Philippe De Jonckheere | Contre (extrait)

le vendredi 26 avril, à Suresnes, performance "Contre" avec Dominique Pifarély et Philippe De Jonckheere


Depuis plusieurs mois, Philippe De Jonckheere propose sur Désordre un journal images/texte dont le premier principe c’est les dates imaginaires, bien au-delà du 30 de chaque mois, et le tenseur un seul mot : contre.

Le 26 avril, la médiathèque de Suresnes (merci Julien Pauthe) nous invite à une performance commune, Dominique Pifarély (violon, traitements numériques), Philippe De Jonckheere (projections) et moi-même (voix). J’ai proposé à mes 2 compagnons de changer un peu le dispositif de Formes d’une guerre : d’abord s’ancrer sur les textes de Phil, et explorer en amont et autour d’où eux-mêmes ils sourdent. Ainsi, j’aimerais intégrer les 2 textes que Henri Michaux lui-même a titré Contre, et revisiter avec eux deux, peut-être en ouverture, mon propre texte Peur. Et je m’approprie les textes de Phil dans un montage / commentaire / réécriture de la même façon que Dominique Pifarély capte ma propre voix dans l’intérieur de ses traitements sonores.

Ci-dessous, un morceau tel quel repris directement de la masse-texte de Philippe, et qui pourrait venir en ouverture.

 

Philippe De Jonckheere | Contre (extrait)


 

1

Contre, c’est faire toute sa place à la fiction.

 

2

Contre, c’est être tout contre, même contre soi, contre ses proches, contre ses amis (pour mieux les aimer, pour mieux s’accepter).
Contre, c’est être exigeant.
Contre, c’est travailler dès que c’est possible, dès que s’ouvre une fenêtre.
Contre, c’est se cacher, se cacher tout près, là-même où on ne vous attend pas, sur le petit banc abrité des regards à quelques encablures de son travail.
Contre, c’est refuser les médias, les lire, les écouter et les voir le moins possible.
Contre, c’est faire des détours.
Contre, c’est approfondir, systématiquement.
Contre, c’est travailler, encore et encore.

 

3

Contre, c’est manquer de sommeil.
Contre, c’est tricher (avec la grande broyeuse, surtout pas avec soi).
Contre, c’est partager, les raccourcis, les astuces, les contres.
Contre, c’est ne jamais prendre le chemin le plus court.
Contre, c’est prendre toutes les pauses-cigarettes, même quand on ne fume pas.
Contre, c’est noter ses rêves tous les matins.
Contre, c’est prendre les choses en note.
Contre, c’est photographier, tout photographier, ne serait-ce que pour savoir de quoi les choses auront l’air quand elles seront photographiées.
Contre, c’est ne pas laisser un pouce de terrain.
Contre, c’est refuser.
Contre, c’est lutter.
Contre, c’est résister.

 

4

Contre c’est argumenter, longtemps, souvent.
Contre, c’est aller au bout des choses.
Contre, c’est écrire, même quand ça ne vient pas.
Contre, c’est ne jamais perdre son temps.
Contre, c’est faire feu de tout bois.
Contre, c’est retourner les pierres, non pour voir ce qu’il y a dessous, mais pour les retourner.
Contre, c’est refuser les discours politiques.
Contre, c’est refuser les explications rationnelles.
Contre, c’est refuser la communication.
Contre, c’est lire de la poésie, en apprendre par cœur, s’en réciter à tout moment.
Contre, c’est écouter, vraiment écouter de la musique, s’obliger à écouter un disque par jour. Un disque exigeant. De la musique savante.
Contre, c’est regarder les films en version originale.
Contre, c’est noter dans son agenda des rendez-vous avec soi-même.

 

5

Contre, c’est faire des ratures, corriger, beaucoup corriger, tailler dans le vif, ne pas faire de quartiers, ne pas faire de sensibleries.
Contre, c’est lire le soir avant de dormir. Contre c’est la lecture du soir.
Contre, c’est aérer sa chambre tous les matins.
Contre, c’est sortir marcher tous les jours.
Contre, c’est nager à contre-courant, contre soi-même.
Contre, c’est rendre visite à ses amis, le faire souvent, ne pas écouter leurs excuses qu’eux ne le font pas aussi souvent.
Contre, c’est tricher sur l’heure du repas.
Contre, c’est travailler sur mille choses à la fois ou sur une seule.
Contre, c’est ne pas répondre au téléphone.
Contre, c’est prendre le temps de se faire à manger et de s’appliquer à chaque plat. Même et surtout pour soi seul.
Contre, c’est recommencer depuis le début.
Contre, c’est ne jamais abandonner, jamais.
Contre, c’est ne pas abdiquer.
Contre, c’est le combat de tous les jours.

 

6

Contre, c’est faire siennes les corvées, les tâches ménagères, les faire bien.
Contre, c’est travailler dur à ce qui peut être fait et ne pas accepter ce qui ne peut pas être fait.
Contre, c’est s’imposer une discipline luthérienne à être immoral.
Contre, c’est discuter sans cesse.
Contre, c’est dire, et appeler les choses par leur nom.
Contre, c’est tout un programme.
Contre, c’est tout un programme dont la liste des items ne fait que s’allonger.
Contre, c’est trop embrasser, tout le temps.
Contre, c’est s’organiser, collectivement préférablement.
Contre, c’est refuser l’organisation.
Contre, c’est exiger l’impossible de soi.
Contre, c’est ne pas battre en retraite et tenir tête.
Contre, c’est faire spectacle de toutes choses.
Contre, c’est respirer.

 

7

Contre, c’est arriver plus tôt au travail et profiter du peu d’affluence dans l’open space pour travailler contre.
Contre, c’est manger vite le midi pour augmenter le temps de lecture sur le petit banc abrité des regards à quelques encablures de son travail.
Contre, c’est profiter des salles d’attente pour lire, toujours avoir un livre avec soi.
Contre, c’est être à contretemps pour profiter du manque d’affluence, gagner du temps pour pouvoir en fabriquer, voir définition de ce concept.
Contre, c’est systématiquement ignorer le manque de temps, et travailler dans le détail, s’astreindre à une qualité irréprochable même si on ne dispose pas de tels moyens, de telles forces.

 

8

Contre, c’est se battre contre plus fort que soi, et gagner, même quand on perd.
Contre, c’est faire dire aux mots ce qu’ils n’étaient pas destinés à signifier.
Contre, c’est refuser le rouleau compresseur de la dialectique.
Contre, c’est décortiquer la propagande, et la détruire.
Contre, c’est être improductif. Mais pas contre-productif.
Contre, c’est tâtonner.
Contre, c’est se bonifier.
Contre, c’est chanter, même faux, c’est danser même quand on pèse plus d’un quintal.
Contre, c’est refuser les évidences.

 

9

Contre, c’est répondre, en criant même, aux mensonges de la radio, de la télévision, des journaux.
Contre, c’est ne pas lire les journaux.
Contre, c’est ne croire en rien. Vraiment en rien.
Contre, c’est sans fin.
Contre, c’est retarder les issues.
Contre, c’est contredire, jusqu’à l’absurde.
Contre, c’est faire deux choses à la fois, en faisant seulement semblant de faire la tâche apparente.
Contre, c’est ne pas écouter ce qu’on vous dit, ou l’entendre parfaitement.
Contre, c’est se débattre contre la Tyrannie de la réalité.
Contre, c’est faire sa prière à soi-même, cinq fois par jour.
Contre, c’est s’encombrer le moins possible.
Contre, c’est se lester des lectures indispensables.
Contre, c’est fermer les yeux en écoutant la musique.
Contre, c’est lire à voix haute.
Contre, c’est au moins être contre une fois par jour, même quand tout va bien.
Contre, c’est mener toutes ses guerres de front, n’abdiquer dans aucune.
Contre, c’est vérifier les mots dans le dictionnaire.

 

10

Contre Contre aussi.

 

texte : Philippe De Jonckheere, desordre.net.


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1ère mise en ligne 30 mars 2013 et dernière modification le 8 avril 2013
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