008 | 47°25’49.96 N – 0°40’22.29 E

dans le calme d’une sortie de ville, l’ombre de Genet et la misère du bagne


 

 ceci est le 8ème rond-point visité, voir liste des précédents ;

 première visite ? voir la présentation générale du projet, qui inclut aussi des invitations et un journal ;

 état actuel du protocole : vues depuis le rond-point devenu chambre à photographier la ville (7 photos) ; vues du rond-point depuis son pourtour (2 photos) ; vue de l’intérieur du rond-point (1 photo) ; le Google Earth avec le rond-point dans son contexte (1 copie écran) ; vidéo lecture (3’20), vidéo captation neutre (2’00) ; un livre enterré (voir protocole livres enterrés) ;

 en partenariat Pôle des arts urbains Saint-Pierre des Corps (pOlau) & Ciclic ;

 

journal de voyage


Ce rond-point il a un nom : le nom d’une ville d’Angleterre (Newark, dans le Kent, jumelée à celle d’ici). Étrange question, celle des toponymes : à quoi bon donner un nom à un rond-point, puisque sur les grands panneaux de circulation on les représente de façon iconique, et que la voix du GPS vous dira seulement entrez sur le rond-point, prenez la deuxième sortie. À Paris on ajoute des noms à la ville, mais on choisit de nommer les carrefours et intersections, et personne n’habitera jamais à l’adresse du nom rajouté.

Pourtant, par exception, et cela depuis des années, ce rond-point pour moi a un nom : il mène à Mettray, et dans ma tête je l’appelle rond-point Jean-Genet.

À Mettray, village dans les champs, quelques lotissements qui peu à peu rongent la terre labourable. De ces lotissements sans nom, où l’écart est servitude.

Mais quelle histoire. Au départ, entre 1820 et 1840, sous les auspices même de Tocqueville, une idée forte : séparer les jeunes des détenus adultes. Et puis la colonie agricole devient une sorte de succursale de Fontevraud, et une sorte d’embryon du bagne. Il en passera 70 000, ici, des gamins en détention. Pur dispositif répressif, gangrené par tous les accès. La faim comme principe de dictature. La violence exercée par les contremaîtres, et on dit seulement décès par tuberculose lorsqu’un môme meurt sous les coups. Le travail forcé dans des carrières et sur les routes. Et l’éducation, qui devait contrebalancer, une pauvre heure par jour où on apprend les lettres de l’alphabet et compter. Lire ce compte rendu d’un mémoire universitaire : corps perdus de Mettray.

On dort dans des hamacs, et, au milieu de la cour principale – pareil qu’à l’établissement similaire de Belle-Île mais ici en terre –, les mâts géants et gréements d’un faux bateau sans coque, pour leur apprendre les métiers de la marine. S’ils s’engagent, il pourront partir dès leurs seize ans, c’est ce que fera Jean Genet.

Quiconque a lu Miracle de la rose connaît Mettray pour toujours. Ajoutons les primes à l’évasion, données aux paysans alentour s’ils parviennent à capturer un môme fugitif, à force de mauvais traitements, et là aussi droit de vie et de mort, chasse ouverte. On dit même que les matons font ce qu’ils peuvent pour induire les mômes dans l’illusion que fuir est possible, juste pour partager la prime avec les paysans complices.

De ces crimes, de ces 17 000 ombres, il reste quoi dans l’énorme circulation saturée de cette zone où la rocade autoroutière est interrompue ? On domine une grosse installation électrique de Cegelec. La zone industrielle est un goulet d’étranglement.

Et pourtant, sitôt au milieu du rond-point, le grand calme. Les plantes poussent dans une épaisse couche de copeaux d’écorces, il me sera donc facile, rien qu’à la main, d’enterrer le livre apporté, papier dans les copeaux de bois. Pour le livre lu, c’est Genet, cette terrifiante allégorie de l’art qu’est son Funambule.

Quand je fais mes photos sur le rond-point on me fiche la paix mais, quand je lirai, trois véhicules se moquent ou klaxonnent : c’est bien cela que veulent illustrer ces lectures.

En restant longtemps dans le milieu de cette danse interminable de véhicules, c’est aux 70 000 ombres que je voulais penser. Genet est forcément passé ici, à l’arrivée puis au départ. Dans le centre, les bâtiments sont mémoire de l’histoire de la ville. Ici, elle est où, la trace de la mémoire ?

Me fascine cette maison tout récemment démolie, dont on n’a laissé que le bouton de sonnette. Sonnez sur rien, le rien vous ouvrira peut-être. En face, dans son jardin de curé, avec déjà quelques marques de ruine, une autre fermette se prépare au même destin.

Mais ceux qui font choix d’habiter ici ont bien le droit de vivre sans cette mémoire, qui appartient à tous, et non à ce seul bout de terre.

Pour connaître Mettray, il existe au moins un livre de référence, écrit par trois personnes de compétence, dont Georges-François Pottier. Pour venir ici, je suis passé tout près de chez lui. Dans la petite rue calme, quand je passe auprès, je sais chez lui – un des piliers de l’Association des amis de Georges Perec – la collection exhaustive de tout ce qu’a publié Perec, incluant des documents très rares, plus des lettres et manuscrits. Ce dépôt qui concerne la mémoire collective (la nôtre, littéraire : par ailleurs Georges-François travaille aux archives départementales), est bien sûr collection privée, imperceptible dans l’ordre visuel de la ville. La mémoire de Mettray, considérée depuis le rond-point qui y mène, dans cette limite entre la ville et les champs, puisque la colonie pénitentiaire avait été voulue à l’écart de tout, n’est pas plus ni moins visible ou invisible que la collection Perec de Georges-François Pottier.

Est-ce que cela nous donne une tâche pour le livre, pour le savoir, pour la mémoire ? Et tout simplement pour l’émotion ?

Quelle trace de ce faux bateau, et des séances de gym forcée imposée aux gamins nourris de pain rassis (racheté aux boulangers de Tours, pain de l’avant-veille, avec du bouillon où nagent quelques oignons et navets), soumis aux vexations et aux coups pour la bonne conscience d’une société où on punit d’abord – Barbès et Blanqui – l’atteinte à l’ordre, dans le lyrisme et les splendeurs de Genet, ou la profondeur de son Funambule ?

C’est précisément cela qu’ici je cherche. Si je ne viens pas dans le milieu même du rond-point, si je n’en dresse pas cet inventaire photographique, je ne peux pas poser les éléments que je viens ci-dessus de rassembler. Dans la même rue où je sais la collection Perec, il y a une passionnée de montgolfière : la montgolfière là-haut, dans les soirs calmes, en apprend-elle plus que moi, dans ce rond vide aux limites de la ville ?

 

éléments contingents et factuels


Jamais ici moyen d’obtenir une interruption suffisante pour une photo sans voiture. Et il me faudrait trouver un moyen d’entrer en interaction avec ces types qui se moquent, parce qu’ils voient un type lire, là où sinon ils n’auraient pas un regard pour le rond-point. Peut-être un écran géant que je dresserai et des baffles, et dire le même texte en les invitant à tourner trois fois au lieu d’une seule. Amusé que lorsqu’on gare la voiture et qu’on vient à pied jusqu’à ce tambour des camions et voitures, ce soit « Pôle Nord » le toponyme appliqué au lieu sur le panneau de métal design. La chance ici qu’un monument réel de notre littérature soit né d’une souffrance imposée dans cette terre même, sous ce ciel même, au plus précis, en ce carrefour qui devait être, vers 1920, juste celui de deux chemins. Mais cette question de la mémoire, confrontée au recouvrement invisible de la ville banale, est une question qui vaut même sans cette incarnation littéraire. C’est ce qu’il faudrait leur expliquer, aux types qui se croient malins de se moquer, mais sans s’arrêter ? On ne tient pas trente ans dans ces métiers sans avoir le cuir un peu dur, mais c’est bien de venir le réapprendre – et de lire un texte aussi abstrait et tout d’harmoniques et finesses sur un fond à 100 décibels, aussi.

 

ce que le rond-point voit de la ville


 

le rond-point vu depuis ce qui l’entoure


 

intérieur du rond-point, Google Earth et vidéo


 

 

livre lu + livre recommandé

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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 septembre 2014
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