portrait de Quignard avec bec de vautour

relire un surprenant passage des « Désarçonnés » à 10 000 mètres au-dessus d’Anticosti


On l’a dit depuis longtemps : l’avantage de la lecture numérique c’est d’embarquer sa bibliothèque dans son appareil, pour le moindre voyage ou toutes les nuits.

Et c’est comme une bibliothèque physique : dans les huit d’heures d’avion, reparcourir les titres achetés, et rouvrir à l’impulsion, pour le goût de cette phrase haute, pour le concret de ces histoires arrachées en six lignes (lire celle qui clôt le passage ci-dessous, la statue d’argile remplie de becs de vautour : Quignard invente-t-il, rêve-t-il, ou retranscrit-il comme il le prétend ?), les Désarçonnés, parus il y a 2 ans chez Grasset.

Et moi-même je suis, lisant, rien qu’un point dans le soir qui nous accompagne depuis tout le temps du voyage, avançant avec nous sur l’horizon depuis Heathrow. Au-dessus de la tablette, le petit écran avec la progression de l’avion indique que nous abordons l’estuaire du grand fleuve qui nous a accueillis tout un an : voilà Sept-Île, voilà Anticosti. J’y connais des gens, des écritures, des visages.

Alors soudain le texte de Pascal prend une dimension qu’il recelait bien sûr, déjà, mais que je n’aurais pas trouvé sans être moi-même – pour la sauvage Anticosti, pour l’aluminerie de Sept-Îles et ce que ce que je sais de Uashat, une résonance qui élève encore le livre.

On doit tous à Quignard. L’entreprise qu’il mène depuis dix ans sous le nom de Dernier royaume est une bibliothèque en soi, qui renforce la dette.

Après, il y a ce chapitre sur le chien, relu aussi très lentement. Au-dessus d’Anticosti, dans l’avion encore mis au noir, j’ai recopié à la main les cinq pages de ses vautours.

FB

Image ci-dessus : le grand vautour, planche du livre de Buffon.

 

Pascal Quignard | vultur (le vautour)


Le premier homme figuré dans l’Histoire générale des hommes a une tête de rapace et il verse en arrière dans la mort.

Se dresse à ses pieds la perche à âme où s’agrippent les serres d’un rapace.

Les dakhma mazdéens renvoient aux funérailles célestes qui sont les plus anciens usages des morts puisqu’ils précèdent les hommes jusqu’aux temps des dinosaures et des dragons, dont les oiseaux rapaces sont les petites créatures célestes dérivées.

Cette séparation entre les vivants et les morts se fait dans la nature par le bec des oiseaux entre la terre et le ciel.

Les hommes survivant suspendaient dans les branches des arvres les cadavres de leurs proches ; ils les exposaient à la cime des montagnes ; ils les plaçaient au commet des tours de pierre. Soit ils les laissaient à la disposition des oiseaux qui séparaient les os de la chair. Soit ils étaient dérobés par eux et emportés d’un coup d’aile dans le vide sublime de l’air.

Le perche-temps propre aux anciens Japonais et aux peuples sibériens est un perche-corbeau. C’est l’oiseau noir qu’on trouve auprès de la première imago « homme » et jusque sur son visage. Le corbeau nécrophore commençant par la cervelle devenait un porte-âme qui transportait jusqu’aux images qui constellent sur le fond noir du ciel. Tchouang-Tseu demanda, dans le plus bel écrit du monde, qu’on plaçât son corps sur les branches d’un arbre. La décarnisation achevée en quelques heures, restaient les ossements encore en connexion. Alors commençaient les funérailles culturelles proprement dites.

Ce fut en 1960 que le Shah interdit sur tout le territoire de l’Iran les funérailles célestes des humains dans les tours de silence.

 

*

 

Kipling appartenait à une famille de fondeurs de cloches qui vivait à Bombay. Il naquit dans l’ombre d’une tour de silence. Les tours de Bombay étaient de hautes tours à terrasses où on plaçait les cadavres des tommes de degrés en degrés afin que les oiseaux les nettoient. Ils transportaient les âmes dévorées au plus loin de la terre (où vivent les hommes) et au plus près du ciel (où s’imaginent les dieux qui sont des oiseaux plus grands et plus invisibles au milieu des oiseaux). Ils arrachaient le sort des hommes à la souillure eschatologique du pourrissement. Ils les soustrayaient à la prédation des grands mammifères. Seuls les êtres du ciel transféraient les « âmes » dans le bleu où le ciel s’infinit. Ils recyclaient les souffles de la respiration dans les vents qui poussaient les nuages au-dessus des vallées et des monts de la terre. Ils projetaient les étincelles de vie dans le feu du soleil.

 

*

 

Un jour où le petit Kipling jouait au jardin un vautour lâcha une main d’enfant qui tomba près de lui.

Kipling rapport qu’il ressentait encore, en notant ce souvenir qui lui revenait de la première enfance, de l’effroi.

Les rapaces sont nous tombes.

Ce sont les vraies Sirènes.

Ils commencent par l’oeil.

L’oeil une fois consommé, leur bec et leur cou plongent dans l’orbite. Voici l’ordre dans lequel ils procèdent : tout d’abord ils mangent la vision. Ensuite ce sont nos pensées qu’ils dévorent. Enfin ce sont les entrailles tièdes et molles et palpitantes de nos passions. Ce n’est que plus tard que se pose la question des chaires et des muscles plus consistants que les mammifères et nous-mêmes, les hommes, disputons alors aux oiseaux.

Ce partage est le sacrifice.

Les cheveux, les os, les dents, les plumes et les fourrures ne trouvent pas de bêtes, dans aucun des trois mondes, qui les fossoyent.

Nous le fîmes : nous nous vêtîmes.

C’était nourrir l’espoir d’entrer dans leurs compagnies

De quel animal ne fûmes-nous pas l’animal ?

Se vêtir c’était se souvenir d’eux. Ils firent nos couvre-chefs, nos cache-sexes, nos écharpes, nos souliers, nos manteaux, nos flûtes, nos sifflets, nos dés, nos couteaux, ceintures, braclets, colliers merveilleux au-dessous du visage, boucles d’oreilles autour du visage, couronnes au-dessus du visage.

 

*

 

Vultur (dont nous avons fait le vautour) désignait l’oiseau qui dévore le visage (vultus) des morts.

Vultur renvoie à cellere : arracher en tirant.

 

*

 

Le gypaète barbu est un oiseau dont l’ampleur paraît immense à l’homme qu’il survole. Ses ailes font deux mètres d’envergure. Il extrait la moelle des plus petits os à l’aide de sa langue affilée. Pour les os les plus gros, il les brise en les lâchant sur les roches.

Eschyle mourut en – 450. Un gypaète lâcha une tortue sur la tête chauve du premier Tragique de la Grèce.

Pline a écrit : Un gypaète barbu tua Eschyle. (Pline l’Ancien suggère que l’oiseau aurait pris le crâne nu du grand Tragique pour un rocher et aurait escompté y décontenancer sa proie.)

 

*

 

L’attaque d’un rapace dure rarement plus de dix secondes.

La rapidité se précéda dans la rapidité.

Deux temps sont nettement articulés dans le monde qui s’est élevé sur la terre ; attendre en tournant comme un cercle, se précipiter soudain comme une ligne.

Le rapace est la différence entre lent et rapide faite animal. La différence entre durée et événement devint la différence entre circulus et linca. L’imitation du rapace dut l’invention du bâton à propulseur qui ajoute la force à la ligne. Puis le bâton propulseur rêva son retour dans le boomerang. Enfin le bâton culina dans l’invention miraculeuse de la flèche prenant appui sur l’espace qui la porte.

 

*

 

Les vautours durent les dieux des hommes du temps où nous n’étions encore que des charognards charognant auprès des corbeaux noirs, titubant comme eux quand ils marchent dans la boue sèche.

Les vautours étaient les chiens des dieux dans un temps où les loups n’étaient pas encore devenus les chiens des hommes. (Car nous eûmes tant de maîtres. Un jour, les sociétés des loups de l’est de l’Asie s’approchèrent des hommes. Peu à peu les loups amenèrent les hommes à collaborer à leurs chasses et leur enseignèrent leurs ruses d’enveloppement et de harcèlement.)

 

*

 

Les vultur font le fond de la lecture dans leur survol.

Non seulement ils tracent la première ligne : ils marquent, au-dessus du visage des hommes, le premier point.

Les hommes suivaient leur vol dans le ciel ; les hommes se rendaient jusqu’à ce point que les rapaces indiquaient en les survolant. Juste à l’aplomb du point où ils tournaient en rond dans le ciel, les hommes trouvaient les restes (vestigia, reliquiae) d’une bête morte que les fauves avaient déjà abattue ou qu’un accident avait déjetée sur la terre ; que les vautours avaient déjà énuclées, écervelée, éviscérée. Les hommes, une fois arrivés sur place, la leur disputaient et la défendaient contre les autres hyènes, lionnes, tiges, rats, loups, renards qui s’amassaient, comme ils s’amassent dans les fables qui restent de ce temps.

Ce cercle, à l’aplomb de ce point, forme le premier signe.

 

*

 

[...]

 

*

 

En latin surveiller du haut d’un lieu tout signe de mort pour s’y précipiter comme un charognard se dit spéculer.

Au fond de l’espace ce guet qui tourne en rond, qui attend ce qu’il désire, tel est le soleil, qui va d’est en ouest, aïeul de la vision qui le contemple.

Au fond du temps, derrière le langage qui l’organise, se tient cet état de qui-vive animal, de guette patiente qui se tait et spécule.

Alors de nouveau, comme en arché, comme a principio comme ja-a-dis, le temps absorbe l’espace et y engloutit le guetteur.

 

*

 

Une déesse datée – 5000 fut brisée alors qu’on la convoyait sur un diable dans le merveilleux musée d’Alexandrie. Les deux roues du diable grincent sur le parquet ciré. Soudain c’est un bruit de billes qui tombent sur le plancher : le plancher du musée est soudain parsemé de becs. Les seins d’argile de la déesse étaient remplis de becs de vautour.

 

© Pascal Quignard & éditions Grasset, « Les Désarçonnés », coll. dirigée par Martine Saada.


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1ère mise en ligne 21 octobre 2013 et dernière modification le 4 janvier 2014
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