Balzac attend son train

le train arrive trop tard pour Balzac, nous avons le tort de vivre dans la préhistoire du numérique


C’est pour moi un des passages les plus étonnants de Balzac, ça tient en cinq lignes voici : « Les chemins de fer, dans un avenir aujourd’hui peu éloigné, doivent faire disparaître certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui concernent les différents modes de transport en usage pour les environs de Paris. Aussi, bientôt les personnes et les choses qui sont les éléments de cette Scène lui donneront-elles le mérite d’un travail archéologique. » On est en 1841, donc sans aucune vision possible du chemin de fer comme réseau, et surtout pas d’idée technique de ce qu’il permettra ne serait-ce que vingt ans plus tard. Balzac saura aussi, dans le Cousin Pons, déceler la révolution potentielle que représente le daguerréotype, avant de s’appeler photographie. Dans sa correspondance, on a des traces plus directes de l’irruption du chemin de fer : venir à Saché supposait une longue journée de diligence de Paris à Tours, et qu’on en reparte le lendemain. Même s’il ne connaîtra pas la liaison de Paris à Tours (qui arrivera seulement en 1850), le train pour Versailles lui permet d’être dans la même journée à deux endroits qu’il n’aurait jamais pu imaginer dans cette même unité de temps, et c’est ainsi qu’il le formule. Mais dès 1838, s’il installe à Sèvres, c’est en partie pour spéculer sur des terrains situés sur cette ligne Paris-Versailles (de même qu’il perdra de l’argent, une fois de plus, en spéculant à contre-temps sur d’éventuels bénéfices des voies ferrées de la Compagnie du Nord, et on retrouvera ces spéculations dans la Cousine Bette). Il aura été un grand consommateur de trajets en diligence, qu’on se souvienne de l’anecdote d’un des nombreux voyages en Suisse pour retrouver sa chère comtesse Hanska, la place payée sur l’impériale parce que c’est moins cher, tombant de tout en haut en pleine nuit pour n’avoir pu résister à la fatigue, et arrivant les deux jambes dans le plâtre (mais arrivant quand même). Ce qui fascine dans La grande Bretèche, c’est que tout le récit soit basé sur la vision brève (« Toute poésie procède d’une rapide vision des choses », écrit-il dans Louis Lambert) d’une maison en ruine au sortir de la forêt de Rambouillet, lors de ces fréquents voyages de Paris à Tours, et que pendant quelques secondes cessent les conversations dans cette promiscuité longue et forcée de la voiture. Avec petit cadeau supplémentaire : ce détail si important pour la genèse du récit figure dans sa première édition, mais il l’en retire ensuite, pour donner plus de force à cette même maison transportée fictivement à Vendôme. Ces cinq lignes sur les trains, c’est l’incipit de Un début dans la vie. Mais Balzac ne revient pas une seule fois sur les chemins de fer dans le récit. Ce qui fascine, c’est la réponse narrative qu’il donne à son propre étonnement devant ce que change le train à sa perception des rapports entre l’espace et le temps : une même diligence parcourt trois fois le même trajet, un trajet qui d’ailleurs a une importance autobiographique particulière pour lui-même, de L’Isle-Adam à Paris. On y retrouvera chaque fois les mêmes cinq personnages, au temps réel de la narration, dix ans plus tôt, et vingt ans plus tôt. La réponse narrative de Balzac au bouleversement technique qu’induit, sur les catégories fondamentales de l’espace et du temps, l’irruption du chemin de fer, se traduit par une superposition temporelle et une récurrence référentielle du moyen de transport collectif qui précédait cette irruption. Il garde cependant ce qui est une de ses marques les plus modernes : le lieu d’énonciation du récit lui-même en translation, ce que Blaise Cendrars poussera à sa limite avec Prose pour le Transsibérien et encore plus tard Butor dans La modification ou Allen Ginsberg dans Fall of America. Gardons juste ces lignes pour le rêve : une mutation technique essentielle, perçue comme telle, mais qui n’autorise pas d’anticipation (du moins, les récits d’anticipation créent rarement de la littérature forte – il y a bien sûr des exceptions), peut être renversée dans une approche narrative parfaitement surprenante, temps superposés, récurrence cinétique, liée au vecteur qui va disparaître. Est-ce qu’on n’en est pas ici, pour ce qui nous concerne, avec le livre ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 novembre 2010
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