H.P. Lovecraft | Le tombeau

lecture intégrale, nouvelle traduction, plus une introduction


 ici l’ensemble des vidéos L’instant Lovecraft avec lectures intégrales ;

 vous pouvez aussi télécharger Le tombeau en version podcast ;

 j’ai mis en page ma traduction sous la forme d’une édition bilingue, comme je l’ai fait pour Lui ou Erich Zann, le peu de demande pour ces livres fait que pour l’instant je garde le PDF, on verra un peu plus tard — l’idée de privilégier les vidéo-lectures se tient aussi, mais, en cas, n’hésitez pas à un petit coup de pouce sur Tipeee (ces PDF sont offerts aux Tipeurs) ;

 mais, parfaitement dispo, la collection Lovecraft chez Tiers Livre Éditeur.

 

The tomb — Le tombeau | une introduction


Avec Dagon, voici peut-être le plus ancien des récits fantastiques en prose légués par Howard Phillips Lovecraft. Il en parle notamment dans une lettre à son ami Alfred Galpin d’avril 1920, alors qu’il est en pleine découverte des proses brèves de Dunsany. Comme Dagon, un texte dont la première version remonte à 1917, et, précise-t-il : après ce fossé (lapse) de neuf ans… Ce qui ferait durer de ses dix-huit à ses vingt-sept ans cet état de dépression nerveuse, entre la très grande activité intellectuelle de l’adolescence, du temps des chroniques d’astronomie, l’enfermement qui suit le refus de le laisser accéder à l’université, et le lent réveil. Il y a au moins, tout ce temps, l’écriture de poèmes : par exemple, bien probable que la chanson à boire insérée dans le récit de The Tomb en provienne, rien qu’un gaudeamus dit Lovecraft dans sa lettre.

Dans ce lent et progressif réveil, jusqu’au décès de sa mère et la rencontre avec Sonia, l’Association des journalistes amateurs tient le rôle principal. Il y publie des critiques de livres, de la vulgarisation scientifique, quelques excursions philosophiques, et met un premier pied dans les recommandations pour bien écrire. Son paysage à venir se dessine. Dunsany consacrera l’autorisation de rendre publiques ces proses fantastiques. C’est aussi le trajet hebdomadaire à Boston pour les réunions, les responsabilités qu’il prend dans l’association, le rôle d’éditeur de leur revue, et les rêves dans les deux heures du trajet retour, qui le ramène à Providence vers 1 heure du matin.

The Tomb sera publié la première fois en 1922 dans le magazine The Vagrant, bien avant la création de Weird Tales qui le reprendra en 1926. Texte donc assumé par Lovecraft, accepté par lui-même dans le corpus principal de l’œuvre, même si certaines anthologies le délaissent : à vingt-sept ans, on n’a plus le prétexte des œuvres dites de jeunesse.

À mesure des années, des récits, Lovecraft développera un fantastique urbain et dur, qui se dépouillera progressivement de tout accessoire, sinon ce que la science, la technologie (avion, voiture, téléphone, presse et radio) fourniront pour le rendre plus implacable. Dans ces premiers récits assumés, Lovecraft part souvent de rêves, c’est le cas pour Dagon comme pour Le témoignage de Randolph Carter. Dans ce bref récit, 4 000 mots, le motif du tombeau perdu dans la végétation sauvage, la proximité du manoir en ruines sont des motifs conventionnels, qu’on retrouve aussi bien dans la peinture que dans la littérature. La grande référence évidemment, la lettre à Galpin en atteste, c’est Edgar Poe : la narration pourrait être résumée en cinq lignes, mais chaque nuance de l’histoire, pour qu’elle aille droit, sera développée selon la représentation mentale qu’en a le narrateur. Le récit progresse autant par cette destruction en flash-back du mental de celui qui raconte (le premier récit où l’enfermement en hôpital psychiatrique, qu’on retrouvera très bientôt dans Au-delà du sommeil comme on le retrouvera dans la maturité avec La chose sur le seuil comme dans Innsmouth, devient le déclencheur et, encore plus important, preuve que tout cela est possible justement — et paradoxalement — parce qu’on affirme ne pas en être sûr, ne pouvoir en attester. Ce qui n’appartient pas à la réalité trouve sa preuve en ce que cela reste présent à même l’exacte surface des choses, et si vous décidez de ne pas y croire c’est votre problème.

Dans sa lettre à Galpin, Lovecraft donne un autre élément : il y a deux kilomètres à pied d’Angell Street au Swan Point Cemetery, où son grand-père, sa mère et son père, comme plus tard lui-même, sont enterrés. Il fera toute sa vie ce chemin pour se rendre sur leurs tombes. Cette année 1917, il précise que c’est au mois de juin, il y accompagne sa tante Lilian, celle avec qui il habitera au retour de New York, en 1926. Son regard s’arrête sur une tombe livrée à sa propre destruction, l’expression crumbling (crumbling tombstone) reviendra dans le texte, mais où sont lisibles le nom et la date — 1711 — ainsi que le crâne et les deux fémurs croisés qui en sont l’ornement.

Ce sera le point de départ – il y a toujours chez Lovecraft cet ancrage dans ces vecteurs d’intensité que porte le réel même. Ces motifs de végétation folle, on les retrouvera toujours aussi dans ses récits, et ils se rapportent pour lui à l’exploration des bords de la Seekonk, ou des ravins au nord de Providence, là où commence le Massachusetts, et aujourd’hui encore cette rupture entre la ville et la wilderness est perceptible.

À nous donc de suivre ce narrateur, dont on nous donne le nom. Tout bientôt va arriver Randolph Carter, qui deviendra nom récurrent pour les narrateurs de Lovecraft dans ce type d’histoire — voir L’innommable, dont le motif est bien proche (on le retrouvera aussi dans Le chien, The Hound). Dans Innsmouth, les brouillons donnent un nom au narrateur, qui disparaîtra dans la version rédigée. Ici, on retiendra plus ce patronyme Hyde pour la famille détruite, référence évidente à Stevenson, un autre des référents de Lovecraft.

Mais quel plaisir, avec l’apparition de ce point-virgule coupant en deux chaque phrase, et qui deviendra sa marque immuable, à inaugurer cette veine permanente de Lovecraft, une prose lyrique dans la continuité exacte de Poe et d’Hawthorne, où l’instance même du poème en prose est peut-être plus déterminante que la narration même.

Ce qui n’empêche rien du trouble qu’il y a à se coucher dans un cercueil vide, au fond d’un tombeau perdu, et de s’y tenir à pleine nuit, la chandelle soufflée. On virerait fou à bien moins.

Et puis, juste avant la fin, une cassure. Vous savez, ce qui a rendu Julio Cortazár si célèbre avec Axolotls : rien ne change du texte, ni la situation, ni le personnage, ni la voix, seulement voilà, ce n’est plus le même locuteur qui parle. Eh bien, cinquante années avant le grand fantastique Argentin, Lovecraft invente le procédé — et pas possible d’en dire plus, vous verrez bien.

Il y aurait bien d’autres fils à démêler, que l’œuvre ultérieure reprendra un par un. Le rôle transitionnel des livres et de la lecture. L’ambiguïté permanente du réel, ce qu’on se voit faire, ce que les autres vous voient faire. Le rapport du narrateur à son père, et la mère absente. Le statut des ruines, et de l’enfoncement sous terre.

Traduire ? La joie de raconter un récit, reprendre de l’intérieur de la langue-cible les nuances, le sfumato, cette sorte d’espace vide et résonnant autour de chaque proposition syntaxique, qui est ce par quoi le travail du lecteur se fait prendre par un fantastique lié à ses propres peurs, ses propres images. L’anglais, avec ses monosyllabes, est toujours plus bref : s’autoriser parfois les phrases nominales, ennoblies par Rimbaud. Le devoir du traducteur est d’être discret, se retirer de cette médiation d’entre le récit et le lecteur, on s’y résout volontiers. Néanmoins se sentir là musicien interprétant une partition, avec toute la liberté que cela représente : l’écart pour toucher plus juste, c’est notre prérogative. Le plaisir de la traduction c’est cette sorte de vertige, l’élastique qui se tend et se détend, le sentiment parfois d’un exact court-circuit là même où on filait sur une route toute voisine du texte — c’est la raison première d’une édition bilingue : un éclairage latéral.

Dans une édition bilingue — et le choix ici d’un paragraphe par page, chacun disposant chez Lovecraft de cette sorte d’unité irréductible —, on lit superposé et non pas juxtaposé. Le droit même de prendre distance, puisque vous disposez avec la traduction d’une route pour lire l’original comme en superposition. Ne protestez donc pas de ces discrets écarts : c’est délibéré, et toujours à condition que ce soit ressenti, de mon côté, comme le principe même de la fidélité à laquelle on se doit.

Chaque récit de Lovecraft, un puzzle qui ne peut fonctionner qu’en plaçant chaque pièce tour à tour à sa place précise : ce sont les phrases, chacune indépendante de celle qui précède, indépendante de celle qui suit. Pour chacune la possibilité rétrospective d’énoncer en quoi elle était nécessaire à la résolution finale : c’est cela aussi, le plaisir de traduire.

Donc, bonne lecture !

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 décembre 2019
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