variations Poe | Manuscrit trouvé dans une bouteille

de la dilatation entrevue du temps et de l’espace


Manuscrit trouvé dans une bouteille, extrait, 4’40

sommaire (et du comment pourquoi)

Manuscrit trouvé dans une bouteille | fiche en 5 points


 En 1833, Edgar Allan Poe a 24 ans. Au concours de nouvelles du Baltimore Saturday Visiter il soumet 5 textes. Manuscript found in a bottle reçoit le premier prix (50 dollars !) et sera publié dans le magazine le 19 octobre de la même année.

 De mon pays et de ma famille je n’ai pas grand-chose à dire : la première phrase est bien commode pour tout faire naître d’un lointain indéfini – le narrateur n’a pas de passé, il est dans le seul présent de son embarquement. Voici une suite de mots prise dans le premier paragraphe exclusivement : instruction, folie, analyse, imagination, philosophie, esprit, superstition. C’est beaucoup, pour un marin dont on ne sait rien – sinon pour nous happer, et de préférence par la tête.

 Autour de nous tout n’était qu’horreur, épaisse obscurité, un noir désert d’ébène liquide. Attente de la tempête, puis tempête, naufrage, épave et seulement deux survivants, ce vieux Suédois dont nous ne saurons rien, ni d’où il a surgi, ni où il s’engloutit, et le narrateur. Le schéma parfaitement classique, qui livre le narrateur seul et démuni à l’arbitraire et l’immensité.

 Recueilli donc par ce navire surgi de la nuit, plongeant dans un précipice liquide (toujours cette figure de la verticalité dans les bascules fantastiques d’Edgar Poe), c’est la menace que physiquement on installe. Se cacher (et la cachette, dans le faux bordage de la cale, est comme un cercueil). Puis comprendre. Tout parvient par les sensations, et d’abord le bruit. Puis le visible à construire : il gratte pour obtenir le nom du navire (qui s’appelle Découverte). Encore le son lorsqu’il entend la voix du capitaine (et marmottait d’une voix basse et chagrine quelques syllabes d’une langue étrangère). Ce dont nous disposons, c’est du manuscrit troué du marin : des lignes de points témoignent de la discontinuité des éléments relatés. La fragmentation de ce qui nous parvient est un des éléments nécessaires de sa force. Ce qui frappe le narrateur c’est la distension de l’espace, comme si tout était dilaté – mais justement, la mer et l’infini du dehors dilatés comme le bateau lui-même : Nous glissons [...] sur des vagues mille fois plus effrayantes qu’aucune de celles que j’ai jamais vues ; et des ondes colossales élèvent au-dessus de nous comme des démons de l’abîme, mais comme des démons restreints aux simples menaces et auxquels il est défendu de détruire – ce qui retient à distance la menace l’accroissant encore.

 Parce que ce monde-là ne peut pas voir : tout devient question d’oeil. Entrer dans le champ visuel des marins, puis du capitaine. Inscription du temps d’abord par les objets : Autour d’eux, de chaque côté du pont, gisent éparpillés des instruments mathématiques d’une structure très ancienne et tout à fait tombée en désuétude. Maintient jusqu’au bout de la distension (« de prodigieux remparts de glace qui montent vers le ciel désolé et ressemblent aux murailles de l’univers ») comme de l’hallucination sonore (qui va mugissant et hurlant à travers les blancheurs de la glace). Mais c’est l’écriture qui lui fera percevoir la clé : si le vieux capitaine, qui continue d’écrire son journal de bord, ne le voit pas – tout comme une photographie sténopé n’enregistrera pas la traversée d’une voiture – c’est que le temps aussi est distendu, que le temps et l’espace se sont dilatés ensemble – le temps et l’espace du narrateur se dilatant aussi, mais depuis un point origine plus récent – rendant impossible, dans une asymptote irrejoignable, d’atteindre un autre terme qu’une accélération et distension infinie. La fin (– oh ! Dieu ! – il se dérobe, – il sombre !) est ouverte, puisque après tout c’est la même figure exactement qui avait déjà jeté le narrateur à bord de ce mystérieux navire.

 

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1ère mise en ligne et dernière modification le 28 juin 2015
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