Yann Dissez | risques & pratiques des résidences d’auteur

256 pages, un travail très complet sur les résidences d’auteur, à l’usage des accueillants et des accueillis, et pour poser certaines bases fiables au pacte qui les lie


Il y a 3 ans que nous le voyons enquêter, Yann Dissez... Je l’ai vu à Montpellier un jour, à Ouessant un autre, à Saint-Florent-le-Vieil la dernière fois...

Mais il y a bien plus longtemps qu’on se connaît : du temps qu’à Rennes, au Triangle, l’ancien sous-marinier Jean-Jacques Le Roux et Yann avaient planté dans le marché du samedi matin une petite caravane jaune accueillant 6/8 personnes pendant 18 minutes, avec tour à tour des calibres comme Lucien Suel, Charles Pennequin, Albane Gellé, Jérôme Mauche. Et moi aussi j’ai performé au Triangle, un tel accueil avec ces deux-là, il n’y avait qu’à se laisser aller et leur faire croire qu’on faisait comme ça tous les jours. Et Yann a commencé son approche dès 2004, son mémoire de master Habiter en poète était déjà une marque.

Et puis, et puis... le Triangle, voué à la danse, a bazardé la poésie, Jean-Jacques et Yann vont sur d’autres chemins.

Trois ans d’enquête dans le maquis des résidences d’écriture. Qui sont parfois un régal (pour moi, 2005 Pantin, 2008 Bagnolet, actuellement Saclay), et d’autres fois comportent des phrases du genre 40% du temps de l’auteur est réservé aux interventions phrase si rituelle que je l’ai retrouvée même au Québec, sans que jamais on sache sur quelles bases des 24h quotidiennes multipliées par les 3 mois étaient calculées ces 40%... Ou pendant un temps le mot résident appliqué à ces invitations d’une semaine avec 3 écoles chaque après-midi et des règlements parfois incroyables sur le célibat imposé et le téléphone en payant sa consommation, quant à l’Internet n’en parlons pas.

Le guide réalisé par Yann Dissez fait 256 pages en version complète, j’en propose 2 extraits ci-dessous, c’est crû et c’est net, c’est complet et ce type-là sait de quoi il parle. Vous en trouverez en libre circulation une version résumée, Guide pratique de 48 pages sur les Centres régionaux du livres affiliés à la FILL et chez le 1er commanditaire de ce travail, Livre et lecture en Bretagne où on peut lire (mais pas télécharger), l’intégralité du guide.

Le travail de Yann n’est pas une première, il y a eu le guide de Geneviève Charpentier, mais qu’il fallait reprendre dans une nouveau contexte, et l’appui souvent convoqué par Yann de l’enquête de Bernard Lahire en Rhône-Alpes (voir la bibliographie de la version en ligne). Disons qu’il ajoute un plus : notre point de vue à nous, auteurs, et sa longue pratique de terrain. Qu’il a le culot tranquille – enfin –, de ne pas contourner les questions de fric, de contrat de travail, du rapport écriture perso à tâches sociales. A lire aussi : entretien avec Yann Dissez sur Livre au Centre (par Guénaël Boutouillet).

Et merci à Yann de citer à plusieurs reprises 2 interventions personnelles, qui restent pour moi des points d’ancrage :
 quelques paradoxes sur les résidences d’écriture
 l’auteur et l’argent

Je suis encore plus persuadé, ce soir, à lire la version complète du travail de Yann Dissez, qu’un projet comme celui commencé sur le plateau de Saclay n’aurait pas été possible – merci à Xavier Person, Patrick Souchon et bien sûr Didier Michel et l’équipe S(Cube) – il y a encore 2 ans, sans le cheminement en partie mis en branle par l’enquête de Yann. Sentiment égal de réussite à des résidences ultra-brèves mais très denses, comme l’an passé à la Défense, que je n’aurais pas imaginé possibles il y a 2 ou 3 ans... C’est là où le numérique peut condenser et déployer : allez, ce sera la prochaine étape du travail de Yann... Pour la diversité actuelle des initiatives, voir par exemple le dossier remue.net sur les résidences Île-de-France.

FB

 extrait 1, Résidences : principes et composantes
 extrait 2, Pourquoi accueillir un écrivain ?

Photographie ci-dessus : Yann Dissez, le Triangle, mars 2006 – avant une performance en binôme avec Bruno Serralongue.

 

Yann Dissez | pourquoi et comment accueillir un auteur ? [extraits]


extrait 1 – Résidences : principes et composantes
Il n’existe pas une définition de « la résidence », mais l’analyse des projets et des discours fait apparaître un certain nombre de points communs, d’éléments récurrents que nous nommerons principes et composantes.

Ces principes et composantes ont une histoire. Les résidences ont une généalogie qui confère à ce dispositif un sens particulier. Les résidences telles qu’elles existent en France aujourd’hui ont pour origine le projet apparu au début des années 1980, sous l’impulsion de la Maison du livre et des mots et du Centre national du livre (CNL), à la Chartreuse de Villeneuve-­lès-­Avignon, puis contractualisé par la bourse d’auteur-­résident du CNL. Modèle lui-­même inspiré de la Villa Médicis et du Bateau-Lavoir. On retrouve cependant plusieurs de ces principes et composantes dans des projets plus anciens qui n’avaient pas encore pour nom résidence : la démarche circulatoire de l’artiste, les financements de la création artistique, la formation des artistes au contact d’un « ailleurs »… Qu’ils se nomment mécénat, commande princière ou tour d’Italie… ces « ancêtres » des résidences contemporaines ont tous contribué à imprimer aux projets actuels des dimensions, un sens, que l’on ne saurait balayer d’un revers de main.

Les composantes agissent comme des curseurs : elles varient en intensité, ce qui permet d’identifier des types de résidences, de définir le « champ d’extension » du terme et les limites en deçà et au-­delà desquelles il sera nécessaire de trouver d’autres termes pour qualifier les projets.

Nous pouvons donc identifier dix principes résidentiels, qui ont des degrés d’importance plus ou moins grands : le temps, l’espace, la création, les financements, l’accueil, les rencontres, la transmission, la diffusion, la formation et le contexte. Ces principes sont présents dans toutes les résidences.

Précision : les principes et composantes entretiennent des rapports dynamiques, s’entrecroisent, se superposent et parfois se confondent. Nous les avons isolés et « figés » pour la clarté de l’exposé.

L’espace. – Les résidences sont fondées sur un paradoxe spatial : à la fois présence sur un territoire (immersion) et déplacement (déterritorialisation, dépaysement). Résider implique un ancrage et une inscription territoriale de l’auteur, du travail de création. Le rapport au territoire et l’immersion peuvent être renforcés ou contraints par une commande de texte ou un projet culturel. Le territoire peut également être un déclencheur pour l’écriture et une source importante d’information et de documentation. La pratique résidentielle implique également la notion de déterritorialisation. Le déplacement géographique de l’auteur crée un dépaysement, qui peut favoriser et stimuler la création, mais aussi s’avérer déstabilisant. Il nécessite donc de la part de la structure invitante une attention particulière aux conditions d’accueil et d’accompagnement. Un risque peut apparaître : instrumentalisation de l’artiste au service de la valorisation d’un lieu, d’une commune…

Le temps. – Les résidences offrent avant tout du temps à l’auteur pour son travail d’écriture, un « temps hors du temps » et, dans le cas des résidences à projet artistique et culturel, du temps à la structure pour développer son projet culturel. La durée a une importance cruciale : elle doit être suffisamment longue pour que l’écrivain puisse disposer de temps pour créer, s’immerger dans un territoire et, si nécessaire, rencontrer les publics et développer un projet culturel en lien avec la structure et ses partenaires. La question d’un minimum et d’un maximum temporels se pose, car il y a des dérives manifestes : au-­delà et en deçà d’une certaine durée, peut-­on encore parler de résidence ?

Non : une présence de moins de deux mois est insuffisante pour permettre immersion et rencontre avec un territoire, création et éventuel ement animations littéraires. Au-­delà d’un an, la notion de dépaysement ne joue plus… l’auteur est installé… Les durées minimales et maximales sont à pondérer : il ne faut pas les considérer comme des limites infranchissables mais comme des indications. Tout cela dépend de la singularité de chaque projet, contexte et territoire. N.B. : Depuis quelques années sont apparues des résidences fractionnées, qui tiennent compte des contraintes (familiales, professionnelles…) des auteurs.

Pour ce qui concerne la répartition du temps, trois catégories apparaissent : - Pour les résidences de création, où aucune contrepartie n’est demandée aux auteurs, le temps est entièrement dédié au travail d’écriture.
 Les résidences à projet artistique et culturel opèrent une distinction temporelle en réservant un pourcentage de temps à la création et un pourcentage aux actions culturelles ou animations littéraires.
 Les résidences d’animation, particulièrement courtes et assez fréquemment assorties d’une commande, ne réservent à l’écrivain que peu (voire pas) de temps pour son travail d’écriture. Une autre terminologie s’impose pour qualifier ces projets.

La création. – Le travail de création littéraire est le cœur et la finalité des résidences, ce autour de quoi tout projet prend sens. Recherche, processus et commande sont les composantes liées à ce principe. Liberté de l’artiste et primat du projet artistique sont, de ce point de vue, les deux conditions indispensables au bon déroulement d’une résidence. Le travail de création peut être totalement libre ou contraint, guidé, par une commande.

Les financements Les résidences constituent une pierre angulaire du dispositif d’aides à la création littéraire (qui sont fort peu nombreuses). Le soutien financier apporté à l’écrivain peut prendre d’autres formes que la seule bourse de résidence : soutien à l’édition et à la diffusion, soutien technique et logistique apporté à l’auteur dans sa recherche de matériau pour son œuvre, etc.

L’accueil. – La prise en compte du « déracinement » de l’écrivain, de sa présence sur un territoire qui lui est étranger, est essentiel e pour comprendre l’importance de ce principe. Les composantes liées à l’accueil sont : le confort matériel, la présence de l’hôte et l’accompagnement sur le territoire. L’auteur est un invité. Organiser une résidence requiert ainsi une bonne connaissance de l’écrivain et de son travail, du territoire et de ses acteurs, ainsi qu’un travail de préparation en amont et un suivi de l’après-­‐résidence.

La rencontre. – Ce principe est la constante énoncée par les auteurs et les structures ; ce que les écrivains, par-­delà le temps de création, attendent d’une résidence (le « plus » par rapport aux bourses d’écriture) et ce que les lieux recherchent en accueillant les artistes. Au terme de rencontre est très fréquemment associé celui d’échange.

Ce temps est-­il quantifiable en termes de nombre d’heures, de pourcentage, comme c’est souvent le cas ? Si une contractualisation garantit les dérives possibles de part et d’autre, il semble plus pertinent de négocier avec chaque auteur, en fonction de ses attentes, de sa façon de travailler, de ses compétences et du projet du lieu, le nombre et la nature des interventions. Nous touchons là un point sensible de ce type de résidences...

L’accent peut être mis sur la rencontre avec les populations, mais les résidences sont aussi l’occasion pour les auteurs de rencontrer les acteurs de la chaîne du livre présents sur le territoire. Les résidences induisent également, pour certains auteurs, une forme de socialisation, une occasion de sortir de l’isolement propre à la création littéraire.

La transmission. – La présence de l’auteur sur un territoire permet de mettre en œuvre un travail de médiation et d’actions culturelles autour de son écriture et, au-­delà, de la littérature. On observe trois types de résidences de ce point de vue :
 celles qui reposent essentiel ement (ou exclusivement) sur un projet artistique et proposent pour la plupart, a minima, à l’auteur une occasion de rencontre avec le public ;
 celles qui se fondent sur le seul projet culturel et pour lesquel es la transmission est le principe dominant et la finalité ;
 les résidences à double projet : la question de la transmission y est la plupart du temps contractualisée dans le cadre d’un projet culturel en lien avec le projet artistique de l’auteur.

La formation. – Les résidences peuvent également participer à la formation de l’écrivain, par la présence d’un centre de ressources, par l’interdisciplinarité de la structure d’accueil, par la rencontre avec un territoire, sa population et ses réseaux artistiques, mais aussi parfois par le biais des ateliers d’écriture et des animations littéraires. La commande d’écriture peut également donner accès à une source d’informations importante.

La diffusion. – La diffusion, dans le domaine littéraire, peut prendre plusieurs formes : lectures lors d’une rencontre publique, communication autour de l’œuvre et du travail de l’auteur, diffusion des ouvrages par la structure, préachat d’ouvrages, édition, etc.

Le contexte. – Ce principe regroupe des contraintes, des choix et des procédures qui peuvent agir comme des composantes, en fonction de leur intensité et de leur incidence sur la nature du projet. Les aspects juridiques, administratifs et financiers : financeurs, partenaires institutionnels et politiques, ainsi que le statut de la structure organisatrice (publique ou privée) orientent la nature de chaque projet. La nature du lieu (centre d’art, lieu patrimonial, structure affiliée à un organisme ou à une fédération, festival, municipalité, ou bien encore prison, hôpital, établissement scolaire…) peut également avoir une influence sur la nature et le projet de la résidence. Enfin, le choix de l’auteur peut, dans certains cas, devenir une composante à part entière, notamment lors de la présence d’un cahier des charges et d’un appel à projet.

sur le terrain : Ouessant, août 2011, Yann Dissez, Christian Ryo (CRL Bretagne), Isabelle Le Bal (Salon du livre insulaire)

 

Pourquoi accueillir un auteur ?


Absence d’auteurs…

Poètes et non-­romanciers en étaient réduits à vivre disséminés sur le reste du territoire, parmi les non-­écrivains. Ce qui avait pour effet de les rendre difficilement localisables, et de contribuer à leur manque de visibilité dans l’espace littéraire. Et puis de toute façon, pourquoi se faire chier la vie à chercher où étaient planqués les poètes et autres non-­romanciers ? On avait créé un Quartier des écrivains, à partir de là les choses étaient claires, quiconque y avait une adresse était un écrivain, quiconque n’en avait pas était un non-­écrivain. Cyril et Martinez, Deux jeunes artistes au chômage.

Lorsque l’on s’interroge sur la présence des écrivains dans la société, sur le sens de cette présence, son pourquoi ?, son pour quoi faire ? et son comment ?, il est nécessaire au préalable de faire un pas en arrière… Ne pas considérer a priori cette présence comme naturelle et nécessaire. Le point de départ de la réflexion n’est donc pas la présence de l’auteur mais son absence… La littérature est en effet l’un des seuls domaines artistiques où la présence du « premier protagoniste » n’est à aucun moment absolument nécessaire.

Dans le spectacle vivant, la présence de l’artiste est indispensable, condition sine qua non à l’existence de l’œuvre. Durant le travail de création, chorégraphes, metteurs en scène, danseurs et acteurs sont présents dans le théâtre. Lors des représentations, même si chorégraphes et metteurs en scène ne sont pas systématiquement présents (et ne sont pas présents physiquement sur scène), ils accompagnent généralement une partie de la tournée.

Les arts plastiques se rapprocheraient plus de la littérature : l’artiste peut créer chez lui, vendre ses œuvres, qui ont ensuite leur vie propre, et n’avoir jamais de nécessité d’apparaître. Oui… s’il n’y avait, dans le dispositif de présentation de l’œuvre, le moment capital du vernissage, qui est précisément celui où l’artiste est présent aux côtés de l’œuvre et des publics. Il est la plupart du temps également présent, lui-­même ou ses assistants, dans le musée ou dans la galerie lors de l’installation.

Ainsi, dans le spectacle vivant et dans les arts plastiques, l’auteur est présent a minima lors de la diffusion de l’œuvre et bien souvent pour une partie de sa création. C’est à ces occasions que sont données au public des possibilités de rencontres et d’échanges autour du travail en cours ou de l’œuvre elle-­même.

Il en va tout autrement de la littérature… Pour écrire, l’auteur n’a besoin d’aucun soutien technique ou logistique, d’aucun lieu spécifique tels l’atelier du plasticien ou le plateau du metteur en scène et des comédiens (à l’exception de lieux où il pourra trouver des « matériaux » pour son œuvre, mais dans lesquels il se rend la plupart du temps seul, incognito, sans aide ou dispositif extérieur).

S’il doit trouver des financements qui lui permettent de dégager du temps pour son travail de création, nous avons vu que, la plupart du temps, il exerce une activité rémunérée (où il n’apparaît pas comme écrivain, mais comme salarié de telle ou telle entreprise ou institution). Il peut également solliciter une bourse, auquel cas il n’aura aucune contrainte de présence. Il peut enfin pratiquer des activités périlittéraires (ateliers, rencontres) ou solliciter une résidence. C’est seulement à ces occasions qu’il sera présent dans la cité « en tant qu’écrivain », nous y reviendrons.

Les conditions de production de l’œuvre ne nécessitent donc que très rarement une présence de l’« artiste auteur » dans la société et, une fois le livre publié, celui-­ci peut exister de façon autonome. Sa diffusion peut également se passer de l’intervention de son auteur (Maurice Blanchot en est une figure emblématique). L’éditeur, le libraire, le diffuseur, le distributeur, le bibliothécaire, la presse… se chargent de la « vie du livre », qui a donc son existence propre, indépendante de celle de son auteur.

Ajoutons l’étrangeté française (pas de tradition de commandes des magazines, comme aux USA – hors leurs « numéros d’été » ! –, pas de commandes de fictions radiophoniques – Hörspiel – hors France-­‐Culture, comme en Allemagne) d’une « saison » de demande sociale de plus en plus restreinte : on pourrait être à 10 endroits en même temps dans les 3 jours de Lire en Fête ou du Printemps des Poètes, toute notre activité publique se situe de novembre à mai, et plus aucun revenu du 15 mai au 15 octobre (certains amis auteurs parlent déjà de saison de pêche). François Bon, Les Auteurs et l’argent.

De plus, la place que réserve la société aux écrivains et le regard qu’elle porte sur eux corroborent ces faits : si les photographes, les illustrateurs ou les plasticiens interviennent en tant que tels dans les universités, les écoles d’art ou les formations spécifiques, s’ils travail ent pour les magazines ou la presse quotidienne, les écrivains, eux, ne bénéficient que de très rares opportunités. Elles sont principalement situées au moment d’opérations telles que « À vous de lire », « Le Printemps des poètes », « Le Salon du livre de Paris » (par exemple pour le « Libé des écrivains »), c’est-à-­dire concentrées sur quelques courts moments de l’année, où certains croulent sous les sollicitations. Il n’existe pas non plus en France, comme c’est le cas aux États-­‐Unis, de cours de creative writing dans les universités, postes souvent occupés par des auteurs. Les écrivains ne sont donc reconnus comme tels que quelques jours bien balisés dans l’année, avant de disparaître pendant le reste du temps. Leur présence dans la société est donc sporadique, diffuse, et c’est bien plus leur inexistence en tant qu’êtres sociaux qui les caractérise.

Cette situation, singulière dans le monde de l’art, a plusieurs conséquences :
 Le travail de création demeure « caché ».
 Le texte et l’auteur prennent une existence autonome : le texte sous forme de livre, partiellement recouvert, la plupart du temps, d’un bandeau redoublant en gros caractères le nom de l’auteur, comme pour convoquer sa « figure », alors que son être physique demeure absent. Seules quelques photographies dans les librairies ou dans la presse évoquent son visage (les passages télévisés étant réservés à une faible proportion d’écrivains). L’auteur, quant à lui, hors ces quelques apparitions « fantomatiques », ne sera présent qu’en de rares occasions (rencontres ou signatures), devant un public restreint.
 Cette absence peut ainsi être la cause de fantasmes et de mythes, d’une mythification de la « figure de l’auteur ».

Par ailleurs, le texte, reproduit et démultiplié mécaniquement par les procédés d’impression, subit un double arrachement : à son créateur (il ne porte aucune trace du corps, du geste de l’écrivain, aucune singularité qui pourrait le rattacher à un individu) et à son unicité (que seul incarne le manuscrit/ tapuscrit original, qui demeure le plus souvent invisible). Cela participe de ce que Walter Benjamin désigne sous le nom de reproductibilité technique : l’œuvre d’art est démultipliée par la reproduction technique et perd l’ aura (son authenticité, son unicité, sa matérialité…) qui émane d’elle lorsque nous la rencontrons au « lieu où elle se trouve ». « Une chose échappe même à la reproduction la plus parfaite : l’ici et maintenant de l’œuvre d’art – son existence unique au lieu où elle se trouve. » La littérature est le lieu privilégié de cette reproduction massive. Le texte s’émancipe de son créateur, prend une vie autonome, d’autant plus distincte qu’il ne conserve aucune trace du geste de l’auteur, de son corps (à la différence des reproductions de peintures, par exemple).

Ce qui peut permettre de retrouver l’aura, c’est sa mise en corps et en voix par la présence de l’auteur – visage, corps, voix – lisant, incarnant son texte ou parlant de son travail de création, lors de lectures, de performances ou de rencontres publiques.

Le succès des signatures et dédicaces, en librairies et dans les salons, est peut-­‐être le signe d’une recherche par le public d’une rencontre avec l’être vivant qu’est l’écrivain, d’une trace de ce corps sur l’objet livre. Quoi qu’il en soit, ces brefs échanges seront insuffisants pour que s’instaure une relation autour de l’œuvre, du travail d’écriture.

Attention toutefois à ne pas confondre l’auteur et son œuvre ! Bernard Lahire montre que la société médiatique confond fréquemment l’« écrivain-­personnage public » et l’« œuvre littéraire ». L’individu, l’homme écrivain, vit une sorte de dédoublement (voire de « détriplement ») : d’un côté, l’auteur de l’œuvre, qui peut venir en parler, en lire des extraits en public (double de celui qui écrit, selon Bertrand Leclair, en « représentation de soi-même ») et, de l’autre, l’homme « ordinaire », l’individu vivant comme tout un chacun. Accueillir un écrivain suppose de prendre en compte ces identités multiples (identité sociale de l’écrivain, existence en tant qu’écrivain dans la société et personne humaine) et de bien les distinguer. L’individu n’est pas nécessairement à l’image de l’œuvre : le livre n’est pas l’écrivain, le narrateur n’est pas l’auteur, même s’il peut y avoir de grandes proximités (mais toute ressemblance… ne serait que pure coïncidence). L’auteur peut néanmoins puiser dans sa vie, en faire le récit, comme le montrent notamment les ouvrages classés sous le terme d’autofiction. On veillera cependant à garder à l’esprit la part de fiction inhérente à ladite autofiction.

Ces distinctions peuvent prêter à sourire, paraître évidentes et superflues, et pourtant : combien d’écrivains invités comme spécialistes de tel ou tel sujet, sous prétexte que leur livre l’aborde, combien de rencontres littéraires qui ne portent que sur le sujet du livre, combien d’a priori sur l’auteur de tel ouvrage « désespéré » (qui s’avère en réalité un homme souriant, affable et serein), sur une aisance supposée de tel écrivain auprès des publics « difficiles » (sur la seule foi de ses écrits), sur la nature solitaire de tel autre, etc.

Les résidences (entre autres dispositifs d’accueil d’auteurs) conjuguent au plus haut point les deux modes de présence de l’écrivain, en plaçant au cœur du projet le quotidien de la vie et de la création. Lire l’œuvre, d’une part, et échanger avec l’auteur en amont de sa venue, d’autre part, sont les plus sûrs moyens de bien séparer et prendre en compte les différentes facettes de l’auteur et de son œuvre.

La réception des textes littéraires est également singulière. La lecture étant un acte individuel, il n’est pas souvent donné aux lecteurs l’occasion de partager cette expérience esthétique et artistique, à la différence du spectacle vivant et du cinéma, où l’on se rend en groupe ou en famille et où l’on peut ensuite échanger sur ce que l’on vient de voir. Dans les musées, endroits publics où l’on peut se rendre à plusieurs, échanger avec d’autres visiteurs ou profiter de la présence d’un médiateur, le rapport à l’œuvre n’est pas non plus solitaire. Il y est possible de partager ses impressions, de bénéficier de la médiation de tiers, de prolonger l’expérience artistique par la parole (ce qui permet de construire progressivement une pensée de l’œuvre, de mettre des mots sur une émotion, fût-­elle négative, de se construire une culture artistique).

Dans le champ littéraire, de telles occasions restent très rares : clubs de lecteurs, soirées lecture en présence de l’auteur… Les possibilités d’échanger sur l’œuvre, de bénéficier d’une médiation ou de rencontrer l’auteur sont peu fréquentes. Pour ce dernier, la rencontre avec ses lecteurs, sa présence dans la cité en tant qu’écrivain peuvent être très occasionnelles, voire inexistantes, s’il ne fait pas de démarche volontaire en ce sens. Où l’on mesure, encore une fois, l’importance de développer dispositifs et projets d’accueil d’écrivains.

 

Et présences d’auteurs

Est-­il nécessaire qu’un texte trouve son prolongement dans la parole de son auteur ? Si oui, pourquoi ? Les écrivains doivent-­ils apparaître – leur corps et leur voix ? Qu’est-­‐ce qu’une parole d’écrivain ? Cette rencontre favorise-­‐t-­elle la lecture ? Brigitte Giraud, « L’auteur et la médiation », in Comment organiser une manifestation littéraire.

Il est donc important de s’interroger sur les enjeux de la présence de l’auteur, sans la considérer a priori comme naturelle, évidente, acquise et nécessaire. D’autant que les auteurs, comme nous l’avons vu, ont très peu d’occasions d’être présents en tant qu’écrivains : ils sont très peu sollicités par l’enseignement secondaire ou universitaire, la presse… et rien, dans le temps de création et de diffusion de l’œuvre, ne rend nécessaire leur présence. Accueillir un écrivain part donc d’une décision libre et volontaire de l’invitant et suppose de s’interroger sur les raisons pour lesquelles on le fait venir. Il en va de même pour l’auteur lorsqu’il accepte ou sollicite une invitation.

Nous touchons ici à la question centrale de la place de l’auteur dans la société, qui soulève d’emblée une série de questions connexes :
 Pourquoi accueillir (et rémunérer) un auteur ?
 Que peut-­il apporter, de par son « être auteur », ses qualités humaines et relationnelles ?
 La présence de l’auteur apporte-t­-elle quelque chose à la compréhension, à l’accès au texte, à la médiation autour de la littérature ?
 Que faire avec un auteur ? Quels types d’actions, de projets sont possibles ?
 Que peut-­on lui demander ? À quelle place peut/doit-­il se situer ?
 Que permet sa présence physique ? Quel sens lui donner ? Que requiert-­elle ?
 Qu’est­-ce qui peut rendre nécessaire la présence de l’écrivain dans la société ? Quelle est cette nécessité ? La présence physique de l’auteur n’est-­elle pas un obstacle à l’œuvre ?
 Quel sens, quels enjeux et quelle « plus-­value » pour l’auteur lui-­même ? Pour les publics ? Pour la structure qui l’accueille ? Pour la diffusion/médiation de la littérature ?
 Quels sont les risques ?
 Et enfin, que peut attendre le public en venant voir un auteur lire, rencontrer un écrivain ?


responsable publication _ tiers livre invite... © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 mai 2012
merci aux 2892 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page