dans le strict exercice de cette vieille curiosité, ce vieil appel au monde qui s’appelle littérature.
 Ne pas céder, jamais céder à l’effet best-seller : combien d’étudiants qui ont lu la Métamorphose dans leur parcours, mais auxquels on n’a rien spécifié d’autre ? S’embarquer dans les romans. Prendre les récits dans leur puissance explosive de fractionnement et récurrence. Et savoir, si en plus, pour soi, on écrit, que c’est indissociable du Journal. Dans ce contexte, bien sûr qu’on n’aborde pas Kafka par le Journal d’abord. Mais, une fois qu’on en est lecteur, et qu’on sait l’importance de ce pur voyage d’abîme, ne pas craindre d’augmenter la résolution : savoir que, ce dont on dispose désormais pour 1917-1918, c’est le même grossissement qu’il faudrait appliquer à tout le Journal.

Il y a une autre question qui est celle de la traduction même : les traductions historiques de Vialatte (quand on a découvert Kafka en son adolescence par Vialatte, peut-on lire une autre traduction ? pas moi), la grande reprise très nette de Marthe Robert et, dès que Kafka fut tombé dans le domaine public, en 1983, celles de Bernard Lortholary et Georges-Arthur Goldschmidt qui ont déplacé les enjeux de langue. Le Rivages est traduit par Pierre Deshusses dans une langue dérangeante : la phrase liquide du Journal laissée dans son chemin de chaos, de rejointement et de cristallisation du fond même de la pensée noire. C’est ce Kafka sauvage et puissant qu’on a aussi à découvrir.

[1Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû être précisément Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur.

[2Donc sans séparer le texte intégré dans l’oeuvre, voir ci-dessus, de la remarque en 1 ligne du 19, 2 jours plus tôt, et de ce texte hallucinant sur le suicide de Don Quichotte écrit au réveil, le lendemain ?

[3Jamais pu savoir si Michaux lisait Kafka directement en allemand ? – dans la chronologie de sa propre invention, rythmée par les parutions de Kafka, c’est une réponse qui serait pour moi très importante, je lance...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 7 février 2010 et dernière modification le 19 juin 2011
merci aux 5978 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page