Fos-sur-Mer | vingt fois voir naître la couleur

que voir ne suffit pas lorsqu’une aciérie le déborde


Mon premier contact, brutal, géant, fascinant à l’intérieur d’une aciérie remonte à 1975, alors étudiant aux Arts et Métiers (j’en serais viré, mais ça ils ne me l’enlèveront pas) alors que nous montions nous embaucher à Longwy en intérim pour l’été. Je crois depuis lors n’avoir jamais cessé en moi cette puissance du paysage industriel, lorsqu’il rassemble ainsi une origine de l’aventure humaine, et déploie cette origine dans la communauté humaine que constitue une telle usine, où 3 500 personnes travaillent sans jamais cesser la coulée continue.

Bateaux qui attendent à la file, sur la mer, pour livrer au quotidien de quoi alimenter 130 fours de chacun 40 tonnes de charbon transformé en coke, puis amené aux deux hauts-fourneaux, et de là, par ces poches cylindriques de 600 tonnes, convoyé en fusion vers la coulée qui en fera ces brames parallélipipédiques, puis le train de laminoir qui en fera ces bobines prêts à partir dans les industries de conversion, jusqu’à faire retour vers notre quotidien, ce qu’il comporte encore d’acier.

Au terme de ces quatre mois de rencontre d’écriture, mon regard a changé : chaque lieu, chaque bâtiment correspond pour moi à un travail précis, à telle histoire – une histoire que tous ici savent aussi chargée de morts. Mais avant tout ce chantier qui l’a érigée, il y a exactement quarante ans, dans ce lieu intermédiaire entre la terre et la mer.

Ce matin, à nouveau nous le visitons. Un film se construit. Le chef-op, Pierre Bourgeois (qui était déjà, avec Fabrice Cazeneuve, de notre aventure Paysage Fer en 2002), est un photographe d’exception. La visite est pour lui. Je le vois demander des arrêts précis, faire reculer la voiture (zones interdites aux piétons) d’un mètre seulement parfois. La main droite (je me ferai expliquer plus tard) règle d’un doigt l’équilibre diaph et vitesse, et d’un autre doigt la correction de niveaux de saturation, tandis que la main gauche agit zoom et objectif, et que le corps tout entier est visiblement requis pour la mise en place du cadre. Mais ce n’est pas un exercice de pensée, plutôt un jeu immédiat de construction par l’oeil, qu’en ce lever de jour, dans la lumière pâle et rasante de l’hiver, il va multiplier durant près d’une heure et demie. Qu’est-ce qu’il voit différemment de moi, le Pierre avec ses 12/10 de chaque oeil, quand je corrige laborieusement ma myopie ? Ses photos, que nous visionnons un peu plus tard, sont admirables. Encore ne s’agit-il que de formats RAW, et il utilise l’ancien vocabulaire argentique, « développer » pour l’étape qui suivra, chez lui, fins redressements de cadrages, levées des noirs, apurement des tons et contrastes – l’art du voir, comme l’écriture, est aussi une construction rétrospective.

Moi, j’admire toutes ces nuances de noir dense, dans les pyramides de charbon ou un ravinage de pluie dessine d’étranges courbes, et que l’arrosage chargé d’un léger vernis rendu ici nécessaire en cas de mistral renforce encore la merveille de ces tons chromatiques. Les bâtiments obéissent à leur destin utilitaire, mais incluent échelles, passerelles et rampes pour le contrôle et l’entretien. Les roues dentées, les godets des grues, sont proportionnés aux masses qu’ils déplacent. La coque bleu clair d’un cargo semble ne pas présenter de différence avec la nuance du ciel.

Dans l’énergie du matin, les engins excavateurs foncent à d’énormes vitesses, d’autres convoient sur un seul plateau six bobines de quarante tonnes. Des hommes en masque s’activent sur les parois des fours rougeoyants de la cokerie. Ici, les fumées sont captées, l’eau recyclée, une unité GDF commercialise le gaz récupéré, une autre usine conditionne l’air qui sera soufflé dans la fusion pour que coke et fer fondent en acier. L’air est brouillé sur les entassements de brames trompeusement calmes.

Moi aussi, pour ma propre documentation, j’actionne mon petit appareil photo-numérique. Au contraire de Pierre Bourgeois, je le laisse en mode automatique. Ici, ce n’est pas dans l’instant même qu’il peut y avoir des mots. Je me renseigne de tous les détails techniques possibles, que me donne généreusement Serge Geairain, tandis que Jean-Yves Yagound, à côté de moi à l’arrière de la petite fourgonnette, cogite sans doute très différemment, en terme de cinétiques, plastiques, convergences des images et des textes dans une narration.

Ce soir, dans le train retour, je transfère mes images sur l’ordinateur. Je reconnais ces géométries qui m’émeuvent. Je suis conscient de l’infranchissable fossé entre ces images (Pierre aime à citer la phrase de Godard sur la différence entre « une image juste, et juste une image ») : le paradoxe du web c’est que chacun de nous manipule en permanence l’ensemble de ces outils (encore je n’ai pas parlé du fascinant paysage sonore dans lequel nous nous déplaçons), mais que le travail collectif maintient l’exigence individuelle, dans son domaine de compétence. Je ne sais pas, je ne crois pas, que l’écriture soit une compétence, comme la maîtrise d’un travail photographique (Pierre a longtemps travaillé pour Gamma avant de travailler à son compte, et la photo est pour lui une passion née de l’adolescence).

De notre fragment de nuit dans l’usine, la veille au soir, Jean-Yves Yagound me montre, sur son petit Lumix, une courte vidéo faite à l’arrache : l’écran est noir, hors le relief en avant-plan d’une masse sombre. Dans la grande nuit de l’image, une torchère bleue très fine laisse filer presque horizontale, minuscule et mobile, sa flamme de gaz. Il y a vie.

Nous sommes ensemble dans un projet où chacun est pleinement impliqué. Je m’interroge sur comment eux deux, pourtant, voient différemment que moi. Par exemple, je ne sais rien de l’ordre des couleurs. Ici, pourtant, elles sont manifestes et d’autant plus belles que la tâche sidérurgique avale tout dans son ordre monochrome. Pourtant, quarante ans d’air salin et de l’usure du travail ont donné à chaque grillage, chaque paroi ou chaque dentelle de fer sa nuance propre. Dans le carnet de mes images, j’érode lentement la couleur jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Puis je reviens à cet instant où je la vois naître, juste naître. Il me semble que cette frontière, par rapport à la netteté aperçue des contrastes, des compositions réalisés ce matin par Pierre Bourgeois, correspond à quelque chose de ma perception, qui – même dans une sursaturation de beauté comme ce matin – ne passe pas de façon privilégiée par l’ordre visuel. Accepter, plutôt que faire cheminer mes images vers la réalité à laquelle j’étais confronté, lorsque de telles conjonctions la rendent exceptionnelle, de s’en servir au contraire comme traces qui régresseraient vers ma propre perception intérieure ? Mais que ce n’est pas un argument, puisque mes deux collègues pourraient aussi énoncer la même chose, et que ça vaut aussi probablement pour l’écriture.

C’est ce que j’ai essayé sur vingt de ces images numériques, captées ce matin. Nous le savons : le geste photographique sera le coeur de l’exploration que mèneront en avril et juin, lors du tournage, Jean-Yves Yagound et Pierre Bourgeois. Le webdoc dont nous avons le projet inclura des galeries d’images fixes, comme il inclura des entretiens, et la beauté de ces moments de lecture, visage voix texte, qui closent chaque séance d’écriture.

« Le chantier a commencé », dira Jean-Yves pour l’au-revoir.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 janvier 2013
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