Martin Page | Manuel d’écriture et de survie

« La littérature est un sport de combat autant qu’un des grands plaisirs de l’existence. »


Martin Page a un statut particulier dans notre petit monde de ceux qui ont fait de l’écriture leur métier principal : parce qu’il a écrit des livres pour enfant (ou ce qu’on dit tel, voir ci-dessous quand il parle de Sendak) qui lui ont valu de nombreuses traductions.

Qu’il est un des rares auteurs aussi à être présent sur le web, dans une configuration qui en elle-même est un geste formel ancré dans le contemporain : il y a le blog Martin Page, largement ouvert aux autres (sur la page d’accueil aujourd’hui, c’est Thomas Vinau qu’on retrouve). Mais, pour ses lecteurs américains, le tmblr de Martin Page est constitué de dessins légendés en anglais.

Là on est dans le classique. Mais souvenez-vous d’Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais, et maintenant explorez le blog de Pit Agarmen, et tout ce qu’il raconte sur le métier, les contrats, les lectures ou la musique. Ah mais bien sûr Pit Agarmen est un écrivain réel, il a même publié la nuit a dévoré le monde. Et Martin Page aurait-il publié sur son blog ce texte de Pit Agarmen, Je n’ai jamais perdu au casino de la vie ?

C’est là où les cartes commencent à devenir plus étranges. Mais avec cette question de l’écrivain au centre, et les jeux de miroir sur notre métier. Affaire de blog ?

Moi c’est par L’apiculture selon Samuel Beckett, l’an dernier, que j’ai franchi le pas (pas m’en vouloir, on a plein de copains communs, dont François Place, mais il faut un titre pour faire tilt et les traverser, ces miroirs....). Donc, comme vous le savez tous, bien sûr, en 1985, pour une représentation d’En attendant Godot à la prison de Kumla, en Suède, Samuel Beckett eut besoin d’un assistant pour trier ses archives (il faisait ça tous les dix ans), et nous voilà projetés dans l’atelier même du plus solitaire et vertigineux des auteurs... Je vous laisse pour la suite, si vous aimez cet humour ambigu tel qu’ont pu le manier des américains comme David Foster Wallace (Consider the lobster) vous ne serez pas dépaysés. Mais seulement on est dans l’antre le plus symbolique de l’écriture...

Martin Page publie donc, au Seuil et non chez l’Olivier, qui n’en a pas voulu (on se croirait déjà dans son livre), un manuel, comme j’ai pu proposer – pour les ateliers d’écriture – une méthode.

La forme : une grosse soixantaine de lettres, parfois brèves ou très brèves, comme toujours écrites dans le fil des jours mangés. Des lettres ? Oui, la forme exacte des Lettres à un jeune poète de Rilke, l’obligatoire, le noble, l’inusable, qui ici sert comme de matrice. Une correspondante dont je ne dirai rien parce qu’allez voir vous-même (elle pourrait être chacun d’entre nous confronté à l’écriture en début, en peine, en vertige, en culot – et on n’a que les lettres à elle adressées, pas les siennes).

Sauf qu’en soixante lettres et quelques, faites la liste : c’est tous les paramètres du « métier » qu’un par un on va faire défiler. Le nègre, le plagiat, l’enquête, le physique, les rêves, les refus, la traduction, le premier jet, la table, le journal, la mort, le service de presse, la ponctuation, ou de l’argent, ou de s’il faut vivre à Paris – je dis en désordre mais on a affaire à la pensée arborescente, associative, et cette pensée-là ne fonctionne pas comme on prononce avec religion l’expression chaîne du livre. Ce qui n’empêche les lectures, et Moby Dick ou Kafka ou Sendak et bien d’autres. Comme les Leçons américaines d’Italo Calvino, que les magouilles contractuelles de Gallimard ont fait disparaître des librairies (trouvez donc, depuis des mois, Les villes invisibles...).

Des soixante et quelques lettres, je me permets d’en recopier quatre, qui me touchent plus. La première concerne l’usage par Martin Page des réseaux, du numérique, sa tablette ou la connexion. La deuxième, comment chercher un éditeur, et de la tentation de s’autopublier. La troisième, les ateliers d’écriture, et la quatrième une question que quelqu’un comme moi se pose sur quelqu’un comme lui : est-on le même auteur si on écrit dans une maison de littérature jeunesse ?

Je ne dis pas, sur aucun de ces points, en tout cas sur le numérique et les ateliers, que je pense, dis, fais comme Martin Page. Le monde serait très triste d’ailleurs si c’était comme ça pour tout le monde. Je dis et maintiens par contre que le grand art de ce petit livre (ce qui va bien à l’élégant format rouge choisi, aux 180 pages en tout, à la notion sous-jacente de guide pratique, comme un manuel de jardinage – sinon que c’est nous-mêmes et ce qui compte le plus pour nous qu’on jardine) c’est précisément cette pensée arborescente : comment s’articulent, pour écrire, tous ces paramètres dont voici, ci-dessous, quatre pris isolément. Et c’est sacrément excitant, justement en cela que pour chacun de ces paramètres notre réponse n’est pas la sienne, mais qu’il nous force à produire intérieurement la nôtre.

Ceux qui suivent @mrtnpage sur Twitter (vous le retrouverez aussi sur Facebook) auront suivi les échanges de ces derniers jours : l’epub produit par le Seuil a un peu de retard, parce que manquait ce dessin ici en haut de page, de Sandrine Bonini (merci) qui clôt le livre. Et que l’auteur a exigé par contrat que cette version numérique soit débarrassée de ses « DRM ».

En attendant, par les sombres temps qui courent, c’est bigrement salutaire.

Pas possible que de ne pas finir par un remerciement très simplement fraternel. Et le mot survie.

FB

 

Martin Page | Manuel d’écriture et de survie
(4 brefs extraits)

 

[du numérique]

Chère Daria,

Merci de me faire découvrir une écrivaine qui n’est pas publiée dans une maison traditionnelle. Il y a encore une suspicion à l’égard des écrivains édités sous forme numérique. Ça ne durera pas. Il reste que je trouve dommage qu’une édition papier ne soit pas également disponible. Ça reste mon support préféré. Le livre papier est une invention parfaite. Peut-être sera-t-il bientôt possible d’imprimer chez le libraire du coin des livres qui existent sous forme de fichiers. Le numérique mènera au papier. Je l’espère. En plus de la découverte de nouveaux écrivains, je vois un autre intérêt au numérique : il y a des livres qui ne sont plus disponibles en version papier (le Panégyrique de saint François d’Assise de Bossuet, par exemple). Et certains textes très courts pourraient ainsi être publiés.

Ma relation avec internet et le numérique est complexe. J’ai un blog depuis six ans. Il m’a permis de faire des rencontres et de réfléchir à ma pratique. J’y parle de mon quotidien d’auteur, j’y esquisse des idées, j’y partage mes lectures. J’ai un site web aussi. J’y rassemble les textes que j’ai écrits pour la presse, ainsi que mes home made books et des vidéos en stop motion. On y trouve une biographie et ma bibliographie. C’est mon quartier général.

J’étais très idéaliste au début. Puis j’ai vu que le dialogue sur internet n’était pas plus simple qu’ailleurs. L’écoute est difficile et l’embrasement rhétorique favorisé. Les réseaux sociaux sont faits pour ceux qui ont un certain talent social. C’est toujours la cour de récréation. Mais on arrive à rencontrer des alliés sur le Net, on y trouve des places ombragées pour la conversation, on y bâtit des lieux de résistance et de création. L’agora est là. On peut parler littérature et politique. Ça crée du bordel, c’est certain, mais aussi de grandes choses. J’apprends, encore et toujours, à me débrouiller avec ça. Ma relation à internet n’est pas différente de ma relation avec l’espace social déconnecté.

Je me sers des réseaux sociaux avec parcimonie (j’utilise sporadiquement Twitter pour échanger des liens, et j’ai une page officielle sur Facebook). Je n’ai pas de smartphone, mais un bon vieux dumbphone sans internet pour ne pas être sollicité en permanence. Pour lire les blogs (grâce à un agrégateur) et les livres numériques, pour écouter des podcasts et écrire dans le train, j’utilise une tablette sans connexion au réseau téléphonique.

Je dois te remercier de m’avoir indiqué l’existence de ce logiciel, si justement nommé Freedom, qui permet de se déconnecter d’internet pendant le temps désiré. C’est une aide précieuse. Internet est un territoire qui demande à être pensé et apprivoisé, les grandes compagnies ont pour but de capter notre attention et de nous vendre le maximum de choses. Créer et entretenir notre addiction est leur travail. Il faut apprendre à se défendre. J’ai installé le logiciel ce matin et j’en suis très content. Le numérique me passionne et dans le même temps je travaille à me tenir à distance (mais c’est la position que je tiens dans tous les aspects de l’existence, finalement).

L’enjeu est de continuer à participer aux forces créatives et politiques qui se déploient sur internet tout en restant critique à l’égard des tentatives de contrôle et de surveillance. Connexion et déconnexion sont des arts de vivre. Je viens de lire un article qui parle de ces dirigeants de société technologique qui envoient leurs enfants dans des écoles sans écran : ils écrivent à la main, dessinent, bricolent, font du tricot, jouent de la musique. La déconnexion sera bientôt un privilège des classes privilégiées, et la connexion permanente une addiction du peuple.

Je reprends ma tablette ce soir pour terminer le roman que tu m’as offert.

Bonne nuit,

Martin

 

[de trouver un éditeur]

Chère Daria,

Félicitations ! Terminer un premier roman est un grand moment. Tu dois être soulagée d’avoir traversé l’océan de relectures et de corrections.

Je ne sais pas quelle maison d’édition te conseiller. Prends le temps de parcourir ta bibliothèque, et note le nom de celles qui ont publié tes livres préférés.

Les meilleures maisons ne sont pas celles qui impriment une identité forte et reconnaissable. Celles-ci sont des Églises qui tenteront de te conformer et de te punir si tu as des velléités de liberté. Tourne-toi vers celles qui accueillent des écrivains de styles et d’univers différents. Le terme « maison » est très idéaliste, mais assez juste. Ça dit quelque chose de l’atmosphère qu’un écrivain doit y trouver : un respect et une attention.

Envoie ton manuscrit à ces quelques maisons sélectionnées. Sans réponse positive, passe à un cercle plus large. Il y a de très bons éditeurs égarés dans des maisons qui ne publient pas toujours de bons livres. Et, surtout, il y a de très bonnes maisons auxquelles tu n’as pas pensé, car elles sont plus discrètes et modestes. Si ton manuscrit intéresse plusieurs éditeurs, prends le temps de choisir. La qualité de la relation éditoriale est le premier critère. Choisis des professionnels passionnés, rigoureux et qui ont une éthique. Le deuxième critère devrait être l’histoire de la maison, les choix qui ont été faits par les éditeurs au fil des ans, ce qu’ils ont construit.

Si le livre papier a encore un primat symbolique (et économique), l’édition numérique et l’auto-édition numérique sont aussi des possibilités. Mais réfléchis bien : pour toucher des droits d’auteur et pour avoir un beau livre-objet, il faut aller vers les maisons d’édition traditionnelles. Privilégie celles-ci. C’est mon conseil. Ce que je dis concernant l’édition numérique et l’auto-édition pourrait ne plus être valable dans quelques années. Nous verrons, je ne suis pas devin. Dans le domaine musical, internet a été un bouleversement. De nombreux groupes et chanteurs ont éclos et se sont fait connaître par cette voie (même si la question de la rémunération des artistes est problématique). Il reste que j’achète essentiellement des vinyles. Pour moi, les 33-tours sont l’avenir de la musique autant que le streaming ou le téléchargement. Alors, tant qu’il y aura des livres papier qui seront conçus comme des objets de qualité (et le numérique peut pousser à accorder davantage d’intérêt à leur finition), ils auront de nombreux amateurs, je ne me fais aucun souci. Ils sont irremplaçables.

Dans ta quête d’une maison d’édition, voilà donc un autre facteur à prendre en compte : le soin porté aux livres.

Mais le plus important est la personnalité de l’éditeur à qui tu confieras ton manuscrit, qui le lira et avec qui tu en discuteras.

Éditeur est un métier célèbre et mal connu. Il ne se contente pas de donner son accord pour publication en griffonnant quelques remarques sur la première page ou en refusant un manuscrit par email ou texto. Il travaille un texte avec l’auteur, il lui fait des suggestions et l’aide à résoudre des problèmes. Éditeur est un métier passionnant, mais ce n’est pas un métier que l’on peut faire à ses heures perdues. C’est exigeant. Il faut défendre des éditeurs qui sont des travailleurs acharnés et des interlocuteurs solides, loin de tout chic et de tout snobisme. Malheureusement, nombre d’entre eux ne trouvent pas de travail alors qu’ils seraient de dévoués Poulet-Malassis. C’est un gâchis immense.

On me demande parfois si un de mes éditeurs a exigé des corrections sur mon manuscrit. Première remarque : un bon éditeur n’est pas un petit dictateur, il n’exige rien. Si un éditeur se prend pour un chef de service, alors il y a fort à parier que son travail sera médiocre. C’est le dialogue qui préside à la relation. Si l’écrivain ne désire pas écouter l’éditeur, c’est son droit. Deuxième remarque : il ne s’agit pas de corrections. Un éditeur n’est pas un instituteur. Troisième remarque : si un éditeur a quelque chose à dire sur un manuscrit, alors c’est une bonne nouvelle, ça veut dire que c’est un professionnel et que l’écrivain peut bénéficier de son point de vue.

A contrario, méfie-toi d’un éditeur qui voudrait prendre trop de place, et mettre de lui-même dans ton-livre. On m’a aussi parlé d’un éditeur qui explique que les écrivains le quittent parce qu’il leur demande des corrections et que ceux-ci refusent. Ce qui n’est évidemment pas vrai. Soyons clairs : ce qui fait la littérature, ce sont les écrivains. Un éditeur a un rôle similaire à celui d’un producteur en musique. Il faut souhaiter au monde littéraire de trouver ses propres George Martin, Tony Visconti et Nigel Godrich. Les éditeurs de qualité sont indispensables.

Nous passons des mois dans notre manuscrit, alors bien évidemment nous manquons de distance. L’éditeur (et les premiers lecteurs amis) est celui qui nous apportera du recul. Il nous donnera à voir des chemins dont nous avions l’intuition et que nous n’avons pas empruntés. Il est notre premier allié. Lire la correspondance échangée entre Francis Scott Fitzgerald et Maxwell Perkins permet de se faire une belle idée de ce que peut être la relation équilibrée et fructueuse d’un écrivain et d’un éditeur (on est bien loin de la relation entre Raymond Carver et Gordon Lish). Un bon éditeur, c’est quelqu’un avec qui il existe une relation égalitaire.

L’écrivain comme créateur solitaire est un fantasme. Un désir personnel et une intimité sont à l’œuvre, mais portés et soutenus par le passé, par l’histoire familiale, par d’autres artistes, par des amis. Un artiste n’est pas seul. Hitchcock était un chef d’équipe, et il a construit une œuvre profondément singulière. Shakespeare était un écrivain et un acteur, et il faisait partie d’un collectif. Bien sûr, la solitude est là, mais réduire la création littéraire à ce moment est une supercherie.

Chez les chanteurs et les musiciens, il est classique de remercier sur la pochette de l’album tous ceux qui ont aidé, au sens large, à créer un album. Ce n’est pas une tradition courante chez les écrivains (en tout cas chez les écrivains français). On ne voudrait pas laisser penser que l’on doit quoi que ce soit à d’autres. Je ne suis pas certain que la crispation sur soi-même soit la meilleure façon de donner naissance à de grandes œuvres.

Je te souhaite bonne chance dans ta quête. Tiens-moi au courant.

Martin

 

[des ateliers d’écriture]

Chère Daria,

Je rentre de Finlande où j’étais invité à un festival littéraire. Nous étions une cinquantaine d’auteurs, romanciers, poètes, essayistes, d’un peu partout dans le monde. Il y a eu des débats et des échanges qui se poursuivaient pendant les repas. Ce furent de belles.journées (et des nuits courtes : elles ne durent que deux heures à cette époque de l’année). Il y avait quelque chose de rassurant et d’émouvant à voir toutes ces personnes passionnées par la littérature et curieuses des autres. Nos nationalités comptaient moins que nos affinités.

Parmi la pile de courrier qui s’est accumulé, j’ai trouvé une lettre des impôts (tout va bien) et une facture d’électricité (déprimante), avant de découvrir ta lettre. Je viens de la lire à voix haute à mon amie. Nous sommes installés dans le salon, c’est une belle fin de journée.

Pour la deuxième fois je crois, je ne suis pas d’accord avec toi. Être contre les ateliers d’écriture n’a pas de sens, car ce terme englobe des réalités très différentes.

Dernièrement, j’ai eu une belle expérience d’atelier à Amiens. Je voudrais t’en parler.

La rencontre a lieu dans une salle municipale. Je me présente. En face de moi, il y a une dizaine de femmes (les hommes sont les vrais timides, ils se cachent). Je suis là pour me laisser porter par l’incroyable réaction chimique de cette réunion. Je rappelle cette vieille vérité d’enfance : nous sommes des êtres créatifs. Le pétrole, l’or, les diamants, ce n’est rien comparé à nous.

On commence à discuter. Ces femmes sont dans des situations précaires. Café servi (on dirait du charbon liquide et tiède), gâteaux. On est un peu comme dans une pièce de théâtre. Tout y passe : les enfants, le travail, la santé, le couple, le nouveau président, les Restos du cœur, le RSA, le prix de l’essence, l’amour. En pointillé, chacune expose sa philosophie du quotidien. Nous sommes devenus des planètes, un système solaire vient de naître. Ce que dit une femme sur le couple provoque une réaction chez une autre, ça me fait penser à un souvenir concernant mon père, puis une femme nous parle de sa mère, une autre de son enfant. Nous sommes touchés les uns par les autres. Tout est familier. Leurs douleurs rentrent comme les pièces d’un puzzle dans mon esprit.

Je pose des questions. Je prends des notes mais souvent j’oublie, je reste à écouter. Nous avons fait connaissance. Il est temps d’attraper un stylo.

Je donne un temps et un cadre. Les femmes commencent à écrire sur une feuille posée devant elles ou dans un cahier.

En les regardant faire glisser leur main sur le papier, plisser les yeux, sourire, mâcher le capuchon de leur stylo, je pense : nous naissons avec mille bras et mille coeurs, et nous n’arrêtons pas d’en perdre tout au long de notre vie. On nous déforeste sans cesse, c’est douloureux, mais nous sommes vastes, personne n’arrivera à bout de nous. Nous sommes une forêt qu’on ne vaincra pas. L’apaisement viendra quand on pourra dire : c’est du passé donc ce n’est pas vrai. Ce qui compte, c’est aujourd’hui. Il faut être fidèle aux blessés, pas aux blessures.

L’atelier se termine par la lecture des textes. Les femmes rient après avoir parlé de leur vie difficile. Rire est la plus belle manière de désobéir au malheur. Se moquer de la réalité est un geste politique. C’est un beau moment : on commente, on se dit des mots tendres et encourageants. On parle une heure durant. Les femmes mangent un gâteau.

Enfin, il est temps de partir. On s’embrasse. Je quitte le bâtiment avec cette certitude : la beauté réside dans nos maladresses, nos hésitations, nos failles et nos imperfections. La beauté est partout, tout le temps et chez tout le monde.

Chère Daria, un atelier d’écriture ressemble parfois à ce genre de rencontre. Il n’y a qu’une séance. Parfois trois. De temps en temps, on est embarqués ensemble des mois durant. Tout est possible : pratiquer des jeux d’écriture, parler d’un texte en gestation, lire, échanger. Il y a mille sortes d’ateliers. Pour beaucoup de participants, l’enjeu n’est pas de publier leurs écrits, mais de partager et d’affûter leur pratique. Pour d’autres, il s’agit, à terme, de trouver un éditeur.

Les ateliers d’écriture sont un antidote au conservatisme. On n’y donne pas de recettes, l’inattendu les traverse comme une brise permanente, chacun y porte sa passion. Ce sont des moments joyeux et passionnants. J’aime cette réalité de la littérature. Ce n’est pas ton cas, Daria, mais parfois ceux qui critiquent les ateliers d’écriture ne supportent pas le « démontage impie de la fiction », pour reprendre « l’expression » de Mallarmé. Tant pis pour eux. On va ouvrir la porte de la cuisine, on va montrer que nous ne portons pas d’impeccables chemises blanches bien repassées. Notre travail est physique, nos mains sont sales et égratignées. Dévoiler n’affaiblit pas.

On apprend seul, guidé par son désir. Mais la présence des autres peut être stimulante. Les conseils et les pistes d’un aîné peuvent aider. Après tout, on admet bien qu’il faut des guides en peinture, en musique, en danse, il y a des écoles des beaux-arts et de cinéma, des conservatoires de musique, pourquoi la littérature serait-elle traitée différemment ? L’écriture créative est un art parmi les arts : la transmission compte, au même titre que la force du désir individuel. La familiarité que nous avons avec l’écriture comme outil empêche de la penser comme un art. Ça doit changer.

Les ateliers ne signifient pas que l’écriture est facile. C’est tout le contraire. Bach disait : « Je me suis beaucoup appliqué, quiconque s’appliquera comme moi parviendra au même résultat. » Ça paraît très optimiste. Et pourtant, il y a quelque chose de juste : on devient artiste quand on met son énergie et son âme dans la pratique de son art. Ceux qui jouent d’un instrument de musique et composent savent le temps qu’il leur a fallu pour commencer à avoir une certaine maîtrise. C’est la même chose pour l’écriture.

Il faut défendre les ateliers d’écriture de qualité. Des générations d’écrivains en sortent et vont en sortir. Il y a une nécessité à avoir des lieux pour écrire et parler, pour envisager de devenir des professionnels, ou continuer à être de comblés amateurs. Désacraliser pour magnifier, et dire que les portes sont ouvertes, que le don et l’inspiration sont des mensonges qui permettent de tenir à l’écart ceux qui n’appartiennent pas aux bons milieux sociaux. Je ne dis pas que c’est simple : la littérature, c’est du travail acharné et du désir. On peut avoir besoin d’un professeur, d’un accoucheur, d’un guide temporaire. On peut en avoir envie. Pour se former, pour expérimenter, pour prendre du plaisir.

Je comprends ton point de vue, Daria, car il est justifié par ton expérience solitaire. J’ai le même parcours que toi. Mais d’autres expériences et d’autres chemins sont possibles, et ils ne sont pas moins légitimes ni moins beaux.

Je lis ta lettre encore une fois. Ton sens critique est toujours en éveil et c’est rassurant. Tu as du talent pour énoncer tes idées et tu es passionnée, je suis sûr que tu serais douée pour, à ta façon, animer un atelier d’écriture.

Je t’embrasse,

Martin

 

[de la littérature jeunesse]

Chère Daria,

Tu ne perds pas de temps, et tu as raison. Selon toute probabilité nous allons mourir un jour, il s’agit de faire quelque chose tant que nous respirons encore. Je me demande ce que tu écris. Un nouveau roman ? Tu as remarqué mon caractère prosélyte, alors je me permets de te dire : pourquoi ne pas écrire un livre pour enfants ?

La littérature pour adultes est ouverte aux enfants les plus curieux, tandis que la littérature pour enfants est ouverte aux adultes les plus curieux. Les grands écrivains sont des écrivains pour enfants, même quand ils écrivent pour les adultes.

Quand on écrit pour les enfants, on écrit d’abord pour soi. Ensuite, on découvre qu’on écrit pour les enfants qui ne sont pas écoutés. On les fait rire, on les étonne, on entretient leur enthousiasme (et le nôtre), on leur donne des nouvelles de l’avenir, et sans doute essaye-t-on de les préparer à l’affronter. On donne aussi des conseils à l’enfant et à l’adolescent qu’on était. On lui dit qu’il n’est pas seul (un des seuls dialogues possibles est le dialogue avec le passé).

Selon moi, il y a un double enjeu : offrir des armes et des forces aux enfants et aux adolescents, et se guérir soi-même pour ne plus souffrir du passé. La littérature a ce rôle, elle est par essence engagée (nous sommes la cause que nous défendons) et invitation à l’action.

L’auteur de livres pour enfants écrit pour réformer son histoire comme s’il dessinait sur l’album photo de sa mémoire. Le passé est une matière qui se travaille, ce n’est pas un verdict. Et c’est peut-être la seule chose que les adultes peuvent apprendre aux enfants. La fiction et l’imagination couplées à la mémoire sont la voie royale pour plonger profondément au cœur de soi.

Les livres pour enfants et adolescents sont le lieu où l’intime, porté par des histoires, par un double de soi-même, tend à l’universel, tandis que trop souvent le spectacle de l’intime égocentrique caractérise une certaine littérature adulte. Ne pas se plonger dans la littérature jeunesse est un moyen de s’éviter en restant fixé à ce que l’on croit être soi.

Tu me demandes comment je suis venu à la littérature jeunesse. Le plus simplement du monde : j’en ai lu quand j’étais enfant et je ne l’ai pas oubliée une fois adulte. Après tout, qu’est-ce qui change quand on est adulte ? Comme dit Maurice Sendak : « J’ai toujours eu un profond respect pour les enfants et leur manière de résoudre des problèmes complexes par eux-mêmes. Ils veulent survivre. Et ça ne change pas quand on est adulte. Je pense de la même manière que lorsque j’étais enfant. Je suis toujours inquiet. Je suis toujours effrayé. Tout est pareil. Rien ne change. »

Les livres pour enfants sont des livres pour adultes. C’est logique, ils ont été écrits par des adultes. Les enfants les lisent, ce qui prouve leur ouverture d’esprit et leur intelligence, mais les adultes devraient aussi se les approprier. Ne pas le faire, c’est passer à côté d’une part importante de la littérature.

Quand j’étais enfant, il y avait des monstres et des fantômes derrière la porte de ma chambre, dans les placards, sous mon lit ; mais l’école, la famille, les autres, moi-même, tout cela n’était pas moins effrayant. J’ai cherché la peur dans les livres pour me défaire de la peur que j’avais du monde extérieur. Par une sorte de transmigration, la lecture m’a permis de découvrir une peur plus positive. Je pouvais y goûter à mon rythme, et ainsi la contrôler.

Un livre a compté en particulier : Le Grand Livre vert de Robert Graves illustré par Sendak. Il m’a aidé à domestiquer la peur. C’est un livre qui m’a marqué et qui continue de me hanter. L’histoire : Jack a perdu ses parents, il vit chez son oncle et sa tante, et il s’ennuie. Un jour, il trouve dans le grenier un grand livre vert. Ce livre est plein de formules magiques. Dans un premier temps, Jack se transforme en vieil homme. Cette image d’un être mi-enfant mi-vieillard (à peine né et près de mourir) m’a effrayé, c’était monstrueux : l’âge adulte avait disparu. J’y reconnaissais une condensation de mes angoisses métaphysiques. Grâce à sa longue barbe grise et à ses tours de magie, Jack fait ce qu’il veut. Il plume son oncle et sa tante en jouant aux cartes, à tel point que ceux-ci deviennent ses domestiques. Il change les feuilles d’un arbre en cartes à jouer. Il découvre qu’il a plein pouvoir sur le monde, ses proches et lui-même. De mon point de vue, c’était excitant : on peut être puissant même si on est considéré comme faible. D’un autre côté, ça ne m’a pas semblé très rassurant. Ce pouvoir, c’était trop. Jack, d’ailleurs, à la fin, redevient un enfant. Mais il ne renonce pas à sa magie : il en fera usage avec plus d’intelligence et de discrétion.

Enfants, nous faisons l’expérience terrible d’un monde et de gens qui ont du pouvoir sur nous. Grâce à ce livre, j’ai commencé à faire l’apprentissage d’une peur bien différente, une peur positive et excitante, qui fait grandir. Une liberté est possible et elle passe par la seule magie à notre disposition : l’imagination.

Ça n’a pas été facile pour moi d’être publié en jeunesse. Mon premier texte a été refusé par un magazine, puis par une petite maison d’édition, avant d’être accepté par L’École des loisirs. Parfois les mauvaises nouvelles deviennent des bénédictions.

Il y a toujours des gens pour attaquer et mépriser la littérature jeunesse. Tant mieux : sa mauvaise réputation la protège et permet que s’y déploient des imaginaires libres. Dans la Russie soviétique et durant le maccarthysme aux États-Unis, les livres pour enfants ont été le refuge d’écrivains qui étaient inquiétés par les autorités. C’est aujourd’hui encore le refuge d’écrivains hors normes et qui ne prêtent pas allégeance à l’académisme de l’époque.

Je te souhaite une belle aventure, Daria.

Pour finir cette lettre, voici un conseil de lecture : Une vie à soi, de Marion Milner. C’est un livre qu’une de mes éditrices m’a conseillé, et que j’ai beaucoup offert. Chaque fois il a compté pour ses lecteurs.

Bonne journée,

Martin


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1ère mise en ligne 12 mai 2014 et dernière modification le 12 octobre 2014
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