Vincent Eggericx | écrire comme tir à l’arc

"L’art du contresens" chez Verdier, et "La position de l’observateur" sur publie.net


On n’explique pas une écriture par la biographie. Il serait donc totalement impropre d’assigner au travail littéraire de Vincent Eggericx ce qui, pour nous, est un trait de biographie cependant rare : partir au Japon pour étudier le tir à l’arc.

Des arts martiaux japonais, on sait le défi mental qu’ils représentent. Expérience qui croise évidemment l’expérience esthétique, mais justement : qui s’installe au même endroit, et ne se constitue pas comme esthétique, l’incluant dans sa démarche même. Notre appellation arts martiaux étant elle-même l’indice de ce que nous manquons.

Des deux écrits de Vincent Eggericx accueillis sur publie.net, l’un est un poème monobloc (mais à l’étonnante structure) : Paradis violent, et l’autre une suite d’essais brefs, La position de l’observateur, ou ce défi posé à soi-même, et le choc inconciliable des cultures, est d’évidence la clé de lecture.

Dans L’art du contresens, qui paraît chez Verdier, il revient dans le détail même de cette voie, jusqu’à proposer en fin d’ouvrage un dictionnaire des termes techniques (« Hanare : dans le kyudô, mot qui évoque le moment du lâcher de la flèche »). Il en fait une quête où l’enfance sert à convoquer l’Europe au regard du chemin pris.

Avec ce livre, Vincent Eggericx prend ce chemin désormais inévitable : question sur le statut même de l’écriture, sa confrontation directe au monde, où elle se constitue comme littérature en amont des formes obsolètes qui l’encombrent. Récit avec poétique, récit avec expérience intérieure, récit qui se lit comme un roman, mais ne porte pas roman en son en-tête.

Et vous convier, avec un extrait ci-dessous de L’art du contresens, à visiter les deux textes présents sur publie.net. Dans ce dépli, du numérique et du livre, ce qui fonde désormais notre démarche – volets indissociables.

Et merci à Vincent Eggericx, pour accompagner la parution Verdier, d’avoir procédé à révision complète de Paradis violent et La position de l’observateur. En cela aussi, éditions recomposées
 [1], remises à jour, évolution permanente, aiguiser les écrits vers ce qu’ils désignent (l’évolution même du monde, informatique et utopies comprises), le côté irréversible de l’expérience numérique.

À noter : sur bibliosurf.com, un entretien vidéo avec Vincent Eggericx.

 

Vincent Eggericx | L’art du contresens (extrait)


Le kyudô était à l’image du temps : déconcertant. Un jour je pensais avancer à pas de géant et avoir trouvé la forme à partir de laquelle le tir pouvait s’accomplir ; le lendemain j’étais ramené subitement en arrière, incapable d’élever correctement l’arc.

Je percevais les mêmes errements sur les visages des pratiquants les plus aguerris : ils trahissaient souvent l’abattement, ou se figeaient dans une expression interdite. On pouvait y lire, à l’instant du tir, une stupéfaction particulière : la mâchoire se décrochait, les yeux s’écarquillaient, faisant fondre le visage dans une petite mort.

L’apparition de ce masque de Silène sur des visages ordinairement impassibles m’intriguait. C’était la figure du prédateur à l’instant de bondir sur la proie, ou celle du gibier sur le point d’être saisi. J’avais le sentiment, en la contemplant, de regarder par le trou d’une serrure l’intérieur d’une chambre où se jouait un secret primitif. Je sentais confusément que le kyudô me permettrait d’entrer dans cette chambre, qui était aussi ma chambre d’enfant, cette chambre à l’intérieur de laquelle ma mère, sortie de son lit de livres, s’avançait, infiniment gracieuse, s’asseyait au centre de la pièce, penchait vers moi l’ovale de son visage et, plantant ses yeux gris-bleu dans les miens, entreprenait de me parler de choses que je n’entendais pas tout en faisant machinalement glisser sur la ligne de ses épaules la bretelle de son débardeur mauve, sa main coulant le long de sa nuque puis retournant à la clavicule qu’elle caressait très légèrement dans un geste qui m’hypnotisait., à partir duquel mon esprit commençait à échafauder l’hypothèse la plus étrange. Ce jour-là, dans la chambre aux allures de bibliothèque en haut de la maison de poupées, je l’avais regardée intensément, à l’affût d’une déclaration qui n’était pas prononcée, juste esquissée dans le lent mouvement de sa main courant sur ses épaules, quittant le petit débardeur mauve pour baisser et remonter la bretelle de son soutien-gorge en un geste de séduction évident, aussitôt nié. Je ne pouvais détacher mes yeux de cette main, qui tenait dans sa paume toute mon attention et me convainquit que ma mère était amoureuse de moi, mais qu’elle ne pouvait pas me le dire. Pour la faire sortir de ce silence, j’avais conçu le projet d’écrire un livre.

Mon premier contact avec la littérature remontait à cet après-midi où ma mère, ayant été alertée par l’instituteur de mon air idiot, avait entrepris de m’éveiller en me mettant à la lecture. Nous nous étions rendus dans une librairie installée en sous-sol, baignant dans une lumière tamisée. Ma mère était si belle qu’elle appartenait à un autre monde, un monde de seigneurs dont elle était l’envoyée rayonnante de beauté. J’étais son fils, le petit-fils du seigneur. Il était dangereux de sortir de chez nous car les gens, ignorant notre condition, auraient pu nous manquer de respect. Notre condition était secrète. Personne ne devait savoir notre secret. Elle discuta longuement avec le libraire, un jeune homme volubile, très attentionné qui, après l’avoir renseignée, demeura à ses côtés. Ma mère était immobile ; elle ne pouvait pas bouger parce que le libraire était le roi des livres. Aucun doute, elle était tout entière sous l’empire du beau jeune homme qui régnait sur les livres ! Plus tard j’hériterais des terres de mon grand-père et de tous ses secrets ; je chasserais tout ce qui volait et courait. Elle ne faisait plus aucun cas de ma présence. Je tuerais le libraire, aussi Le temps passait. Ma mère était figée, prisonnière du seigneur des livres. Au bout du compte je trépignai, exigeai de sortir et, de retour chez moi, résolus de lire tous les livres.


Dans la chambre aux allures de bibliothèque en haut de la maison de poupées, alors que ma mère était traversée par un discours que je ne saisissais pas, masquant un autre discours, indicible, naquit le projet de les écrire.

Ce qu’on découvre en ouvrant un arc est tout à fait étrange ; on entre dans un mélange de cendre et de feu. On doit accepter d’être à la fois la cendre, et le feu.

Je restai quelques semaines à ouvrir mon arc matin et soir sans lâcher la flèche, car il est difficile de maintenir en extension même un arc de puissance moyenne : d’ordinaire la tension se résout dans le tir, tandis que je devais me contenter de détendre l’arc. J’enregistrais quelques progrès, qui alternaient toujours avec ces moments horripilants où je semblais d’un coup avoir tout oublié. J’avais l’impression d’être face à une succession d’énigmes dont je devais trouver la clef, mais plus j’avançais plus je me rendais à cette évidence qu’il n’y avait pas de clef, ou plutôt que j’étais la clef.

L’une de ces énigmes était le geste par lequel l’arc, arrivé au ciel, doit se déplacer latéralement en pivotant dans la main gauche au fur et à mesure qu’elle se tend vers la cible, dans le même temps où la main droite se déplace dans l’axe du coude sur la même ligne imaginaire que la main gauche. Le mouvement suivant n’était pas moins ésotérique, puisqu’il s’agissait d’entrer à l’intérieur de l’arc en écartant les mains d’est en ouest tout en restant parfaitement droit, les muscles des épaules relâchés, les hanches et la ligne du cou rigoureusement perpendiculaires de manière à former une croix avec la ligne verticale imaginaire traversant le corps du ciel vers la terre. Eu égard à la force nécessaire pour ouvrir l’arc, cela paraît à première vue tout à fait impossible.

Cela est possible, grâce à une manière de respirer particulière.

Généralement on respire avec le cerveau ; là est situé le siège du raisonnement, à partir duquel nous sommes devenus les maîtres du monde.

Les maîtres d’arc, lorsqu’ils disent « esprit », se frappent la poitrine. Lors de l’ouverture de l’arc, c’est le coeur qu’il s’agit d’ouvrir, en faisant jouer l’air dans le corps ; le souffle se diffuse avant d’être expulsé lors de la libération de la flèche.

Ce dont il était question dans l’art du tir – l’arc, comme dans la littérature, c’était donc d’inspiration. J’étais arrivé au Japon comme un homme mort et je devais trouver une nouvelle manière de respirer aussi bien que d’écrire.

 

© Vincent Eggericx & éditions Verdier, 2010.

[1Les 2 livres en diffusion sur publie.net sont présentés au format PDF (lecture ordinateur et iPad/iPhone via GoodReader), epub (eReaders Sony & Bookeen, plus iPhone/iPad via iBooks, prc pour Kindle et Kindle 3.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 septembre 2010
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