H.P. Lovecraft | Quatre rêves d’avril 1920

petites plongées dans le continent de la Correspondance...


Lovecraft revient constamment sur le fait que naissent de ses rêves les points de départ fantastiques de ses histoires. Cela se complique, parce que ce n’est pas le récit du rêve qui sert de départ à l’histoire, mais une image plus dense, abstraite, symbolique. Ainsi, l’idée de traverser avec difficulté un terrain marécageux sous un ciel lourd (2ème rêve) se retrouvait dans l’idée première de Dagon, l’année précédente. Ainsi, la rencontre dans le musée, pour tenter de vendre un bas-relief modelé d’après une image de rêve (image de rêve dans le rêve – 4ème rêve) sera retranscrite dans le Commonplace Book, ce carnet des idées de Lovecraft, et repris en tant que schéma narratif du début de L’appel de Cthulhu, six ans plus tard.

Si nous disposons du carnet de notations quotidiennes de 1925, et qu’in constitue une bonne indication de ce que sont ceux des autres années, perdus, ils ne contiennent que des indications beaucoup trop brèves pour inclure un récit de rêve. Le flux énorme de correspondance sert donc aussi de registre pour les rêves – point commun avec Baudelaire : forte présence d’images oniriques, mais les récits de rêves inclus dans la correspondance, écriture dont on se sépare à mesure qu’on la conquiert.

Dans cette lettre à Alfred Galpin d’avril 1920, il semble que le récit d’un premier long rêve, issu d’une relecture de Frankestein, induise dans la lettre une bribe d’analyse du rêve. La lettre, une trentaine de pages (ce qui n’a rien d’inhabituel dans cette grande parlerie de la correspondance) se saisit ensuite d’autres thèmes, notamment la relativité d’Einstein, et ce qui se passerait si quelque savant réactionnaire arrivait à donner la preuve qu’elle est fausse.

Mais Lovecraft, comme si ce début d’analyse du rêve « Eben Spencer » ne lui avait pas permis d’aller au bout, revient à la question du rêve et décrit à Galpin trois rêves bien distincts :

« J’ai peur que toutes ces choses disjointes vous lassent, garçon, mais comme elles ne semblent pas le faire, en voici quelques autres, telles que je les ai notées dans mon commonplace-book pour de futurs développements fictionnels. Se souvenirs, messieurs, que ces scènes rudimentaires sont les rêves eux-mêmes, pas les fictions. Je raconte exactement ce que j’ai rêvé, et non pas ce que j’ai l’intention de construire avec ces rêves. »

Témoignage précieux non seulement sur l’idée de germe pris au rêve, hors du contexte de sa narration, mais aussi sur l’idée du Commonplace Book non pas comme accumulation de notes, mais une première compression ou synthèse, contraction, de l’idée forte du rêve récurrent (ainsi, ici, l’idée de monter un escalier vers un grenier, qu’on retrouvera au coeur de La couleur tombée du ciel comme de L’innommable, d’Un air glacial et de bien d’autres), cette version abrégée, qu’on doit extraire du rêve pour en disposer narrativement, étant l’étape même d’écriture qui la rend générative.

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J’ai eu un autre de ces rêves bizarres – vraiment singulier, parce que j’y possédai une autre personnalité, une personnalité aussi définie et précise que la personnalité de Lovecraft qui caractérise mes heures de veille.

Mon nom était docteur Eben Spencer, et j’étais en train de m’habiller devant le miroir de ma propre chambre, dans la maison où j’étais né, d’un petit village (sans nom) du nord de l’État de New York ? C’est la première fois que je revêtais des vêtements civils en trois ans, puisque j’étais auparavant chirurgien d’armée avec rang de 1er lieutenant. Il me semblait être revenu en permission – avec une blessure légère. Sur le mur il y avait un calendrier, et je lus : « vendredi 8 juillet 1864 ». J’étais très heureux de m’habiller de nouveau à la normale, même si mon costume n’était pas neuf, mais un de ceux abandonnés en 1861. Après avoir soigneusement attaché mes bas, je pris manteau et chapeau, pris une canne d’un présentoir au bas de l’escalier, et sortis dans la rue du village. Presque aussitôt, un très jeune garçon de ma connaissance me demanda si je voulais bien l’accompagner chez son frère – mon collègue le docteur Chester – dont les actes l’alarmaient grandement. Ayant été son meilleur ami, je pourrais avoir quelque influence et obtenir qu’il parle librement – il avait certainement beaucoup à dire. Depuis deux ans, le docteur menait des expériences secrètes dans un laboratoire du grenier de sa maison, et n’admettait personne que lui-même de l’autre côté de la porte verrouillée. De fétides odeurs en provenaient souvent, ainsi que des bruits étranges. Le docteur vieillissait rapidement ; les rides dues au souci – ou à autre chose – creusaient son visage maigre et brun, et ses cheveux étaient rapidement devenus gris. Il restait dans cette pièce fermée pendant des périodes dangereusement longues, sans manger, et semblait bizarrement ténébreux. Toutes les questions de son jeune frère étaient reçues avec colère et mépris – mais surtout un léger malaise ; c’est pourquoi lui, le frère, s’était permis de m’arrêter là, en pleine rue, et de me demander aide et service. Je l’accompagnais à la maison de Chester – un bâtiment blanc avec un étage et grenier, dans une jolie cour avec une haie. C’était dans une rue tranquille, où régnait la paix malgré la nature trouble de notre temps. Dans le hall obscur où j’attendis quelque temps, une table à dessus de marbre, des écheveaux de crin, et plusieurs étagères couvertes de curieuses ou jolies choses, galets, bric-à-brac. Le docteur Chester ne tarda pas à descendre – et effectivement il avait vieilli. Il me salua d’un sourire ténébreux, et je commençai à le questionner, avec le plus de tact qu’il m’était possible, pour en venir à ces faits étranges. Au début il était plutôt méfiant, insultant – il me dit avec un regard menaçant : – C’est mieux de ne rien demander, Spencer, bien mieux... Et puis, comme j’insistais (cette fois parce que curieux pour mon propre compte), il changea d’avis brusquement et me lança : – Bon, si tu veux savoir, viens... Nous montâmes deux volées d’escaliers, et nous trouvâmes devant la porte verrouillée. Le docteur Chester l’ouvrit, et il y avait cette odeur. Je le suivis à l’intérieur, le jeune Chester nous suivant de près. Le pièce était basse, mais spacieuse au milieu, et avait été divisée en deux partie par un paravent de peluche grenat incongru. Dans la partie de la pièce donnant sur la porte, une table de dissection, beaucoup de livres, et plusieurs imposantes armoires de matériel chimique et chirurgical. Le jeune Chester et moi-mêmes nous arrêtames, tandis que le docteur allait derrière le paravent. Puis il revint, portant sur une grande plaque de verre ce qui nous sembla être un bras humain, coupé net juste sous le coude. C’était humide, gélatineux, d’une pâleur bleuâtre, et les doigts n’avaient pas d’ongles. – Eh bien, Spencer, ma lança ironiquement le docteur Chester, je suppose que vous n’en êtes pas à votre première amputation, aux armées : vous pensez quoi de ce travail, professionnellement ? J’avais très bien vu que ce n’était pas un bras humain, et répondit sarcastiquement : – Vous êtes meilleur sculpteur que chirurgien, Chester, ceci n’est le bras d’aucun être vivant. Et Chester de répliquer, d’un ton qui me figer les sangs : – Pas encore, Spencer, pas encore ! Puis il disparut de nouveau derrière le paravent et revint de nouveau, portant un autre bras, un peu plus long. Les deux étaient des bras gauches. C’était comme d’être au bord d’une révélation importante, attendant avec impatience l’aveu du nouveau Tantale qu’était mon sinistre collègue. – C’est seulement le début, Spencer, dit-il en se retirant derrière le paravent pour la troisième fois. – Regardez le paravent ! Et là se termine la partie fictionnelle mémorisée de mon rêve, parce que tout le reste n’est que chutes grotesques. J’ai dit que j’étais dans des vêtements civils pour la première fois depuis 1861 – et bien sûr j’étais pleinement conscient. Tandis que j’attendais pour la révélation finale, je perçus mon reflet sur la porte vitrée de l’armoire aux instruments, et et découvris que ma cravate soigneusement nouée était de travers. M’approchant d’un haut miroir, j’essayais de la rajuster, mais le noeud sombre se révéla difficile à replacer artistiquement, et l’image commença à s’évanouir – et zut à la chance, je me réveillai dans la désastreuse année 1920, dans la personnalité revenue de H.P. Lovecraft. Je n’ai jamais revu le docteur Chester ni son jeune frère depuis lors, ni ce village. Je n’ai aucune idée de quel village il s’agissait. Je n’ai jamais entendu le nom Eben Spencer ni auparavant ni depuis lors. Rien qu’un rêve ! Si cela arrivait à Cole, il y chercherait sûrement une explication surnaturelle ; mais je préfère l’analyse. La cause de l’ensemble est très claire – j’avais sorti quelques jours plus tôt le Frankenstein de Mme Shelley pour le relire. Pour les détails : Ambrose Bierce fournit l’atmosphère Guerre Civile, aucun doute ; et c’est facile de retrouver dans le Dr Chester et son frère – pour le visage au moins – mon ami d’enfance Chester et Harold Munroe ; ces frères j’en parle dans un de mes anciens Kleicomoloes (NdT : correspondance collective circulaire tenue vers 1915 et 1919 par Lovecraft, Rheinhart Kleinert, Maurice Moe et Ira A Cole). Je ne dors pas bien cette semaine, mais la nuit dernière j’ai récolté un fragment prometteur de rêve pour m’être réveillé en sursaut. J’étais seul dans un espace noir, quand d’un coup, juste devant moi, surgit d’un puits dissimulé un homme gigantesque, en robe blanche, avec une tête chauve et une barbe blanche très longue. Sur ses épaules il tenait le corps d’un homme plus jeune –- imberbe, cheveux grisonnants, habillé d’une robe semblable. Le son d’un vent en rafale ou du grondement d’un four accompagnait cette élévation spectaculaire -– une ascension qui semblait mue par une espèce de lévitation occulte. Quand je me réveillais, j’avais l’idée d’une histoire : et pourtant, bizarrement, l’idée n’avait rien à voir avec le rêve...

 

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J’étais en train de marcher ou plutôt de patauger dans un marécage sans aucun arbre, qui semblait interminable, sous un ciel de plomb. Mon compagnon était un vieil homme – un homme si vieux que j’en avais peur, même si je savais que je le connaissais, ou l’avais connu autrefois. Ses cheveux blancs lui tombaient sur les épaules, et sa barbe traînait presque par terre. En dépit de son âge il était plus fort que moi, et tenait un pas que j’avais du mal à suivre. Alors soudain j’aperçus une maison isolée sur l’horizon tout devant. C’était une très vieille maison -– une ferme typique de Nouvelle-Angleterre du type qui se construisait vers 1640 ou 1680, avec un toit pointu et excessivement compliqué, et des bardeaux sur toute sa surface. Elle semblait être en état épouvantable, au dernier degré de l’abandon. Comme nous approchions, le vieil homme me dit : –- Ça n’a pas changé. Je ne répondis pas. Alors il dit : –- Ça fait deux cents ans, que ça n’a pas changé. Je restai silencieux. Alors il dit : –- Tu étais idiot d’attendre et de renaître, je suis moins bête, je suis resté vivant tout ce temps. Et comme il me disait cela, je pensai que je me souvenais de lui. Il était maintenant habillé d’un vêtement si décoloré et indescriptible que je ne peux l’analyser – cela aurait pu être un genre de robe faites de vieux sacs en toile cousus ensemble – mais je me souvenais de lui quand il était jeune, portant de hautes bottes et un manteau rouge, avec une perruque noire grande taille et un tricorne. Dans ce vague souvenir, son visage était lisse, même si la forte poussée de sa barbe lui donnait un aspect bleuté. Alors je dis : –- Ça n’a pas changé. Nous approchâmes et entrâmes dans la maison, trouvant à l’intérieur une masse de plâtre écroulé et une ruine générale. Nous commençâmes de grimper un escalier pourri, et le vieil homme dit : -– On va tout retrouver comme avant. Et je répondis : –- Tout ça est pareil qu’il y a deux siècles, on va le retrouver en haut. Et nous continuions de grimper. La maison n’avait qu’un étage, mais le haut du vieil escalier n’en semblait pas plus proche. Monter, monter, monter -– jusqu’à ce que les murs autour de nous se transforment en brume et nuages tourbillonnants -– et encore nous montions, montions. –- On va trouver ça comme c’était autrefois, ça n’a pas changé. Et nous montions, et nous montions, et là s’arrête le rêve.

 

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J’étais dans un très vieux château au pied d’un escalier de pierre humide. Tout autour de moi des hommes en armes -– et tous ces rustres complètement endormis. Cela me mettait en rage, et je secouai plusieurs d’entre eux sans parvenir à les réveiller. Le château me semblait être le mien, et je commençai à grimper interminablement l’escalier -– parce que je portais une armure, et une lourde épée –- quand des sons venus de la plaine en contrebas attirèrent mon attention. Regardant à travers une étroite fenêtre j’aperçus nos hommes d’Angleterre, montés, et leurs casaques rouges portant le lion doré des Anglais sur leur armure, engagés dans un combat mortel avec un ennemi inconnu. Les ennemis étaient aussi à cheval et armoriés, et portaient des casaques jaunes décorées de dragons rouges. Le combat devenait démoniaque, furieux, et je ressentais un puissant désir de m’y joindre. Alors le chef des quatre hommes se sépara du groupe et provoqua le chef des ennemis en combat singulier. Le défi fut accepté et les deux armées se retirèrent, laissant un espace ouvert au milieu. Le chef des ennemis paraissait puissant dans sa lourde armure, et le combat fut sauvage. Finalement le chef ennemi fut désarmé par notre propre chef -– mais sous son casque il n’y avait pas de tête. À ce moment-là toute l’armée ennemie sembla se fondre hors de la vue, et je sentis un changement. Je n’étais plus à la fenêtre, mais sur un cheval en avant des rangs de nos hommes, une gigantesque épée dégainée à la main. À cet instant, je me souvins de la fenêtre de l’escalier, et me souvins d’un coup que le visage de notre chef était l’exact réplique de mon propre visage. Je regardai autour de moi, et vis sur ma gauche la forme d’un château vaste et interminable dont les tours atteignaient les nuages au-delà d’où on pouvait voir. Alors le rêve changea d’un seul coup, et même si je ne me réveillai pas, j’étais conscient de m’enfoncer dans l’eau hideusement stagnante d’une rivière dans un bateau à l’état d’épave, entre de terribles falaises de basalte. Il n’y avait aucun vent, et je me demandais comment je pouvais me déplacer quand tout était si calme. Les insectes avaient une étrange forme, et je tremblais tant leur nombre grandissait, et qu’ils commençaient de s’allumer tout autour de moi –- je m’étais endormi à ma table, la tête posée sur mon bras.

 

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J’étais dans un musée d’antiquités quelque part dans Providence, parlant avec le conservateur, un homme très âgé et très cultivé. J’essayais de lui vendre un bizarre bas-relief que j’avais juste modelé dans l’argile, moi-même. Le vieil homme se moqua de moi de riant, me demanda ce que je voulais en essayant de vendre un objet tout neuf de ma propre main à un musée de collections antiques. Je lui répondis par des mots dont je me souviens exactement, ce qui est tare pour moi. En général je ne me souviens pas des mots exacts de mes rêves, hors des phrases isolées. Je dis :

 – Pourquoi dites-vous que cette chose est neuve ? Les rêves des hommes sont plus vieux que l’Égypte rêveuse ou la contemplation du Sphinx, ou les jardins en terrasse de Babylone, et cette chose a été conçue dans mes rêves.

Alors le conservateur m’invita à lui montrer ma production, ce que je fis. C’était d’un vieux dessin égyptien, montrant apparemment les prêtres de Râ en procession. L’homme sembla frappé de stupeur, et lança d’un terrible sifflement : –- Qui êtes-vous ? Je lui dis que mon nom c’était H.P. Lovecraft –- ajoutant que j’étais le petit-fils de Whipple V. Phillips, dont je pensais qu’il serait probablement mieux connu par un homme d’âge si respectable. Il répondit : –- Non, non ! Avant cela ! Je lui dis que mes rêves ne comportaient pas de souvenirs antérieurs. Alors le conservateur m’en offrit un fort prix, que je refusai ; parce que je voyais à son visage que tout ce qu’il voulait c’était détruire la sculpture aussitôt qu’il en disposerait –- alors que moi je voulais qu’elle soit exposée dans le musée. Mon refus le perturba clairement, et il me demanda de dire mon propre prix. En guise de plaisanterie, je rétorquai : –- Onze millions de livres sterling ! (en précisant la monnaie !) et à ma surprise ça ne fit pas rire le vieil homme, mais il sembla encore plus soucieux. Il m’avait pris au sérieux. Alors il dit d’un ton perplexe, dérouté, effrayé : –- Je dois en conférer avec les directeurs de l’institution –- s’il vous plaît rappelez-moi dans une semaine. Je ne crois pas que le rêve ait fini là, mais je ne me rappelle de plus rien après. Ma mémoire de mes rêves est souvent liée à une sorte de sens de l’unité –- je ne peux me souvenir que des choses qui constituent une séquence directe, d’où le fait que mes récits s’arrêtent sitôt qu’on sort du sujet principal.

 


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1ère mise en ligne 23 septembre 2015 et dernière modification le 22 mars 2022
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