93 | Montauk aller-retour

tags : USA, Montauk, Jimi Hendrix, 2013


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

93 | Montauk aller-retour


Se forcer à des demi-tours, comme tourner le dos à la continuité trop égale qui revient de lieu en lieu, rêver à un livre carte : on en effleurerait la suite discontinue de points actifs et s’afficherait la phrase-bloc concernant ce point, à vous seulement (vous c’est moi, on est le seul lecteur, auteur y compris, de la masse vivante et obscure qui gonfle devant vous), on pourrait remplacer chaque phrase sur la carte par le même texte lu à voix haute, ou une voix off avec le même lieu saisi dans son exact présent sur Google Street View, alors demi-tour comme en mer les types qui vont seuls à la voile empannent, changent la baume d’une amure l’autre, ce qui te vient c’est le mot Montauk et comme l’opacité de ses lettres prononcées en fait une boîte hermétiquement clause, on voulait échapper à l’orbe de New York, on voulait voir New York de plus loin et pour cela on avait pris Penn Station le train pour Montauk, terminus Montauk ou pas je ne sais plus mais ce qui n’était pas prévu c’est que le train s’arrête tous les dix kilomètres dans tant de lieux sans autre explication qu’un coin de route en forêt, on aurait dû comprendre dès lors ce qui nous attendait : débarqués à Montauk cette impression d’être soûls de vibrations, cahots (les trains en Amérique ne sont qu’un moyen de transport très complémentaire, hormis le Armtrak Boston Washington DC qui est une sorte d’arête centrale de la côte Est), on voulait respirer, marcher, retrouver la mer donc on a marché vers la mer et même si c’est six cents mètres ça te semble interminable, arrivés à ce carrefour en face (mais fermé, c’était tôt dans le printemps) le Memory Motel (ou alors il aurait fallu avoir le culot, venant à Montauk, de louer une voiture au premier loueur auprès, et réserver pour une nuit au Memory Motel, ce printemps-là à New York (le trottoir sous la fenêtre du Chelsea Hotel d’où s’était défenestrée Devon Wilson, le seuil intact du magasin de guitare où près de 165 fois Jimi Hendrix était ressorti avec une Stratocaster neuve ensuite revendue, donnée, oubliée, massacrée mais où aussi il avait recruté un de ses premiers acolytes du Jimi Hendrix Experience au Café Wha) j’étais donc plutôt sur les traces matérielles et les lieux de Jimi Hendrix mais Montauk, la maison d’Andy Warhol, les villas dans les dunes et la côte ici si sauvage et forte, presque avec une rudesse de Pacifique (sinon les carapaces de limules que tu te plaisais à ramasser et garder tout ton séjour, et si fragiles qu’invariablement elles arrivaient en miettes après la valise ou le sac du retour), là on y était sur la plage et les volets clos du Memory Motel restaient muets : les Rolling Stones en cette période enregistraient à New York, de nuit comme à leur habitude, un peu avant l’aube lequel de leur entourage leur avait proposé de s’engouffrer dans deux bagnoles et venir voir le lever du soleil à Montauk, il fallait bien moins de temps qu’en train, chez Warhol ou d’autres snobs de la scène à la mode au moins Jagger était déjà venu mais les autres probablement pas, ils étaient là dans l’aubre froide, les vagues grises, et derrière eux le Memory Motel et moi-même j’étais devant ces mêmes vagues et derrière moi le Memory Motel mais quoi faire d’autre, dis, quoi faire d’autre, en regardant mieux sur la carte ces villas il fallait des kilomètres et elles ne communiquaient à la petite route qui longeait les dunes que par une allée débouchant sur un portail discret et hérissé d’interphone, télécommande et caméra, les quelques maisons du centre, une épicerie, un garage, des boutiques pour les bateaux de ces messieurs-là n’avaient pas plus d’intérêt que toutes ces gares intermédiaires où le tortillard nous avait fait attendre, deux heures plus tôt on s’embarquait dans le train retour et comment ça se fait qu’une journée aussi ratée te laisse pourtant un souvenir aussi précis, à cause du Memory Motel non, je revois une petite boutique de coin de rue, je revois le sigle impasse dans une des rues qu’on avait prises, cette boutique est-ce qu’on s’y était assis ou bien plutôt on avait embarqué les deux sandwiches, le Coca et la bouteille d’eau, sur un banc au-dessus de la plage et ses vagues grises, en vue du Memory Motel ça s’est effacé –- et quand j’écoute la chanson bien sûr c’est Montauk qui revient, mais Montauk raté ne m’a jamais quitté.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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