Harry Mathews | Lautréamont, l’expérience imprévisible de la lecture et la conscience de cette expérience

POL rassemble les essais critiques publiés en anglais de l’Oulipien Harry Mathews, présentés comme des « pages exploratoires »


Je vais faire des jaloux si je le raconte : ce lundi 22, je suis l’invité d’honneur de la réunion mensuelle de l’Oulipo... Ce qui veut dire qu’à 18h – je tiens l’adresse secrète, ou demandez-là à Paul Fournel ! – je parlerai (10’, c’est court) de mon rapport au numérique, livre et site. Puis ils ont leur ordre du jour, et ensuite casse-croûte. Évidemment impressionné de l’honneur en question (qu’on me fait), et joie aussi de retrouver auteurs souvent croisés, toujours estimés. Et les agapes finiront tôt, pour que notre vénéré Jacques Roubaud puisse aller se coucher tôt (on sait son rituel avec Hervé Le Tellier, qui en sera y a intérêt, d’un échange mail à 4h du matin, quand l’un va dormir après avoir aiguiser son papier de verre pour le Monde du matin, et que l’autre revient à sa forge).

Ce préambule parce qu’on sait que l’adhésion à l’Oulipo est perpétuelle et donc que les Perec et Calvino en font toujours partie, et que des personnes comme Paul Fournel ou Marcel Bénabou en sont une mémoire vivante. Je n’ai pas ce rapport à Queneau, toujours resté dans mes lointains, mais Perec et Calvino sont de mon atelier quotidien, et probablement même de plus en plus.

Et qu’Harry Mathews n’en sera pas, alors que...

Alors que tout simplement ces jours-ci je lis Le cas du Maltais persévérant, plus de 400 pages en 20 essais concernant Perec (magnifique hommage, inclut son rapport à Proust), Éluard, Calvino (sur Calvino et la mort, lire large extrait chez Pierre Assouline), Roussel (sur Venise, texte de fond), l’Oulipo aussi, la traduction, et l’opportunité de découvrir Laura Riding Jackson.

Je me permets ci-dessous la reprise du chapitre que j’ai lu en premier, parce que, là où tout le monde parle de Lautréamont (voir Blanchot : Lautréamont et Sade), Mathews intitule sobrement son texte Isidore Ducasse. Et que cela lui permet – filiation avec le Blanchot – de resituer les Chants de Maldoror dans leur genèse et surgissement d’écriture, et surtout de considérer les Poésies comme part organique et décisive de l’oeuvre.

Peut-être que la spécificité de ce livre (traduit soit par Mathews lui-même, mais surtout par Laurence Kiefé, Marie Chaix, Héloïse Raccah-Neefs), c’est précisément d’être écrit à destination du public américain. Il faut à la fois exercer la critique, désigner ce qui se déplace de l’aventure littéraire, mais fournir les éléments de base. Et on fait ça loin de la soupière parisienne, ça contribue aussi.

En 1995, paraît donc aux USA (Exact Change, Cambridge), une nouvelle traduction des Oeuvres complètes de Lautréamont, par Alexis Lykiard. C’est pour présenter cette traduction qu’Harry Mathews reprend globalement l’histoire et la démarche de l’oeuvre, et ajoute un volet à la bibliothèque encore trop limitée (même si, heureusement, il se promène là quelques géants ducassiens comme Michel Pierssens et son historique maldoror.org), des textes sur Lautréamont. Il s’agit juste d’en donner le goût, exprès je ne reprends pas les notes de bas de page etc.

Lire la page Harry Mathews sur le site des éditions POL, et la page Henry Mathews sur site de l’Oulipo, tenu par Valérie Beaudouin (humble hommage).

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Photographie ci-dessus : Georges Perec & Harry Mathews, 1975, © Anne de Brunhoff, in Georges Perec, Images, Jacques Neefs & Hans Hartje, Le Seuil, 1993.

 

Harry Mathews | Isidore Ducasse


1.

La carrière littéraire d’Isidore Ducasse, héritier de Sade, Byron et Baudelaire et un modèle pour Rimbaud, Alfred Jarry et les surréalistes, a été en fait posthume. En outre, elle a été chroniquement compliquée par les obsessions des commentateurs envers les lacunes de sa biographie et par l’interprétation de deux noms intermédiaires, Lautréamont et Maldoror, le premier étant un mystère et le second une énigme. La réédition de l’excellente traduction d’Alexis Lykiard, avec son appareil critique si utile, offre aux lecteurs anglophones l’occasion rêvée de s’intéresser à l’œuvre d’un des écrivains les plus originaux de son temps.

Ducasse est né le 4 avril 1846 à Montevideo, en Uruguay. Ses parents étaient tous deux originaires de Bigorre, la région autour de Tarbes, dans les Hautes-Pyrénées. Son père, secrétaire puis chancelier au consulat français de Montevideo, était aisé. On ne sait pas grand-chose de sa mère, morte un an et demi après la naissance de son fils ; peut-être un suicide. En 1859, Ducasse est parti poursuivre sa scolarité en France, d’abord au lycée de Tarbes jusqu’en 1862, puis à Pau où il a achevé ses études secondaires et passé son baccalauréat. En 1867, il est retourné brièvement à Montevideo avant de s’installer à Paris pour les quelques années qui lui restaient. Il y a vécu des subsides paternels, habitant des meublés, déménageant fréquemment mais sans jamais quitter le quartier des grands boulevards et de la Bourse. En 1868, une première version du chant ouvrant Les Chants de Maldoror est parue anonymement et, comme toutes les œuvres de Ducasse, à compte d’auteur. L’année suivante, Maldoror entier a été imprimé et relié en Belgique, l’auteur apparaissant sous le nom de « Comte de Lautréamont » ; craignant des ennuis avec la censure impériale, l’éditeur a refusé de distribuer le livre en France. En 1870, Poésies I et II sont publiées avec le véritable nom de l’auteur en page de titre. Isidore Ducasse est mort pendant le siège de Paris le 24 novembre de cette même année.

Même à partir d’un résumé aussi succinct, on peut comprendre la fascination qu’a exercé la vie de Ducasse sur ses lecteurs. Ses origines à la fois cosmopolites et provinciales, la mort prématurée et inexpliquée de sa mère, la précocité de sa production, sa propre mort prématurée offrent de quoi alimenter une légende prometteuse. Si les faits sont incontestables, il est vain de ne pas inclure la vie de l’auteur dans l’étude de son oeuvre. Un exemple pertinent : François Caradec observe que Ducasse « parlait avec un accent gascon » et que certaines de ses fautes d’orthographe et de ses tournures de phrases reflètent le parler de Bigorre. Mais le piège biographique qui a dérouté tant de critiques vient d’événements dont on sait trop peu de choses. Le problème, comme le souligne Caradec dans son excellente biographie, n’est pas d’en savoir si peu à son sujet mais d’en savoir trop ; et poussés par le ton particulier de ses écrits, nous en tirons des déductions en succombant à la tentation de combler les vides. Un processus qui n’a rien de fiable. N’empêche, le piège est là, et moi-même, j’ai bien failli y tomber. Par curiosité à l’égard de cet homme, j’ai eu envie de savoir quelle relation il entretenait avec son père ; s’il avait souffert de la mort de sa mère (à en croire un contemporain, en se retrouvant devant la carcasse pourrissante d’une vache, il aurait demandé : « Les humains puent-ils autant lorsqu’ils meurent ?... et maman aussi ? ») ; comment il organisait son temps quand il vivait à Paris ; s’il était homosexuel ; ce que furent ses expériences sexuelles. D’autres anecdotes concernent plus directement l’œuvre. Un récit selon lequel, à la mer, Ducasse « nageait comme un poisson » renvoie à l’accouplement aquatique de Maldoror et du requin. Un autre texte affirme qu’il « n’écrivait que la nuit, assis à son piano. Il élaborait ses phrases en les déclamant, ponctuant sa récitation d’accords musicaux ». Cette méthode, « le désespoir des autres locataires », fait penser à un « langage du corps » qui aurait enchanté Roland Barthes. Si Ducasse a bel et bien été surnommé « Le Vampire » en classe, cela contribue-t-il à expliquer la silhouette récurrente du vampire dans Maldoror ? Après sa mort, on est censé avoir trouvé des livres de Poe et d’Eugène Sue sur sa table de chevet. Cela indiquerait-il que Poe a exercé sur Ducasse une influence égale à celle de Sue ?

Ces éléments, aussi plausibles qu’ils paraissent, aussi précis qu’ils soient, ne sont pas des faits : ce sont des réminiscences notées longtemps après ou des récits de deuxième ou troisième main, susceptibles de fournir matière non prouvée à spéculation. Dans la même catégorie, on trouve un sujet particulièrement agaçant. Pourquoi, sur la première édition complète de Maldoror, l’auteur apparaît-il sous le nom de « comte de Lautréamont » ? Il semble probable, et seulement probable, que ce nom vienne du Latréaumont qui est le héros d’un roman d’Eugène Sue. Ducasse a-t-il choisi ce pseudonyme ? Il avait certainement lu Sue et Caradec souligne l’attirance du créateur du « diabolique » Maldoror pour le personnage de Latréaumont (« sorte de bouffon cruel, monstruosité morale et physique »). Ou était-ce le nom proposé par Lacroix, qui était à la fois l’éditeur de Sue et de Ducasse, pour protéger l’auteur d’une probable poursuite (telle est l’explication proposée par Jean-Luc Steinmetz, qui a publié récemment une édition de l’œuvre de Ducasse) ? Lykiard, qui, comme à son habitude, passe les théories au crible avec une succincte perspicacité, propose une hypothèse intéressante : « Cette noblesse autodécernée, comte de Lautréamont, représente-t-elle un lien délibéré de l’auteur avec le marquis de Sade et Lord Byron au sein d’une élite aristocratique de l’esprit ? » Une fois de plus, nous n’en saurons probablement jamais rien. Si cette question m’agace, c’est parce que l’auteur est devenu référence universelle sous un nom qui n’apparaît qu’une seule fois dans son œuvre, qu’il ne mentionne jamais dans sa correspondance et qui a très bien pu n’être qu’un expédient juridique transitoire. Certes, il n’est guère intéressant de combattre un usage si bien implanté ; par contre, Lautréamont a-t-il écrit les Poésies signées « Isidore Ducasse » ?

Pour échapper à ces incertitudes, le mieux est de revenir à l’œuvre. Dès qu’on commence à lire, de nouvelles questions s’imposent, encore plus insolubles et beaucoup plus passionnantes, des questions ne concernant pas des détails chronologiques mais des hypothèses culturelles et intellectuelles qui déterminent notre lecture et, partant, nos réflexions et notre ressenti. Nous continuons à spéculer, à vrai dire l’œuvre nous condamne à une spéculation virtuellement infinie parce que les questions auxquelles nous sommes confrontés n’ont que des réponses provisoires. Quel que soit le lien entre la biographie de Ducasse et ce qu’il a écrit, son écriture possède une vie propre, qui n’appartient qu’à elle : et c’est cette vie-là qui compte.

 

2.

Outre Lautréamont, un autre nom a provoqué d’intéressantes spéculations chez les critiques de Ducasse : celui de Maldoror, le personnage qui domine de manière écrasante la première œuvre de l’écrivain. D’autres personnages apparaissent mais tous, Dieu compris, sont ses subalternes. Un narrateur à la première personne est également là ; mais Maldoror assume souvent ce rôle et même si les deux voix sont distinctes, elles se confondent fréquemment. (Par exemple, dans la scène du bordel au Chant III, nous ne savons pas, avant la dernière phrase, quel « je » nous étions en train d’écouter.)

Que peut signifier le nom Maldoror ? Puisque le personnage affirme sa dévotion au mal, la première syllabe ne pose apparemment aucun problème. Le mot dans son entier a une consonance espagnole, qui suggère mal d(e) horror, « le mal de l’horreur », comme une interprétation possible, assez pertinente. Les sonorités françaises ou espagnoles du nom ont inspiré bien d’autres lectures. Peut-être aucune n’est-elle « fausse ». Après tout, jamais l’auteur ne s’est senti obligé d’expliquer ce mot dont le caractère suggestif est patent, presque une provocation au déchiffrement. Ce caractère suggestif, qui permet des implications susceptibles de varier d’une scène à l’autre tout en conservant une énigme sonore qui plane sur le texte entier, sert indubitablement mieux les buts de l’auteur que la clarification. De fait, Ducasse a introduit dès le titre un premier échantillon de l’incertitude, de l’ambiguïté et du malaise qui colorent tout le livre.

Aussi susceptible que n’importe quel lecteur, je m’empresse d’ajouter que moi aussi, j’ai une interprétation de Maldoror à laquelle je tiens : c’est mal d’aurore. Cette découverte ne m’appartient pas ; cependant, on lit habituellement mal d’aurore au sens de « nuisance de l’aurore » alors que pour moi, mal s’entend comme dans l’expression être en mal de quelque chose de tendresse, d’amour. Maldoror serait alors quelqu’un privé d’aurore, à qui l’aurore manquerait. Une justification évidente de cette lecture : Maldoror a renoncé au sommeil et passe ses nuits à le combattre avec ardeur ; chaque aube vient le libérer de cette lutte quotidienne. Mais ma préférence s’appuie sur une raison plus générale.

Si Maldoror est un personnage unique en littérature, il n’en a pas moins des prédécesseurs : le Manfred de Byron et le Satan de Milton, pour ne mentionner que des prototypes anglais familiers. En dépit de son abjection autoproclamée, il nous gagne souvent à sa cause, par exemple dans le rôle d’un Prométhée moderne et irrévérencieux. S’adressant à l’ignoble Créateur, il le prévient :

« Je frapperai ta carcasse creuse ; mais, si fort, que je me charge d’en faire sortir les parcelles restantes d’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tu aurais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avais effrontément cachées dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais pas qu’un jour [ou] l’autre, je les aurais découvertes de mon œil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais partagées avec mes semblables. »
(Chant deuxième, 3)

Cependant, la plupart du temps, il force notre attention sous les traits d’un scélérat éloquent qui, à l’instar de Richard III, nous comble par l’extravagance de ses méfaits tout en ayant suffisamment d’esprit pour se moquer de lui-même. Maldoror revendique d’être aussi mauvais qu’il est possible de l’être. Après avoir tué les éventuels rescapés d’un naufrage alors qu’ils approchaient de la côte, il se considère comme l’égal de la femelle requin qui massacre sa propre progéniture occupée à festoyer sur le corps des naufragés et des noyés. Maldoror plonge dans l’eau pour la rejoindre :

« [...] Ils tombèrent brusquement l’un contre l’autre [...] dans une étreinte aussi tendre que celle d’un frère ou d’une sœur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration d’amitié. [•..] ayant pour lit d’hyménée la vague écu-meuse [...] et roulant sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l’abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux !... Enfin, je venais de trouver quelqu’un qui me ressemblât !... Désormais, je n’étais plus seul dans la vie !... Elle avait les mêmes idées que moi !... J’étais en face de mon premier amour ! »
(Chant deuxième, 13)

« Un accouplement long, chaste et hideux » : est-il possible de réagir de façon univoque à cette phrase, comme à la scène tout entière, à la fois épouvantable, somptueuse et grotesque ? Ce côté grotesque empêche d’ajouter foi à la passion déclarée du narrateur ; mais comme dans certaines formes de science-fiction d’horreur, avant d’être incrédules, nous voilà transportés par une autre passion. « Un accouplement long et hideux » ne nous aurait pas surpris. C’est le « chaste » qui est inattendu. Non seulement il vient renforcer l’élément d’inceste de la scène (le « hideux » qui suit s’en trouve d’ailleurs coloré) mais il révèle à un moment imprévu une des obsessions fondamentales de Maldoror : son exaltation de la pureté.

Comme dans les contes de Sade, les crimes que commet Maldoror ou dont il est témoin - meurtre, viol et torture – sont accomplis sur des innocents. Certains, comme les victimes naufragées, ne méritent tout simplement pas le destin qui leur échoit ; d’autres sont innocents au sens de candides - une petite fille insoupçonnable, un écolier gentiment plein d’espoir, un jeune homme angélique. Maldoror, contrairement aux bourreaux de Sade, à la fois vénère et méprise la pureté. Il la vénère pour son humanité et la méprise pour son aveuglement face au destin de l’humanité. Le seul être qu’il admire et qu’il aime de façon absolue, c’est l’hermaphrodite du Chant deuxième, dont la sainte abstinence vient de la connaissance, et non de l’ignorance, de la dépravation. Le mal dont parle constamment Maldoror gît moins dans les crimes dont il se vante que dans l’illusion que la pureté est le joyau de la nature humaine. Sa colère vindicative vise à détruire cette illusion. Le jeune homme torturé par Dieu dans le bordel incarne l’innocence et ses justes récompenses :

« Il était littéralement écorché des pieds jusqu’à la tête ; il traînait, à travers les dalles de la chambre, sa peau retournée. Il disait que son caractère était plein de bonté ; qu’il aimait à croire ses semblables bons aussi ; que pour cela il avait acquiescé au souhait de l’étranger distingué qui l’avait appelé auprès de lui ; mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé par un bourreau. [...] Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de disparaître de ce coupe-gorge [...]. »
(Chant troisième, 5)

Ignorer la perversion est impardonnable. L’innocence appelle le châtiment comme une vengeance contre l’illusion qu’elle crée. Le destin de Mervyn dans le Chant sixième est la parabole de cette indispensable leçon ; il faut l’apprendre parce que la cruauté n’est pas affaire de choix mais inhérente à la condition humaine. Maldoror apostrophe l’humanité : « Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’il soit volontaire » (Chant premier, 10, p. 45, id.).

Les violences « sacrilèges » de l’image de la mère (Chant sixième, Chant troisième) confirment ce que croit Maldoror, à savoir que la sauvagerie humaine est innée, que son destin est d’imposer cette croyance au monde, en dépit de sa vénération pour la pureté, en dépit de son amer amour de l’humanité. Il est l’incarnation du postromantisme baudelairien. Aucune aube d’un nouvel espoir n’est possible, même s’il désire le contraire : il est condamné à demeurer perpétuellement en mal d’aurore.

 

3.

Telle est la vision du monde de Maldoror. Les conséquences sont développées dans six Chants, chacun composé d’un nombre varié de « strophes ». Chaque strophe possède sa propre unité interne ; mais si la succession des strophes crée indéniablement une continuité dramatique, elle ne produit pas d’histoire ni même une chronologie. La seule exception se trouve dans le dernier Chant, où la rencontre entre Maldoror et Mervyn prend la forme d’une parabole développée, que l’auteur qualifie de « roman ». Ce conte donne à l’œuvre une conclusion ironiquement conventionnelle et esthétiquement satisfaisante dans laquelle la banalité rassurante de la méthode narrative laisse intacts les délires obsessionnels de cruauté désormais familiers. Ailleurs, la succession des strophes est invariablement non linéaire, un fait qui suggère, en tout cas au lecteur que je suis, que, avec des personnages comme Manfred mais également avec la construction très mosaïque, chargée de digressions de Don Juan, l’influence de Byron apparaît comme déterminante.

La voix que l’on entend dans Maldoror est claire, logique, autoritaire, grandiloquente et reconnaissable à chaque page ; cependant, comme l’ont démontré récemment plusieurs spécialistes, des sources d’une incroyable diversité y sont exploitées. On y retrouve bien des tons différents : celui du barde homérique (dans sa version 1830), du savant, du maître d’école, du romancier donnant dans le gothique, du poète romantique porté sur l’introspection, du mémorialiste blasé ; et on ne peut guère prévoir quand un ton prendra le pas sur l’autre. L’originalité de cette voix repose sur leur fusion sans faille (mais inquiétante) :

« Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m’arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d’une femme ; il est bon d’examiner la carrière parcourue, et de s’élancer, ensuite, les membres reposés, d’un bond impétueux. »
(Chant deuxième, 16)

D’ailleurs, son appropriation ne se limite pas aux styles : des textes existants sont plagiés et parodiés tant et plus, non seulement des œuvres littéraires, depuis la Bible jusqu’à Baudelaire, mais les encyclopédies, les publications scientifiques et la presse la plus courante. Cette précision documentaire rend la lecture fascinante, mais finalement décalée par rapport à l’usage qu’en fait l’auteur. Dans tous les cas, comme dit Steinmetz, le lecteur sent rapidement que d’autres textes surgissent de partout, derrière les mots immédiatement lisibles. (L’ouverture même « Plût au ciel... » est l’équivalent moderne de la classique invocation à la Muse.) Toute une gamme de spectres est convoquée, à qui on insuffle une vie nouvelle ; il suffit de sentir cette présence fantomatique et de concentrer notre attention sur ses avatars.

Ducasse, à l’évidence, n’a pas été le premier plagiaire à réussir. (On apprécie qu’il ait fréquemment pillé Charles-Robert Maturin, qui a collé, dans l’Histoire de Melmoth le Voyageur, le récit complet de La Religieuse de Diderot.) Mais personne avant lui n’a fait un usage aussi intensif du plagiat et de l’imitation pour créer une identité poétique - un exploit qui qualifie Maldoror comme modèle pionnier de collages ultérieurs tels que La Terre vaine, Les Cantos, Finnegans Wake et La Vie mode d’emploi. Ce rôle précurseur diffère radicalement de celui assigné à Ducasse par les surréalistes, qui voyaient essentiellement en Maldoror le triomphe de l’écriture automatique inspirée : coordonner une multitude de textes et de genres exige à l’évidence une intelligence consciente d’elle-même. Lykiard fait ce commentaire plein d’à propos : « Il est plus que douteux qu’une œuvre aussi complexe que les Chants ait pu être écrite à toute vitesse », une hypothèse que les surréalistes n’avaient pas été les seuls à faire.

En important un genre stylistique dans un contexte différent, on peut s’attendre à des surprises. Dans le passage suivant, la comparaison homérique, ornement fréquent de l’œuvre, exploite des éléments venus de deux traités techniques :

« Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître, s’enfonça dans les crevasses d’un couvent en ruine. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l’arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile, se perdit dans les hautes couches de l’atmosphère. »
(Chant cinquième, 2)

La première comparaison est surprenante mais cependant intelligible ; la seconde frise le comique. À vrai dire, l’humour joue un rôle récurrent pour chambouler avec malice les hypothèses que nous ne cessons d’échafauder au cours de la lecture. Il faut souligner que l’humour chez Maldoror est vigoureusement pince-sans-rire, refusant toujours de se déclarer : comme chez Kafka et Queneau, il est le produit inévitable d’une « logique » rigoureuse appliquée à une matière pas exactement adaptée (la logique, peut-être, vient ici de l’axiome disant que tous les composants de notre culture sont égaux et omniprésents). Maldoror lui-même affirme que le rire lui est étranger. Un de ses multiples commentaires sur le sujet illustre sa feinte et l’effet réel de ses mots :

« Souvent, il m’arrivera d’énoncer, avec solennité, les propositions les plus bouffonnes... je ne trouve pas que cela devienne un motif péremptoirement suffisant pour élargir la bouche ! Je ne puis m’empêcher de rire, me répondrez-vous ; j’accepte cette explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez ; mais j’avertis qu’un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. »
(Chant quatrième, 3)

L’humour mis à part, ce passage soulève un problème qui revient sans cesse lorsqu’on lit Maldoror : que raconte vraiment le narrateur ? À l’évidence, on ne peut pas prendre les mots au pied de la lettre - d’ailleurs, qu’en serait-il ? Si on les entend ironiquement, s’éloignent-ils beaucoup du sens prévu ? Quelle est ici la relation de l’auteur avec sa créature ? On ne peut répondre simplement à ces questions. Mieux vaut considérer que les mots de Maldoror (et sa façon de les proférer) n’ont rien d’obscur à la lecture. Ils possèdent l’éloquente réalité d’un événement théâtral, un événement qui nous entraîne avec vigueur vers la suite. Ce qui laisse à penser que le « sens » de l’œuvre doit être plutôt cherché dans sa continuité que dans quelques moments privilégiés susceptibles de révéler un point central, unificateur. Il faut également dire que l’incessante progression de Maldoror souligne chaque moment ; puisqu’il n’y a aucun centre vers lequel se tourner, la scène qu’on lit devient centrale. Les moments drôles sont drôles, les moments horribles horribles ; et en rejetant tout ce qui peut paraître raisonnable, comme on l’a vu dans la précédente citation, l’œuvre, du fantasme grotesque, passe au cauchemar. Maldoror s’exclame que « [...] des êtres humains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu’à ce point indescriptible, l’empire de la raison, pour ne laisser subsister, à la place de cette reine détrônée, qu’une vengeance farouche ! » (Chant cinquième, 3, p. 151, id.). Ses mots rappellent le titre d’un des Capri-chos de Goya, « Du sommeil de la raison surgissent des monstres » et, sans aucun doute, il y a chez Maldoror des horreurs qui évoquent tout à fait un Goya tardif, interprétation des plus sérieuses sous des apparences discontinues, presque banales :

« Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effarée plus haut, plus haut encore, jusqu’à ce que j’aperçusse un trône, formé d’excréments humains et d’or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d’un linceul fait avec des draps non lavés d’hôpital, celui qui s’intitule lui-même le Créateur ! Il tenait à la main le tronc pourri d’un homme mort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche ; une fois à la bouche, on devine ce qu’il en faisait. »
(Chant deuxième, 8)

Ces sinistres visions sont parfaitement cohérentes avec le reste du monde tel que le décrit l’œuvre ; un monde dans lequel le langage, et avec lui la pensée et le sentiment, a été séparé des absolus qui en avaient étayé l’usage pendant des siècles ; un monde, ressemblant étonnamment au nôtre et où, pour ceux qui résistent à l’endormissement, il n’y a aucune issue.

 

4.

Que la langue écrite n’est pas amarrée à une réalité bien ordonnée est démontré de façon tout à fait différente dans Poésies I et II, l’œuvre suivante de Ducasse, son œuvre ultime, concise et aussi provocatrice. Parce que ses sources d’inspiration viennent essentiellement de la littérature française, surtout Pascal et Vauvenargues, la tâche est plus ardue pour les lecteurs étrangers (les abondantes notes du traducteur sont d’un grand secours, même si, bizarrement, il a laissé les textes sources dans leur langue d’origine). Mais les Poésies ne sont pas moins originales que Maldoror et valent le coup d’être étudiées. Elles manquent singulièrement de l’emphase de l’œuvre précédente, en fait, elles sont même délibérément coulées dans un style laconique, didactique, qui paraît la négation de l’exubérance de Maldoror.

Les Poésies sont faites principalement d’aphorismes et de brèves assertions dogmatiques. Ce qu’on demande habituellement à un aphorisme, c’est qu’il sonne juste, qu’il tranche un problème, parfois nouveau mais nécessairement évident, avec une incisive élégance. On comprend rapidement que les aphorismes de Ducasse ne satisferont pas pareilles exigences. À lire « Bonté, ton nom est homme » (p. 253) ou « Nul raisonneur ne croit contre sa raison » (p. 258), on peut en déduire que l’auteur s’est mué en Candide ou en menteur hypocrite, à moins qu’il ne se moque de nous. D’autres exemples nous laissent ébahis : « J’accepte Euripide et Sophocle ; mais je n’accepte pas Eschyle » ; « Je ne laisserai pas des Mémoires » (p. 239). Des affirmations massives, sans qu’on sache comment ni pourquoi. Aphorismes et proclamations doctrinaires servent là un nouveau dessein.

Dessein qui rend explicite une proposition latente dans Maldoror : il ne faut jamais croire ce qu’on lit, parce qu’on peut faire dire n’importe quoi à la langue écrite. Les Poésies, dans leur intégralité, représentent une expérience sacrement obstinée de duplicité. Les énonciations se suivent, chacune plus ou moins de guingois, et devant le vertige d’une telle accumulation, on a le sentiment que ces assertions ne sont que démence habillée de raison.

Dès le titre, l’œuvre se sape elle-même ; à l’exception de quelques apartés maldororiens (subversions auto-proclamées), les Poésies sont aux antipodes de l’écriture poétique. Le processus se poursuit dans le texte, qui se présente comme une défense de la bonté, un projet ridiculisé par ce genre de phrases : « Par cela seul qu’un professeur de seconde se dit : « quand on me donnerait tous les trésors de l’univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d’Alexandre Dumas », par cela seul, il est plus intelligent qu’Alexandre Dumas et Balzac » (p. 241) ; ou encore « Les chefs-d’œuvre de la langue française sont les discours de distribution de prix pour les lycées, et les discours académiques » (p. 242) ; ou alors « Le jugement est infaillible » (p. 255). Le procédé potentiellement subversif qui consiste à traduire les assertions de prédécesseurs illustres par leur contraire (« si on corrigeait les sophismes » (p. 248)) s’annule lui-même lorsque l’assertion demeure intacte, ou à peine modifiée ou docilement paraphrasée. À un certain moment, après s’être offert le plaisir (et à nous aussi) d’une page entière remplie de prétendues abominations, l’auteur affirme qu’il « rougit de [les] nommer » (p. 240). Il serait fastidieux de passer en revue les multiples façons dont Ducasse tourne en dérision sa harangue soi-disant optimiste. Non qu’une harangue pessimiste eût été plus « authentique » : en fin de compte, le résultat, c’est qu’on ne peut rédiger définitivement la conclusion d’aucune expérience, quelle qu’elle soit. En outre, une fois posé le scepticisme nécessaire envers les affirmations des Poésies, on peut commencer à les interpréter comme les objets d’ambiguïté spéculative qu’elles devaient être. « Il n’y a rien d’incompréhensible » (p. 255) n’a plus besoin de signifier simplement « Aucune chose n’est incompréhensible » mais suggère que le concept « rien » (et, par analogie, tous les concepts similaires) est au-delà de toute définition. « Je ne connais pas d’obstacle qui passe les forces de l’esprit humain, sauf la vérité » (p. 258), au lieu d’un coup de chapeau à la piété, se transforme en insinuation selon laquelle, si la vérité dépasse nos capacités, ce qui est déclaré là ne peut être la vérité, la vérité ne peut jamais être dite. Le paragraphe suivant est particulièrement stimulant. Les deux premières phrases reproduisent, à l’identique, les paroles de Pascal ; les deux dernières en sont la contradiction :

« Plusieurs choses certaines sont contredites. Plusieurs choses fausses sont incontredites. La contradiction est la marque de la fausseté. L’incontradiction est la marque de la certitude. »
(Poésies II

Cette énigme est un véritable résumé de l’œuvre.

Par respect envers mes illustres prédécesseurs, il faut remarquer qu’un bon nombre d’entre eux ont accepté les assertions de Ducasse - dans ses lettres aux éditeurs et au banquier de son père tout autant que dans les Poésies elles-mêmes - selon lesquelles son second ouvrage représenterait un changement radical et que, après avoir chanté la gloire du mal dans Maldoror, il était désormais décidé à louer le bien. Les interprétations reposant sur une acceptation aussi inconditionnelle des affirmations de Ducasse échouent, à mon avis, à expliquer le texte et ses « illogismes » ; mais les lecteurs doivent savoir qu’elles existent et que de respectables critiques en font état. J’apprécie davantage la compagnie de ceux qui écrivent, comme Lykiard : « Toutes les opinions que professe Ducasse dans les Poésies peuvent être attaquées et contredites, comme la moindre de ses paroles peut être réarrangée. Rien n’est fixé ni statique. La stase, c’est la mort. »

Il ne faut pas oublier que, aussi fascinantes que soient les Poésies, beaucoup de lecteurs ne leur accorderaient pas tant d’attention ou ne s’acharneraient pas à les « légitimer » s’ils ne connaissaient Maldoror. Il n’empêche que ces trente pages sont bourrées d’une force et d’un éclat particuliers. Elles confirment incidemment que l’auteur de Maldoror possédait une pensée avisée, spirituelle et obstinée et que Maldoror est le produit de cette pensée et non, comme l’a déclaré un ardent défenseur assez représentatif, un « phénomène volcanique... une éruption de lave issue directement du magma incandescent ». Une telle vision s’appuie sur la notion simpliste d’une dualité Lautréamont/Ducasse reposant sur les différences évidentes caractérisant les deux livres de cet auteur. Cara-dec a raison d’affirmer : « Quelle volte-face [les Poésies] exigent du lecteur de Maldoror ! » Et non moins raison de se dispenser d’appliquer cette remarque à l’auteur. Pour Ducasse, point n’est besoin de la moindre volte-face.

Maldoror et les Poésies sont des ouvrages complémentaires. Le premier est un long mélodrame rédigé dans un style pseudo-épique, le second une courte compilation en forme d’homélie écrite dans un style pseudo-aphoristique. Aucun des deux n’est, à quelques exceptions près, séquentiel. Les deux sont imprégnés de la conscience que le mot écrit ne fonctionne pas comme un transmetteur neutre d’idées, de faits, de perceptions ou de sentiments préexistants mais comme un agent porteur d’ambiguïté et d’incertitude. Ducasse avait déjà démontré dans Maldoror la méthode didactique qu’il voulait utiliser pour les Poésies. En voilà un exemple parmi d’autres. Dieu, le « Grand-Tout » déjà décrit comme un monstre sybarite et qui vient de retourner au bordel pour se livrer à de sordides relations sexuelles doublées de sadisme pervers, se lance maintenant dans un avertissement au genre humain :

« Chassez le mal de vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien. Que la pudeur se plaise dans vos cabanes, et soit en sûreté à l’ombre de vos champs. C’est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s’inclineront devant leurs parents avec reconnaissance ; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des bibliothèques, ils s’avanceront à grands pas, conduits par la révolte, contre le jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure. »
(Chant troisième, 5)

À l’évidence, le contexte charge de mépris ces « bons » conseils ; sinon, mis à part l’image de la fin, ce texte n’aurait pas été déplacé dans les Poésies. Quoi qu’il en soit, en tirer des conclusions éthiques paraît hors de question.

On pourrait dire que Maldoror est une défense pleine de duplicité du déraisonnable et les Poésies du raisonnable. Mark Polizzotti, dans une plaquette récemment publiée, conseille de lire les deux ouvrages ensemble « dans la perspective d’un infini mouvement d’évasion et disparition1 ». Il remarque également que les Poésies « protègent Maldoror (et l’œuvre entière) d’une réappropriation par les distributeurs de sens », faisant référence non seulement aux critiques professionnels mais « au distributeur de sens » latent chez chacun de nous. Nous sommes tous en permanence tentés par ce confort : définir ce qu’on lit et qui on lit. Il ne faudrait pas oublier que, si on range un écrivain dans une douillette alcôve, on est sûr de rater ce que son écriture a d’exceptionnel. Avec Ducasse, on raterait vraiment tout - et entre autres, l’opulente profusion de nos propres cauchemars.

 

5.

Le peintre anglais Trevor Winkfield m’a dit récemment que ce qu’il admirait le plus chez Ducasse, c’était qu’aucune lecture définitive de son œuvre n’était possible. En corollaire, j’ajoute que, depuis ma première rencontre, dénuée d’arrière-pensée, avec les Poésies, aucune lecture n’a jamais été semblable à l’autre. C’est une conséquence prévisible du savoir-faire de Ducasse. Dans un sens, il était trop intelligent : comme Kafka, il s’invalidait lui-même en tant que futur classique éminent (sauf au prix de fausses interprétations pleines de ferveur), écrivain susceptible de représenter, dans le cadre d’une monumentalité idolâtrée, une tradition, un mouvement, une position politique ou philosophique. Il s’est perpétuellement dérobé au côté définitif qu’on exige des monuments, même les moins importants. Comme le fait remarquer Polizzotti, il a écrit avec une détermination infaillible pour perturber notre appétit de classification, de « logique du sens » qui impose des distinctions claires entre la poésie et la fiction, le sensé et l’insensé, le bien et le mal, la vérité et le mensonge.

La vérité, les Poésies le disent, dépasse la force de l’esprit : ce n’est pas une chose qui se laisse écrire d’emblée. La réalité ne s’identifie pas comme ci ou ça ; plutôt comme « pas ci » ou « pas ça », en état de fluctuation continuelle, le flux n’ayant aucune direction particulière. Rien n’est stable si ce n’est le changement ; rien n’est sûr si ce n’est l’ambiguïté. Et même ces hypothèses ne doivent pas être considérées comme fiables.

On ne peut classer le sens, si ce n’est à titre provisoire : il n’existe qu’en tant que mouvement au cours duquel on démontre que des événements définitifs n’existent pas. L’œuvre de Ducasse corrobore le point de vue de Nietzsche selon lequel notre connaissance de la nature d’un événement ne peut pas dépasser le moment et l’endroit où il se produit. L’événement suivant crée un nouveau contexte et exige d’être appréhendé avec des nouveaux termes. Entre les deux, il y a production de sens.

Nous nous retrouvons donc face à l’expérience imprévisible de la lecture et à la conscience de cette expérience. Peut-être, quand nous lisons, est-ce ce qui compte, et nous n’avons rien perdu en route. Un passage de Maldoror suggère que c’est bien le cas, qu’il est inutile de consacrer sa vie entière à trouver les bonnes réponses. Le narrateur s’adresse au lecteur :

« Mais, je ne veux pas soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les énigmes. Qu’il te suffise de savoir que, la plus douce punition que je puisse t’infliger, est encore de te faire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé) que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras des discussions philosophiques avec l’agonie sur le bord de ton chevet... et peut-être même à la fin de cette strophe. »
(Chant cinquième, 2)

Mais là, comme ailleurs, il serait tout à fait déraisonnable de tirer quelque conclusion que ce soit de ce que nous lisons. Le passage peut très bien n’avoir aucun sens.

« Cependant, tout était réel dans ce qui s’était passé, pendant ce soir d’été. »
(Chant quatrième, 7)

 

© Harry Mathews & éditions POL, traduction : Laurence Kiefé.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 avril 2013
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