Crouzet (nous) rebranche

"Ya Basta" et "J’ai débranché"


Parution chez Fayard du journal tenu par Thierry Crouzet pendant six mois d’une déconnexion choisie – et reprise de son blog.

Affaire qui semblait vitale pour un de ceux qui étaient présents le plus régulièrement sur les blogs, mais interrogation de proximité, au fil des heures, de la désoccupation, des impulsions, des relations, sur ce que le geste réseau transforme de notre façon d’habiter, de penser, j’allais dire tempser s’il nous manque un verbe pour exprimer notre relation au temps.

Comment se réorganise la pensée et la relation lorsque nous reprenons possession de l’espace pris par le réseau, qu’il faut réapprendre à trouver un numéro de téléphone dans le bottin placé au fond de la boîte aux lettres pour éviter que l’humidité contamine le courrier reçu, ou aller à la gare pour acheter un billet de train. Est-ce que ça conduit à relire plus ou autrement le journal (non), à écouter plus ou autrement radio et télé (non), à vivre différemment le temps familial, repas et disponibilité (oui).

Si Crouzet s’en tenait à cela, ça nous aiderait déjà, chacun, à vérifier que nous sommes en état de reprendre maîtrise et possession de nos réflexes messages, temps réel, là où notre relation sociale s’établit évidemment – pour la vie réelle – tout autant sur nos amitiés virtuelles (voire même bien plus) que sur les croisements dans la communauté géographique (garer son vélo devant la vitrine du coiffeur en accompagnant les gamins à l’école, ce n’est pas un idéal par rapport à la vie Internet).

Crouzet nous dérange autrement, par ce qui s’écrit à l’envers de son livre (et bien volontairement de sa part), comme un cliché rayons-X négatif des usages dont il se prive : la pensée fractionnée, la lecture via le web, la réactivité et l’action politique ou sociale...

La liberté de J’ai débranché c’est que bien sûr aucun de nous, je suppose, n’emploierait de la même façon un temps symétrique de déconnexion.

Exemple auquel je pensais, le lisant. Quand l’iPad est sorti, en avril 2010, la première personne que j’ai vu l’utiliser c’était Jean-Philippe Toussaint, lors d’une rencontre à la Rhode Island University. Trois semaines plus tard, l’iPad est disponible au Québec. Pour résister à la pulsion techno (pourtant légitime, comment comprendre ce que changent ces appareils sans les expérimenter ?), je m’achète un épais cahier et un stylo-plume (me suis longtemps servi de stylo-plume, de 1977 à 2002 environ). J’ai toujours là, dans le tiroir, ce cahier : mes pulsions à y écrire m’interrogent, parce que j’en utilise les pages alors comme un blog, dans la structuration, dans l’espace. Mais ce qui me manque, et rend inapte le cahier à mon usage même le plus perso et privé, c’est l’absence de fonction publication. Le besoin d’utiliser le web comme machine à écriture, secrète ou pas, mais il est acquis désormais pour moi que l’espace de la publication numérique organise l’écriture même. J’avais résisté jusqu’à septembre 2010 pour me procurer un iPad, dont je continue de me servir intensivement (indépendamment des usages pro pour mises en ligne publie.net), pour #lecturedusoir et par exemple là ce soir pour lire en public à Lieu Unique de Nantes. Mais ça m’a conduit à réviser ma pratique la plus intime d’écriture en basculant sur un petit MacAir sur lequel je n’ai aucun fichier, dossier ou mail concernant ma socialité, professionnelle ou privée – et qui est pourtant un cahier d’écriture réseau connectable quasiment partout, et je n’ai aucun souhait pour l’instant de me couper de ce que ces changements concernant l’outil induisent quant aux nouvelles pistes et formes induites pour mon écriture. Débrancher ne serait pas me couper du réseau, mais me couper de mon atelier de travail lui-même. Je gère mon temps journalier en temps réseau et temps d’immersion, mais je sais bien que ce n’est pas facile, et peut ouvrir à toutes les fuites. C’est cet espace de la fuite que questionne Crouzet.

Peu importe : mais l’exercice de notre liberté, dans cet outil qui socialement, politiquement et artistiquement, l’accroît de façon considérable, comporte dans sa surface même des pans qui nous aliènent cette liberté potentielle via l’habitude, le réflexe conversationnel. La fragmentation en est un exemple : fondamentalement, nous accroissons notre rapport au monde en créant un autre rapport temporel, un autre rapport objet, vis-à-vis du livre qui techniquement (conception, fabrication, circulation) s’en faisait le dépôt, mais cette fragmentation peut se retourner sur l’écart nécessaire à sa mise en réflexion. Aucun de nous pour en être indemne, et bien sûr l’opposition binômiale branché/débranché ne restitue de dogme d’aucun des deux côtés.

Merci Thierry (et Isabelle, tant le livre paraît co-écrit) de nous réveiller tout ça, après lecture on regarde ses propres doigts avec un tantinet d’interrogation, mais c’est cela qui est bénéfique. Et cela touche évidemment les pratiques les plus privées : une part du lien familial le plus dense ne se serait pas constituée si elle ne venait pas s’augmenter de l’intersection numérique. Y compris en tant que l’usage numérique, pour soi-même et les plus proches, inclut intersection complémentaire publique et privée.

Et ci-dessous, pour qui ne connaîtrait pas la pensée Crouzet, trois fragments parmi la trentaine qui constituent Ya Basta. Vers le mois de février, en plein milieu de sa déconnexion, l’arrivée d’une petite clé USB par courrier postal, et la suggestion de mettre en ligne le jour même, ce dont je me suis acquitté. Le débranché de Thierry trouvait aussi sa limite dialectique ? Justement parce que c’est bien le politique qu’il interroge, voir ce chat d’hier soir sur 20minutes.fr (plus intéressant que le titre choisi).

Quant à Ya Basta, on le propose au prix parcmètre : 0,99 euros. C’est aussi une question politique. Indispensable complément de J’ai débranché.

FB

Ci-dessus : Thierry Crouzet, Ouessant, août 2010. J’ai débranché en version numérique chez votre fournisseur habituel.

 

Thierry Crouzet | Ya Basta (extraits)


Y’en a marre des idéologies old school
Nous sommes comme des points mathématiques qui voudraient s’évader de leur dimension d’origine. S’ils sortent de la droite, ils tombent dans un plan. S’ils sortent du plan, il tombe dans un espace 3D. Quelles que soient les idéologies dont nous nous arrachons, nous en adoptons d’autres. Nous ne pouvons vivre sans idéologie.
Quand nous disons que nous n’avons pas d’idéologie, nous rejetons de fait les idéologies existantes. Nous refusons les règles figées au profit d’une pensée plus dynamique, plus réactive, plus à l’écoute des circonstances. C’est une idéologie de la souplesse.
Depuis la transition néolithique, passage du nomadisme au sédentarisme, nous dépendons de régimes pyramidaux. Des chefs, placés au-dessus de la masse indistincte, nous commandent et nous contrôlent. Tant que le monde était simple, cette organisation fonctionnait pour le meilleur et, surtout, pour le pire.
Le socialisme, le libéralisme, le marxisme, le communisme… toutes ces doctrines ont accepté le commander et contrôler5 qui leur servait d’idéologie tutélaire.
Regardons l’autogestion. Elle promettait l’égalité aux ouvriers.
Copropriétaires de l’outil de production, ils se partagèrent les actions, mais bien souvent ils ne changèrent pas l’organisation. Certains parmi eux devinrent chefs, d’autres sous-chefs. Ils restèrent accrochés au modèle pyramidal.
Changer les hommes sans changer le mode d’organisation ne change rien.
L’auto-organisation s’oppose directement au commander et contrôler. Elle en conteste l’universalité, sans pour autant en nier l’utilité dans les situations où la complexité reste faible ou modérée6. Pour longtemps encore, les enfants auront besoin de fermeté. Le 100 % auto-organisation n’est pas un objectif. Il existera toujours des îlots de relative simplicité où le mode pyramidal s’imposera (et où certaines personnes assumeront les responsabilités au nom des autres).
Comme attirées par la gravité, les structures sociales versent vers l’organisation optimale au regard de la population et de la complexité du réseau social.
Faible démographie, autarcie, simplicité… mènent presque inexorablement à la dictature (dans ces conditions, les autres modèles ne survivent pas longtemps). Régime politique de la plupart des entreprises (dictatures au mieux éclairées).
Démographie moyenne, commerce international, complexité intermédiaire… nous approchent de la démocratie représentative (niveau atteint par l’Occident au cours de la révolution industrielle).
Démographie forte, interdépendance massive (notamment grâce à un réseau de communication lui-même auto-organisé), complexité exponentielle… constituent le bon cocktail pour l’auto-organisation et le développement de la conscience collective.
Au XIXe siècle, les premiers anarchistes militèrent pour l’auto-organisation. Le moment n’étant pas venu pour les modalités politiques auxquelles ils aspiraient, on les traita de terroristes. Aujourd’hui, si nous souhaitons développer l’auto-organisation, nous sommes pragmatiques.
L’auto-organisation peut servir d’idéologie tutélaire à un ensemble de nouvelles doctrines où les notions de gauche et de droite s’estompent, mais ne disparaissent pas. L’auto-organisation de gauche favoriserait le développement de structures d’entraide, chacun de nous participant tour à tour à la marche de l’État (exemple : militance pour la neutralité du Net7), l’auto-organisation de droite favoriserait le développement technologique et l’accomplissement des utopies individuelles (exemple : militance pour la gestion discriminatoire du trafic8).
Dans tous les cas, les idéologies sous-tendant l’auto-organisation seront elles-mêmes auto-organisées, changeantes, évolutives, nulle part gravées dans le marbre.

 

Y’en a marre de nommer des porte-paroles
Dans un groupe auto-organisé, les liens hiérarchiques disparaissent au profit des liens transversaux. Le réseau décentralisé se substitue à la pyramide. Si un membre du groupe parle au nom des autres, il se place implicitement au-dessus d’eux. C’est le début de la fin.
Nous ne pouvons parler qu’en notre nom. Nous devons dire « je », ou « nous » de manière métaphorique (un « nous » qui n’engage que le locuteur). Ne recherchons plus l’assentiment des autres. Vouloir être tous d’accord, c’est se diriger droit vers la dictature. Se satisfaire de la majorité, c’est laisser mourir les meilleures idées.
Les paroles se rencontrent, s’enlacent, s’aiment et produisent éventuellement une musique commune. Tant que l’harmonie n’est pas atteinte, poursuivons le dialogue. Attention : l’harmonie nécessite plusieurs notes !
Si un journaliste veut interviewer un porte-parole, expliquons-lui qu’il n’existe que des paroles libres et irréductibles. Les journalistes apprendront à entremêler des histoires et ne se contenteront plus d’une Histoire.
Y’en a marre des assemblées générales
Les manifestants se regroupent et font cercle. Ils parlent tour à tour comme dans les assemblées législatives. Ils cassent alors un des mécanismes de l’auto-organisation : la polyphonie.
Dans une pyramide, le chef ordonne et tout le monde reçoit en même temps sa parole comme si un orage venait d’éclater. Dans un réseau, des informations diverses circulent continument, à la façon du sang dans nos artères ou des voitures dans une ville. Sans flux point d’auto-organisation.
Le flux unifie la société. Il lui donne vie. Il l’irrigue. Il la nourrit. Inutile d’attendre le grand soir, la messe du dimanche, la voix rassurante du présentateur. L’évènement se déroule maintenant, partout.
Plutôt que des assemblées, organisons des barcamps. Des grappes d’une dizaine de personnes se forment. De multiples débats coexistent, puis chacun des participants essaime vers d’autres grappes. Redisons ce que nous avons entendu, répétons une idée émise par un autre, argumentons-la autrement. Les messages se croisent, certains particulièrement puissants se renforcent, d’autres sans impact s’évanouissent.
Dans les assemblées, après les prises de paroles, le moment du vote arrive. « Êtes-vous d’accord sur ce qui a été dit ? »
Non !
Après un barcamp, il n’existe pas un point de vue univoque. Une musique commune berce peut-être chacun des participants, rien de plus.
Dans assemblée générale, il y a général, il y a chef, il y a l’idée de représentation, de hiérarchie… L’auto-organisation n’a plus besoin de ces oripeaux.

 

Y’en a marre qu’ils décident pour nous
Les élus et les dirigeants de toute espèce justifient souvent leurs prérogatives par « Il faut bien que quelqu’un décide ! » Comme si quelqu’un, il y a quelques millions d’années, avait décidé de raser les singes pour les transformer en hominidés.
Une décision n’est pas nécessairement le fait d’un homme ou d’une femme en particulier. Lors d’un barcamp, une grappe peut avoir envie de faire une chose, d’autres grappes de faire d’autres choses. Aucune décision globale n’est prise.
Chacun, pénétré par la musique sociale, œuvre avec quelques autres. Ils ont pris une décision qui ne vaut que pour eux. Si leurs actes portent leurs fruits, leurs amis en prendront connaissance, ils les imiteront peut-être. Une décision locale, car née dans une grappe, se propagera et gagnera des adhérents, au point de devenir quasi globale. Aucun vote ni approbation générale n’aura été nécessaire. Pourtant, vue de l’extérieur, une décision aura été prise.
Les actions comme les paroles s’apprécient sur pièce, au fur et à mesure de leur propagation. Dans une organisation pyramidale, un responsable avançait une idée. Quand il ne l’imposait pas, il la soumettait au vote oui-non. Dans une organisation en réseau, n’importe qui peut mettre en œuvres ses propres idées. Si elles fonctionnent, elles gagnent du soutien.
Nous quittons la logique binaire du pour ou contre. Nous ne rêvons plus de l’accord général. Le consensus ne nous intéresse plus. Nous ne fermons aucune porte. La solution surgit souvent d’un endroit inattendu. Nécessairement imparfaite, elle ne révèle sa puissance qu’a posteriori. Personne ne peut prétendre la détenir a priori (surtout pas un expert).
La transparence apparait comme nécessaire à la généralisation des initiatives locales. Si nous ne communiquons pas, nous n’avons aucune chance de provoquer une réaction en chaîne. L’auto-organisation doit s’appuyer sur un capital expérimental, une base de données de politique pratique ouverte à tous, un système de partage battis grâce à des technologies open source et libres.
La clandestinité ne profite pas à l’auto-organisation9 : elle implique une forme de hiérarchisation. Œuvrer en secret pour le bien des autres, c’est décider pour eux, comme n’importe quel potentat, c’est prétentieux, irrespectueux, voire égoïste. De la même manière que nous parlons en notre nom, nous agissons pour nous. Si nos actions bénéficient à nos compagnons de lutte, elles s’amplifieront. « Je cherche une solution locale, je ne cherche pas à régler tous les problèmes d’un coup de baguette magique. »
La transparence implique la visibilité, même aux yeux des adversaires politiques. Sortir du cadre légal ou user de la violence entraîne une réaction immédiate, parfois tout aussi immodérée. L’auto-organisation ne se déploie qu’avec la non-violence. Elle passe par la subversion, non par l’affrontement direct.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 janvier 2012
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