quand Philippe Vasset retourne la Défense à l’envers

"La conjuration", de Philippe Vasset, chez Fayard : du monde au quotidien considéré comme secte invisible


Vasset a commencé très fort avec 2 opuscules très minces, Exemplaire de démonstration et Carte muette qui étaient l’intrusion dans la littérature contemporaine des logiques de réseau et de la pensée web.

Il est de la maison roman depuis le début, de ces démarches qui ne se discutent pas, même si le chemin qu’ils prennent – celui qu’ils subissent comme tous les autres – est justement la première question qui les distingue, jamais ce n’est à l’endroit qu’on les attendait.

Il était armé pour cela, le Vasset : un séjour d’étudiant prolongé aux USA où il se fait embaucher dans un job pour lequel il fallait être bilingue, et le plonge progressivement dans le monde du renseignement, bien avant les PRISM et NSA. Quand il revient en France, il fonde avec des amis, puis de façon autonome, une agence de même type, centrée sur ventes d’armes et trafics pétrolifères, via une lettre confidentielle à quelques clients d’importance.

C’est tout ce que j’avais à lui reprocher, à Vasset : l’impression que, pour lui, le job passait avant la tâche littéraire et je trouvais quand même ça un beau gâchis, vu ce qu’il avait sous le pied.

Vasset frapperait très fort avec son 4ème livre, Un livre blanc : au début, l’idée qu’on soit quelques auteurs à chacun se lancer sur un des espaces blancs de la carte IGN de la Région parisienne. Quand il me le propose, je suis interloqué : c’est un projet beaucoup trop dans la lignée de ses premiers livres, c’est à lui d’aller les explorer tous. Plus de nouvelles. Il était avec son Opinel et ses bateaux glonflables, ses bâches à enjamber les barbelés. On ne perçoit plus la géographie urbaine de la même façon quand on a lu Un livre blanc.

Et puis c’est le grand virage. Plus beaucoup de nouvelles de Philippe, voire pas du tout, comme tant et tant d’amis auteurs (on leur en veut pas) pour lesquels apparemment ma démarche numérique rendait ma fréquentation dangereuse ? Comme j’aurais aimé, dans ces 5 années publie.net, avoir des textes de Philippe à diffuser, en plus je savais lesquels dans son disque dur, récits publiés dans les Inrocks ou Inculte et évidemment inaccessibles.

J’ai évidemment lu les 2 livres qui suivent, et sont le grand virage. C’est ça, « mon problème avec Vasset » : dans Carte muette, où on explorait avec lui l’architecture physique des câbles et fibres de la distribution Internet, était fascinante, et auto-suffisante, cette cabane de ciment cubique près du Havre, avec comme seul meuble intérieur le débouché cylindrique du câble reliant la France aux US. Dans Journal intime d’un marchant de canons, puis Journal intime d’une prédatrice, Vasset revient à la narration classique, l’utilise comme outil référentiel, c’est-à-dire qu’il joue de toutes les ficelles du roman y compris populaire. Aucun des premiers lecteurs de Philippe pour en avoir été déçu : comme s’il nous faisait signe du trottoir d’en face, ricanant gaiement avec Daeninckx ou Villard. Il dépote sa matière : les trafics d’armes vus aux premières loges, ou les jeux de pouvoir dans l’entreprise.

La démarche formelle se défendait : accumuler une suite de cette forme journal, qui se lit comme un thriller, et les laisser recomposer une carte de ce monde invisible, à l’écart de la littérature de convention. Mais, secrètement, nous attendions la reprise du fil Un livre blanc.

J’ai un peu tiqué quand j’ai reçu le livre de Philippe : ce mec qui ne vous donne pas de nouvelles pendant 2 ans, et puis quand il sort un bouquin tout d’un coup il se souvient de vous...

Mais un soir d’été on met le nez dans ledit bouquin, et ça file d’un coup jusqu’à la fin. Le prétexte narratif, le travail sur la secte, on sait les répercussions et l’usage politique, pas besoin même de citer Tarnac (aucune allusion d’ailleurs dans le livre). Mais ce principe obscène de l’inconscient d’une société, c’est ce qui manipule en dessous toute l’organisation sociale. Vasset reste Vasset : c’est documenté première bourre, on ouvre la boîte Scientologie ou les mouvements évangélliques, les bureaux de la DCRI, ou les performances « actionnistes », ou les prospèrres marchands de storytelling aux séminaires d’entreprise, et l’auteur derrière il se marre... ce type-là sait raconter des histoires.

Et puis, sans qu’on voie nettement la transition, on explore. Non plus les zones blanches de la carte, mais ses zones grises : bâtiments abandonnés, labyrinthes interdits, ou le monde ordinaire, mais dans les heures où normalement c’est vide. Une tour de bureaux bien moderne, par exemple. 207 pages dont la dernière phrase donne l’enjeu : Ils feront de la ville un infini murmurant. Et la langue elle-même deviendra paysage.

Ce qui est une magnifique description de Vasset par Vasset.

Page 124, ne manquez pas la descente sous la dalle de la Défense. Il se trouve que j’ai visité ça moi aussi. Et c’est ça, la poésie de notre présent urbain, que seule la prose peut exhausser jusqu’au rêve.

Ci-dessous, un extrait. Et ne manquez pas d’envoyer un petit mot de compliment à Philippe Vasset sur son non-site web, sur son non-compte Twitter ou sa non-page Facebook (on peut aussi envoyer un courrier postal à Fayard, ils feront suivre, affranchir au tarif en vigueur).

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Images : La Défense, dessus et dessous, mai 2011.


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Philippe Vasset | La conjuration (extrait)


#1

La conjuration n’a ni nom ni symbole : l’obscurité seule est son élément.

Je traîne dans les quartiers d’affaires, en quête de brèches dans les défenses crénelées de l’architecture d’entreprise. Malgré ses surfaces vernies et ses accès ménagés, je sais désormais que la ville des urbanistes n’est pas plus pleine que la mienne : la lumière a beau y briller en permanence, tout un infra-monde de parkings, de salles informatiques et de citernes reste continuellement désert. Et, la nuit, des tours vides de toute présence humaine dérivent à des allures d’iceberg.

Mais les sièges sociaux sont mieux défendus que les résidences privées : impossible d’entrer en prétextant un rendez-vous ou un colis à livrer. L’accès est contrôlé par des portiques qui ne s’ouvrent qu’aux possesseurs de badges accrédités.

Il a fallu faire des repérages. Adoptant un rythme inverse aux horaires de bureau, j’ai vécu des semaines dans un quartier résidentiel : dans un silence seulement troublé par le babil des téléviseurs, les rideaux s’y soulevaient discrètement sur le sillage de chaque passant. Le soir, lorsque les rues s’emplissaient d’hommes en costume froissé et de femmes aux bas filés, je montais dans un métro désert - on se pressait sur le quai d’en face — pour rejoindre La Défense ou le Front de Seine.

Là, posté sur une passerelle ou au dernier étage d’un parking, j’observais à la jumelle les plateaux de bureaux désertés. Dans la pénombre, sur fond d’écrans de veille et de distributeurs de boissons, circulaient des silhouettes solitaires qui, parfois, s’étreignaient fugitivement. Les plafonniers de pièces entières s’allumaient ou s’éteignaient à intervalles réguliers, afin de donner l’illusion que l’immeuble était encore occupé. Le balayage des phares des voitures animait les plantes vertes de lents mouvements aquatiques et, dans les vitres troublées de reflets, les flux de l’économie mondiale semblaient un ballet dé créatures marines se frôlant des nageoires.

J’ai passé des heures au pied des tours, scrutant à travers les fenêtres les plus infimes mutations du paysage du travail : cartons déplacés, bureaux vidés, taches, posters, bibelots et poubelles débordant des vermicelles de papier crachés par la broyeuse. J’ai attendu le départ des derniers employés, ceux qui ne réintègrent leur domicile qu’à regret, puis l’arrivée des vigiles, cartes et clefs tintinnabulant autour de leur cou. La transparence des cloisons ne faisait qu’exacerber mon désir : sur les tables, le désordre des dossiers imitait le plissé des draps écrasés par les corps des dormeurs.

Négligeant le bloc noir strié d’argent de la tour Areva, les cristaux flamboyants de la tour Total et la conque postmoderne de la tour EDF, j’ai fureté autour des tours Europe et Chartis, vieillissantes et, pensais-je, moins protégées. Pendant une semaine, j’ai ausculté ces bâtiments mètre par mètre, cherchant un défaut, un accroc, un passage. Mais rien. Découragé, j’échouais à l’aube dans les locaux du Club Med Gym ou de Fitness Parc, les salles de sport étant, à La Défense, les premiers établissements à ouvrir et les derniers à fermer. Je ruminais mon échec devant un café tandis que, derrière la baie vitrée séparant le bar des zones d’exercice, s’évacuait le stress accumulé dans les étages supérieurs des immeubles en une succession de mouvements soigneusement chorégraphiés. Courant sur des tapis, nageant dans la piscine, pliant les genoux, levant les bras et tirant sur leurs muscles, les clients de ces clubs semblaient possédés : le regard vide, ne regardant ni dehors ni en eux-mêmes, ils s’abandonnaient à la pure sensation de leur corps en mouvement.

Chacun de ces gymnases privés disposait, à l’accueil, d’une petite corbeille où les clients déposaient les menus objets oubliés dans les vestiaires : s’y entassaient étuis à lunettes, clefs USB et bracelets électroniques servant à mesurer le rythme cardiaque. Profitant d’un retard des hôtesses, j’y ai, un matin, subtilisé plusieurs badges d’accès égarés par leurs propriétaires. Certains étaient anonymes, mais quatre s’ornaient du nom de l’entreprise qui les avait émis. Je résolus de les tester un à un, me présentant devant les portiques le nez plongé dans un journal et passant machinalement ma carte devant le lecteur. Mes deux premières tentatives furent des échecs mais, la troisième fois, les portiques s’ouvrirent au premier essai. L’air affairé, le cœur battant, je suivis les salariés vers l’ascenseur.

#2

Comme les moines au silence, les conjurés se vouent à l’absence. Une fois leur serment prononcé, leur vie n’est plus tournée que vers un seul but : disparaître. Les portes doivent leur être éternellement battantes.

Une fois à l’intérieur, il faut se terrer jusqu’au soir. Cachette évidente, les toilettes sont à proscrire : c’est là qu’il y a le plus de passage, et une cabine restant fermée trop longtemps se remarque très vite. Si vous avez pris la précaution de venir en costume (tailleur pour les femmes), la meilleure solution consiste à vous installer d’autorité dans un bureau vide et à faire semblant d’y travailler (pas de zèle, n’allez pas vous faire piéger en voulant trop bien faire). Par souci d’économie, certaines entreprises s’efforcent cependant de maximiser l’usage de leurs locaux, et les espaces inutilisés y sont rares, voire inexistants. Dans ce cas, la solution consiste à rester sans cesse en mouvement, à arpenter les couloirs d’un pas décidé, à emprunter les ascenseurs et à faire de longues stations dans les salles d’attente et les cafétérias. Si vous êtes souriant et naturel, on n’y verra que du feu.

Peu à peu, les lumières vont s’éteindre, les bureaux se vider. Restez à l’affût : si vous sortez trop tôt, vous serez immanquablement repéré. Quand arriveront les femmes de ménage, demeurez à couvert, déplacez-vous au besoin : il faut laisser passer vingt minutes de silence complet avant d’émerger.

C’est le moment : allez-y. Marchez lentement, maîtrisez votre respiration : il faut oublier votre peur. Regardez autour de vous, apprenez à reconnaître, dans ce paysage fonctionnel, les zones d’inscription de présence. D’un geste, dessinez les contours des corps évanouis. Palpez les vestes oubliées sur les porte-manteaux, faites leurs poches. Détaillez, à la lumière s’il le faut, les photographies encadrées sur les bureaux. Observez les traces sur les plinthes, la moquette, les murs. Faites des relevés. Éprouvez l’absence au plus près, imaginez que vous êtes un enquêteur chargé de reconstituer les derniers instants d’une victime et que ces piles de papiers, ces bibelots rapportés de vacances et ces Post-it collés sur des dossiers constituent vos seuls indices. Suscitez, évoquez. La véracité de vos hypothèses n’a aucune importance : la personne réelle, celle qui passe ses journées dans cette pièce et qui, en ce moment, dort, mange ou danse à quelques kilomètres de là, ne nous intéresse pas. Seul son spectre nous importe : c’est lui, votre frère.

Car le vide a ceci de supérieur au plein qu’il est riche de mille circulations : chaque disparition libère une nuée d’informations et de détails qu’aucune certitude ne viendra jamais souiller. L’humanité n’accède au sublime qu’en s’évanouissant.

#3

La conjuration comprend trois niveaux : l’adepte est successivement Discret, Furtif et enfin Absent. Il n’y a ni maître ni gourou. Seules la valeur et la détermination du conjuré lui permettent de passer d’un degré à l’autre.

Voilà une semaine que j’ai réussi à entrer dans la tour. Progressant par cercles concentriques à partir des bureaux auxquels j’avais accès, j’ai peu à peu étendu mon périmètre d’exploration à tout le bâtiment. C’est relativement facile : il suffit de passer par les escaliers de secours. Le code de désactivation des alarmes est le même à chaque étage : une fois qu’on l’a identifié (il est souvent griffonné sur la liste des « consignes en cas d’incendie » affichée dans les PC sécurité), les étages s’ouvrent les uns après les autres comme les tiroirs à glissière d’une commode. J’en fouille méthodiquement le contenu, sans véritablement savoir ce que je cherche.

Au cœur du bâti s’éclaircissent parfois des aires en réfection ou en attente de locataires. S’y retrouvent des couples illégitimes — faute de lit, ils s’étreignent à même la moquette, mais, dans le décor de verre et de métal, leurs accès de sauvagerie sexuelle semblent factices, comme joués pour un public absent — ainsi que des hommes qui, à l’inverse des précités, restent habillés, se contentant de s’échanger, en silence, dossiers et mallettes sur le contenu desquels je ne peux que spéculer. Je prends parfois des photos, en zoomant sur les visages : cela peut peut-être servir un jour.

Dans la nuit des bureaux et des salles de réunion se lèvent parfois des figures humaines. Ce sont des cadres surmenés bouclant un dossier (affairés, ils sursautent quand j’apparais), des obsessionnels aimant travailler seuls (soupçonneux, ils me suivent longuement du regard) et des ambitieux planifiant minutieusement leur avènement sans se rendre compte que je les observe par la porte entrouverte.

En une semaine, je me suis familiarisé avec le territoire. J’ai localisé les salles de réunion aux moquettes profondes, les cafétérias aux réfrigérateurs bien remplis et les salons de réception munis d’une cabine de douche. Le jour, je dors sous un bureau, dans un recoin de parking ou bien dans les étages en réfection. Pour ne pas effrayer d’éventuelles rencontres, je prends bien garde de ne pas me laisser aller : je me lave et change régulièrement de vêtements (les penderies en sont pleines, et j’ai la taille standard). Je ne vole que des objets négligeables : provisions, rames de papier, journaux.

J’ai appris à reconnaître toute la population invisible qui œuvre en ces régions : les inspecteurs d’extincteurs ; les réparateurs de photocopieuses ; les livreurs d’eau, de papier, de pizza ; les bataillons de femmes de ménage et leurs équipements sophistiqués ; les hôtesses d’accueil aux chignons parfaits et aux talons plats ; les mécaniciens d’ascenseur, les laveurs de vitres et les ouvriers du chauffage ; les gardiens de parking, les préposés aux poubelles et les manutentionnaires ; et les membres anonymes et interchangeables des « équipes d’intervention », qu’elles soient en charge de la sécurité, de la maintenance ou de l’alimentation électrique.

Je ne me mêle à personne, fuyant tout contact. Je reste à l’affût, observant les autres de loin, de haut, derrière une vitre. J’entends les conversations, je lis les messages, mais plus personne ne me parle.

Je ne suis jamais complètement seul cependant : quelqu’un, je le sens, m’épie. On anticipe mes mouvements, on verrouille certaines portes derrière moi, m’emprisonnant, tel un rat de laboratoire, dans des couloirs sans issue. Pour obliger mon poursuivant anonyme à se découvrir, j’ai multiplié les feintes, me cachant dans des placards puis revenant silencieusement sur mes pas. Mais mon mystérieux suiveur est resté invisible. Comme les chasseurs embusqués près des mares, j’ai guetté les allées et venues à la cafétéria et aux toilettes, sachant que c’était à proximité de ces deux endroits que j’avais le plus de chances de le voir. J’ai même tenté d’utiliser des appâts, bouteille d’alcool et gâteaux divers. Personne n’y a touché.

C’est dans le piège à tigre de la cabine d’ascenseur que j’ai finalement attrapé mon prédateur. Lors d’une coupure de courant, j’ai entendu des appels à l’aide étouffés qui semblaient émaner de l’habitacle. J’ai attendu puis, les cris continuant, je me suis servi de mes clefs de pompier pour débloquer les portes. Quand elles se sont finalement ouvertes, l’homme qui était retenu prisonnier a eu un mouvement imperceptible : j’ai bien vu qu’il me reconnaissait. Il arborait la veste siglée d’une société de vigiles mais ne me posa aucune question sur ma présence, pourtant manifestement non autorisée, dans l’immeuble. Le regard fuyant, il lança un bref « Merci » et s’éloigna rapidement. Mais je lui emboîtai le pas, bien décidé à ne pas le lâcher : il était en ronde ? C’est ça, en ronde : il s’était fait prendre bêtement dans l’ascenseur. Dans ce cas, pourquoi n’avait-il pas appelé sa centrale ? Il s’anima, brusquement agressif : qu’est-ce que je faisais ici, d’abord ? La même chose que lui, probablement, répondis-je. Silence. J’avouai sans difficulté que j’étais un rôdeur et vivais clandestinement dans les locaux depuis plusieurs jours, ce afin de l’encourager à se livrer. « Je sais, lâcha-t-il finalement, je te suis depuis plusieurs jours. » Il se passa la main sur le visage. Les néons de la cage d’escalier creusaient ses traits et ses orbites. « Tu veux pas qu’on aille là-haut ? Pour discuter, c’est mieux. » Sans attendre ma réponse, il s’engagea dans les escaliers de secours. Je le suivis. Arrivé en haut, il déverrouilla la lourde porte d’accès aux toits.

Il s’exprimait de manière désordonnée, faisant des allers et retours incessants entre le passé et le présent. Nous étions assis sous un auvent de béton, sur des sièges en cuir qu’il avait dérobés dans une salle d’attente. Il venait ici tous les soirs, restait parfois la journée. Il m’avait vu, n’avait pas su quoi faire : j’étais qui ? J’essayai de répondre, mais il poursuivit sans m’entendre. Le revêtement à nos pieds était sali d’écoulements et de déjections d’oiseaux.

Il avait été vigile. C’était fini, mais il avait gardé la veste et les clefs. Quand il avait perdu son logement, il était revenu sur les lieux de son ancien travail. C’était propre et il y avait toujours à manger. Se tournant vers moi, il me fixa : c’était la première fois qu’il me regardait en face. « Tu ne peux pas rester ici, me dit-il, déterminé. À deux, on va se faire repérer. Et j’étais là avant. » Je le tranquillisai : j’allai le laisser, il ne fallait pas qu’il s’inquiète. De toute façon, je pouvais aller où je voulais. Comment ça, où je voulais ? Où je voulais : qu’il me teste s’il ne me croyait pas. Incrédule, il pointa l’index vers l’hôtel Pullman, dont la coque vernie brillait dans la nuit comme celle d’un yacht.

Deux heures plus tard, nous étions au sommet du bâtiment et, une fois bues les mignonnettes subtilisées dans les minibars des chambres, nous lancions les flacons dans le vide, tendant l’oreille dans l’espoir d’entendre, vingt-deux étages plus bas, leur explosion cristalline.

Dès le lendemain, nous avons cherché d’autres carcasses à parasiter.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 18 août 2013 et dernière modification le 21 septembre 2013
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